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Billet de blog 17 décembre 2014

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Requiem pour les gens en boîte

Dans notre monde civilisé, on n'en finit plus de recenser et d'analyser les souffrances que l'on inflige aux pauvres hères qui ont certainement démérité de l'existence. Sans que, la plupart du temps, cela produise le moindre effet patent.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans notre monde civilisé, on n'en finit plus de recenser et d'analyser les souffrances que l'on inflige aux pauvres hères qui ont certainement démérité de l'existence. Sans que, la plupart du temps, cela produise le moindre effet patent. Oh! il ne s'agit peut-être pas d'un projet délibéré pour punir ceux qui ne sont pas nés au bon endroit, dans le bon milieu. Pas encore. Mais il est frappant de constater à quel point la "collectivité" se soucie des riches -jusqu'à les retenir par le fond de culotte lorsqu'ils menacent d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus grasse- et prend finalement si peu soin des "plus démunis". Comme si d'avoir créé cette expression était en soi un programme d'action... Il en va de même pour les "jeunes des cités", les "minorités visibles", les personnes "issues de l'immigration": dans notre société bavarde, notre société du commentaire, on décrit, on décrie, on se récrie, on se garde bien d'agir. Nombre d'intellectuels en vue font ainsi profession de repousser sans états d'âme la poussière sous le tapis en lambeaux dénommé "tissu social": sociologues, chercheurs apointés, misérologues, spécialistes du rapport choc jacassent à perdre haleine sur l'accroissement des inégalités, la panne prolongée de l'ascenseur social, le vivre ensemble si mal en point (encore une de ces expressions creuses que le discours social affectionne...). Pour faire sérieux et épater le badaud, les problèmes sociaux sont mis en graphiques, statistisés et soumis à la rigueur de l'analyse comparative. Et pour faire honnête, il se trouve toujours une bonne âme pour en expliciter les causes, les profondes et les conjoncturelles... comme si elles n'étaient pas assez évidentes (y compris pour ceux qui font l'objet de ces études incontestables)... Comme si on n'avait pas assez discouru, assez disséqué, assez dénoncé...

Ou comme si la surabondance du discours purement descriptif, entrelardé de "il faudrait que" incantatoires, pouvait encore faire illusion. Comme si le grand nombre n'avait pas encore saisi que la classe décideuse dans son ensemble s'était depuis longtemps bureaucratisée. C'est à dire qu'elle n'agit plus que pour son propre bénéfice et pour se perpétuer en tant que caste parasitaire. Sans aucun goût pour le bien public. Avec bien souvent un dédain professionnellement dissimulé pour la France qui ne gagne pas, ou pas grand chose.

Le carriérisme, le pantouflage, l'obsession du réseautage (on enseigne maintenant les techniques du réseau dans les écoles de commerce), l'indifférence à tout ce qui n'est pas soi ont fini par détruire les possibilités de renouvellement social que consentait auparavant, certes au compte-gouttes, la république bourgeoise. Ainsi a fini par se substituer à une société un tant soi peu mobile un édifice figé, claquemuré, cadenassé à triple tour aux étages supérieurs. Ne reste plus pour maintenir l'illusion du dynamisme qu'à imposer à la France d'en bas toujours plus de flexibilité, c'est à dire toujours plus de misère, économique, culturelle et psychologique.

La "pensée" politique sous-tendue par le fameux concept d'amortisseurs sociaux est finalement limpide, pour peu qu'on veuille bien la prendre pour ce qu'elle est: une théorisation aussi bien du choc permanent que rend inévitable l'immobilisme pesant des classes possédantes que de la peur de la rupture du faux consensus social, qui peut survenir à tout moment. Car, en politique comme en psychologie, il est malaisé de savoir quelle est la limite à ne pas dépasser dans l'abus de bien social. Tel est le casse-tête stratégique qui se pose aux possédants, tiraillés par des pulsions contradictoires (en apparence): la gloutonnerie érigée en vertu d'une part, la peur de tout perdre de l'autre. Paradoxalement, alors que cette dernière éventualité prend de la consistance avec la pérennisation de la "crise", il semble que l'on rechigne de plus en plus à "amortir" la souffrance sociale.

Tant pis pour les pauvres. Les malades. Les jeunes vieux sans travail. Les vieux jeunes sans avenir. Les millions de travailleurs pauvres. Les femmes épuisées de grossesses solitaires et de jobs miséreux. Le fric "travaille", vaille que vaille, l'argent appelle l'argent, comme le sang réclame le sang. Partout sortent de terre comme limaces après l'averse des centres commerciaux qui aspirent à recueillir les maigres gouttes de revenu disponible qui subsistent après les grandes saignées effectuées au nom de la compétitivité. Partout, aussi,  se sont dressés, ces soixante dernières années, les grands ensembles qui ont sonné le glas du "vivre ensemble". On y a mis des humains en boîte, sachant bien que la politique du moindre coût se paie toujours au prix fort. Que pouvait-il donc sortir de ces malédictions verticales, de ces tours que l'on dirait assemblées en usine, puis plantées là en bordure d'une rocade hurlante, d'une voie de chemin de fer grondante, d'une ZAC miteuse ?

De quoi a-t-on semé le germe en tenant ainsi en respect à la lisière des villes, sous vigilance armée, et jusque dans des terrains vagues à l'écart de tout, la frange de la population qui a le plus besoin de la sollicitude publique ? De l'indifférence au mépris le plus cynique, la palette est étroite des sentiments que nourrissent les classes supérieures à l'endroit des "plus démunis". Ces fameuses élites républicaines, si elles ont profité plus que d'autres des bienfaits du progrès scientifique et technologique, si elles ont aussi appris à tenir en public un discours consensuel, apparaissent de plus en plus clairement, au niveau de l'affect, comme des avatars de l'Ancien Régime. Même insensibilité pathologique au sort de qui n'est pas confrère en ladrerie, même certitude de mériter une place tout en haut dans l'ordre naturel de l'existence.

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