SALEM SID AHMED

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Billet de blog 18 novembre 2015

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Un ennemi très intérieur

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Antonio Labriola, promoteur au 19ème siècle, du matérialisme historique, disait: les idées ne tombent pas du ciel. Il aurait pu ajouter (mais cela coule de source) que les actes d'un individu, si détaché puisse-t-il se croire du monde réel, si autonome soit-il dans sa façon de pensée, expriment pour une bonne part ce qu'il croit être une réponse appropriée aux agressions qu'il subit dans son environnement immédiat. François Brune, dans un essai sur la normalisation publicitaire, analysant entre autres les frustrations induites par la promotion incessante de paradis impossibles, écrivait en 1985 déjà: l'impossibilité d'agir comme entraîne la nécessité d'agir contre. S'il convient à mon avis de nuancer le caractère impératif propre au mot "nécessité", il n'en reste pas moins que l'on pouvait -qu'il aurait fallu-  dès les années 80, dresser un barrage impitoyable contre le carnage social dont sont responsable les forces-voyous du libéralisme, fanatisées par la perspective des immenses profits que ne manqueraient pas de générer la réduction massive du périmètre et de la légitimité de l'Etat.  Un seul mot d'ordre:  tout fait fric ! pour les premiers responsables de toutes les formes de violence qui déchiquettent désormais nos sociétés comme frappées de stupeur par l'injonction névrotique de devoir aujourd'hui penser l'impensable. Ce mouvement puissant, cynique et semble-t-il inéxorable de sape de l'ordre social, acharné à détruire toute pensée ou personne opposée à la déshumanisation fulgurante de nos sociétés, suscite au final bien peu de contre-feux, à l'exception de mantras à visée antalgique comme "les valeurs de la République" ou "le vivre ensemble". C'est pourtant bien contre cet ennemi des plus intérieurs que devrait s'appliquer en premier lieu l'impératif de tolérance zéro...

Car c'est un champ de ruines moral que contemplent désormais avec une stupeur et un effroi bien peu crédibles les élites discréditées qui se sont succédées ces trente dernières années au commandes du vaisseau de l'Etat qui prend eau de toute part, s'étant lui-même sabordé non sans avoir tiré quelques salves pour l'honneur sur la finance-qui-n'a-pas-de-visage, et non sans avoir fait risiblement semblant de bricoler l'ascenseur social en panne dans les cales sèches de la société. Elles n'ont cessé, ces élites, d'organiser la disparition de l'Etat du champ de bataille économique, livrant à la voracité de l'ogre libéral les populations par troupeaux entiers, se souciant plus de gaver la bête insatiable que de protéger les citoyens, comme le leur intiment pourtant aussi bien la constitution que la Déclaration des Droits de l'Homme ! Dans ce paysage dévasté par la guerre féodale que mènent ceux qui ont tout contre ceux qui n'ont rien ou presque, l'insécurité économique érigée en art de vivre, en thérapie bienfaisante par l'austérité, est peut-être, tragiquement, le moindre des maux. Le pire est sans doute à chercher dans la dévastation que produit dans les esprits les moins armés, les moins préparés à prendre du recul, l'injonction de réussite sociale personnelle obligatoire (quel non-sens que  cette idée...) alors qu'au quotidien ils font l'expérience sans cesse renouvelée de son impossibilité.

Dès lors que la publicité, en même temps que les fictions télévisuelles ou cinématographiques, sont devenues les principaux canaux de formation des esprits; dès lors qu'elles véhiculent, instillent le poison de la violence et de la consommation pseudo-libératrice, comment s'étonner de l'explosion de conduites suicidaires qui mènent tant de jeunes issus de nos sociétés à s'accomplir dans l'extermination de leurs semblables ? Se reconnaissent-ils même des semblables, d'ailleurs, eux que l'individualisme forcené ambiant a condamnés à la plus extrême des solitudes: le face à face avec le néant ?

Il est évidemment bien plus facile de faire ronfler des Rafale sur des tarmacs lointains que d'agir pour que ces propagandes, somme toute frustes et grossières, n'aient plus d'emprise sur des esprits rendus poreux à tous les excès par l'exposition prolongée à des "modèles" hautement toxiques.  Il est évidemment plus commode de désigner comme premier péril mondial "l'islam radical", trouvaille linguistique qui est le fait de quelques centaines de milliers de personnes alors qu'il y a 1,6 milliards de musulmans dans le monde. Il est facile de tirer des larmes au citoyen crédule, de susciter des pulsions simplistes chez les guerriers de bistrot au nom de la République en danger, alors que jamais la nation ne s'est trouvée aussi émiettée, pulvérisée en myriades de catégories artificielles et si pratiques pour régner sans gouverner: jeunes, séniors, femmes, chômeurs, précaires, fonctionnaires, retraités, Français de souche, Français issus de l'immigration... Il est même trop facile, presque honteux, de profiter de ces instants tragiques pour tenter d'imposer en douceur l'idée d'un gouvernement d'union nationale, ce qui revient à dire ques les différences fondamentales entre droite et gauche sont en fait accessoires, et pire encore, que leurs analyses divergentes des causes doivent être remisées pour les besoins de l'action. Ce qui signifie au fond qu'il n'est nul besoin de penser avant d'agir... 

  Le citoyen un tant soit peu averti, sommé aujourd'hui de conspuer les nouveaux barbares, sait pourtant très bien à qui et à quoi nous devons ce... merdier (ou cette divine surprise, selon qui parle):

en 2003, les USA, état en perdition avec 60 000 milliards de $ de dettes (dette publique: 18 000 milliards, dette privée: 42 000 milliards, source FED) se lancent dans l'aventure irakienne avec les arguments et les raisons que l'on connaît. Téléguidée par de puissants intérêts privés, il n'aura pas fallu deux ans avant que sur le terrain les sociétés militaires privées (contractors) supplantent en effectifs les militaires. De "bavures" en crimes de guerre, volant donc de succès en succès, les privés (qui coûtent environ 5 fois plus cher au contribuable américain qu'un sous-officier "régulier) s'implantent massivement en Afghanistan, rayonnent en Somalie, au Yémen, se partageant bon an, mal an, un pactole d'un milliard de bons $... Une issue heureuse à ces guerres qui s'éternisent représenterait un tel manque à gagner pour les contractors que l'on voit mal pourquoi ils seraient tentées d'y contribuer !

Allons plus loin: d'après Joseph Stiglitz et Linda Bilmes, la guerre contre le terrorisme (essentiellement Irak et Afghanistan) aurait coûté, depuis le 11 septembre,  3000 milliards de $. Coûter voulant dire: extrait des poches des contribuables pour s'évanouir dans celles des multinationales américaines de l'armement: Lockheed, Northrop Grumann, Raytheon, Boeing... Les vraies motivations de l'invasion américaine (en plus de l'amateurisme stupéfiant qui a présidé à l'administration de l'Irak par ces derniers) n'ayant pas tardé à se manifester dans tout leur cynisme, le pays étant livré au chaos et au meurtre, la voie était toute tracée pour DAESH qu'allaient rejoindre de nombreux cadres militaires irakiens. Mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Le président Sarkozy voulait aussi sa guerre, et sous prétexte d'action humanitaire, la France, les USA et la Grande Bretagne mirent à bas le régime Libyen. Aujourd'hui, DAESH y est solidement implantée, menaçant la Tunisie, l'Egypte et le Sahel proches, et nous semblons nous en soucier comme d'une guigne.

Irak, Afghanistan, Libye: mission accomplished, fait-on semblant de se réjouir dans les états-majors.  Mais sous prétexte de restituer honnêtement le pouvoir à des autorités locales notablement impuissantes et corrompues, et après avoir formé hâtivement des armées nationales de bric et de broc sensées maintenir un ordre qui n'a en fait jamais été rétabli, nous rembarquons mi-honteux, mi-fâchés contre ces peuples  qui décidément ne veulent rien entendre.

Nous sommes prévenus: cela va durer longtemps. Il y aura du sang et des larmes. Tu parles, Charles: comme si la politique des intérêts égoistes et autres arrangements entre puissances exsangues pouvait accoucher de la paix !

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