Ce soir, il y a foule à la Marine. C'est un de ces bars qui ont longtemps végété dans l'anonymat, avant qu'un providentiel changement de direction ne vienne booster la fréquentation. Certains peuvent bien regretter le bon vieux temps, lorsqu'entre deux tournées, le vieux tenancier borgne passait un chiffon négligent sur le zinc. Les mêmes se souviennent avec délices et nostalgie de ses récits de voyage: Afrique du nord, Indochine... Le vieux avait toujours une bonne blague en réserve, et puis... quelle vigueur lorsque, lassé de ces amabilités de comptoir, il se mettait dans une de ces colères dont il avait le secret ! Le silence se faisait alors, on comprenait que l'heure n'était plus aux galéjades, mais à la grandeur de la France, mais aux souvenirs glorieux, mais à l'exaltation de l'Empire. Le vieux tonnait, entonnait, on se sentait comme chétif dans le flot bouillonnant de l'Histoire, puis, l'instant d'après, tellement fort par la seule grâce de la camaraderie. D'autres pourraient bien avoir aussi la nostalgie d'un rassurant entre-soi, de cette foule plutôt clairsemée qui se serrait sur les banquettes, certains soirs d'hiver où l'avenir, décidément, semblait hors de portée.
Il n'empêche. La fière banderolle annonçant en lettres géantes "changement de propriétaire" sonnait bel et bien le glas d'une tribu vieillissante qui n'entendait rien aux questions de synergies, de buzz et de parts de marché. En d'autres temps, une main malicieuse aurait tagué sur la banderolle: établissement sérieux-chambres à gaz à tous les étages. Mais l'heure n'est plus aux innocentes plaisanteries. Le vieux ronchon, dans son coin, agite mollement son chiffon, et se désespère en silence que les jeunes loups en tenue de ville fassent mine de snober les anciens. Nul ne l'ignore, il doit à sa fille d'avoir continué son oeuvre, ce bar de la Marine qui se voulait déjà le vaisseau amiral de la Patrie en danger, mais aussi de l'avoir relégué au rang de breloque historique. Lui n'a jamais su faire franchement exploser la marge bénéficiaire. Ce soir, silencieux, à demi-dissimulé derrière une plante en pot, il va tout de même assister à l'un de ces débats qui font la réputation de l'établissement.
A l'entrée, deux angelots au sourire retenu et distingué filtrent les entrées. Il faut montrer patte blanche. On n'entre que sur invitation. Tout se déroule normalement, jusqu'à ce que l'on informe la direction que deux individus "non-conformes" ont tenté de s'introduire dans les lieux. Dans le respect des consignes, ils ont été refoulés avec la plus exquise politesse. Renseignements pris, il s'agissait d'un soi-disant natif de Tournan en Brie, et d'un soi-disant ex-ambassadeur de France. On se gausse, on s'étonne surtout: la soirée est privée, mais il a bien été annoncé publiquement que le thème en serait: 2017, comment les inciter à partir ?! On a beau être habitués aux provocations des soi-disants, on n'en revient pas de tant de culot !
Allons, le débat peut heureusement avoir lieu. On verrouille les accès. Les angelots, l'air ravis, prennent place dans l'assistance, le vieux gagne en grommelant la place d'honneur qui lui est réservée, la lumière baisse, et le conférencier, sous les applaudissements, fait mine d'arranger ses notes en attendant que l'émotion atteigne un décent paroxysme. Dans l'assistance, on murmure son nom, on chuchote ses titres de gloire, ça sent la bière, l'eau de Cologne et la vraie foi. L'homme est petit, fluet, et a l'air de savoir. Comment il faudra s'y prendre en 2017, en toute humanité, par étapes, dans le respect des lois et de l'opinion internationale. Après un long préambule sur l'importance de ne pas s'aliéner cette dernière, le public a enfin compris qu'il ne serait pas permis d'user de butalités excessives. Certains font la moue, d'autres semblent déjà prêts à partir, mais le petit homme sait s'y prendre: rien ne vaut un petit clin d'oeil à l'Histoire pour raviver le feu qui couve sous les cendres du passé . Aussi, quand il assure qu'on appliquera à la lettre "un certain programme qui a bien plus fait ses preuves que nombre de violences contre-productives", il sait qu'on l'a entendu. On leur appliquera, précise-t-il alors, des réglements incontestables du point de vue de la légalité. En deux ans, affirme-t-il sereinement, il n'en restera plus un seul. L'assistance frémit d'excitation, et dès lors ponctue chacun des points du Réglement de rires enthousiastes et d'applaudissements. Désormais, les soi-disants savent donc à quoi s'en tenir:
Obligation de rester chez soi après 20h.
Interdiction:
D'écouter la radio, d'utliser le téléphone.
D'aller au spectacle, au musée, au cinéma.
De s'abonner aux journaux, ou d'en acheter.
D'utiliser tout moyen de communication.
D'utiliser tout moyen de transport.
D'acheter des denrées rares.
D'acheter des fleurs.
D'aller chez le coiffeur.
De posséder un ordinateur, des fourrures ou des couvertures en laine, un vélo, des chaises longues, des chiens, des chats ou des oiseaux.
De pénétrer dans une gare, un aéroport, de passer devant un ministère ou de pénétrer dans un jardin public.
De posséder des réserves alimentaires.
De fréquenter les bibliothèques et les restaurants.
Obligation de payer des impôts spéciaux, diminution de la retraite des 2/3.
Restriction des achats à une heure par jour.
Le vieux approuve de la tête. Ainsi, il y aurait tout de même du bon dans cette génération qui n'a pas tout oublié des leçons de l'Histoire ? Le vieux soupire. Quand tout le monde sera parti, il restera encore un peu pour garder la boutique, passer un dernier coup de chiffon sur les tables maculées, et peut-être bien verser une larme sur les victoires que d'autres s'attribueront en son nom.
NB: Chroniques du bar de la Marine est une fiction. Mais pas le Réglement qui est mentionné par Viktor Klemperer, dans son Journal.