Au fur et à mesure que ce conflit va se développer, il va devenir de moins en moins commode de porter le moindre regard critique sur l'explication qui en est donnée, à longueur de colonnes dans les journaux, et d'émissions spéciales dans les média audiovisuels. Les raisons en sont diverses. En premier lieu, l'émotion et l'affliction naturelles qui suivent chaque exécution sont malheureusement manipulées par l'utilisation exclusive et lancinante d'un registre lexical qui interdit toute distance. "Barbarie" est en effet le terme obligatoire qui ouvre et clôt chaque "débat", clé de sol incontournable que nul ne songe - n'ose ? - un seul instant à mettre en cause. Pourtant, l'utilisation ad nauseum de ce vocable n'est pas justifiée par l'étendue exceptionnelle des crimes dont il est question: les guerres conventionnelles menées par les armées "officielles et légales" font autrement plus de victimes, civiles et militaires, l'horreur y est tout aussi présente, sauf à méconnaître totalement les effets ordinaires d'une action de guerre. Il arrive aussi que des mesures guère moins ravageuses prolongent les guerres et en aggravent les dommages: l'embargo contre l'Irak qui a duré douze ans a fait suffisamment l'objet de récits documentés pour que nous en gardions la mémoire, et la honte, si tant est que nous le voulions bien...
Ce serait donc le mode d'exécution (l'égorgement) qui justifie l'emploi de cette phraséologie, au moins autant que le fait que ces assassinats soient mis en scène, filmés et largement diffusés. Le "mode opératoire" renvoie à "des méthodes d'un autre temps", à la "sauvagerie traditionnelle des peuples primitifs", et ce contenu implicite est censé suffire à nous faire oublier que la modernité des procédés n'efface pas l'horreur d'un conflit armé. Quant à la diffusion des exécutions fimées... Osons la question: est-ce bien pire que ces images dont on nous abreuve en continu (assorties de commentaires quasi-scientifiques) de bombardiers opérant des frappes chirurgicales, ou de navires larguant des salves de missiles... dont on ne nous montre jamais les effets, excepté, de temps à autre, un monticule de gravats ?
Nous sommes tout aussi sauvages quant il s'agit de défendre nos intérêts, et non pas nos valeurs civilisationnelles, car le concept même de civilisation s'accommode mal tout compte fait de la constitution de stocks terrifiants d'armes, toujours plus sophistiquées, capables de pulvériser la planète si tel est le bon vouloir, un jour, des Etats civilisés. Admettons que la sauvagerie, la cupidité, l'égoisme sont tout aussi présents dans nos pratiques, et nous aurons peut-être une chance de ne pas nous égarer dans des analyses aussi peu pertinentes que dangereuses. Convoquer à longueur d'antenne des imams sommés de réciter en boucle le bréviaire de l'humanisme médiatique nous ramène à l'âge de pierre de la réflexion. Mettre tout le poids de faux experts usés jusqu'à la corde dans la balance des événements pour nous faire accroire que les mouvements islamistes radicaux ne sont rien d'autres que des bandes mafieuses rivalisant d'ingéniosité marketing nous condamne à l'aveuglement et à la guerre sans fin.
Il y a, malgré tout, dans le fil de ces débats vides de toute perspective intelligente, une chose de vraie: c'est notre modernité occidentale que combattent les mouvements islamistes violents. Avec, semble-t-il, toujours autant de succès dans leur recrutement. Y aurait-il, de ce fait, quelque chose de repoussant dans cette modernité ? Plutôt que d'abuser d'imprécations et de caractérisations simplistes (fanatiques, barbares, terroristes..), peut-être devrions-nous mettre sans a-priori cette question à l'ordre du jour.
Puissent ces pauvres bougres égorgés comme des moutons reposer en paix. Puissent leurs proches continuer à vivre avec le poids terrible de ces malheurs. Puissions-nous, de ce côté de la ligne de front, cesser de nous voir plus moraux que nous sommes.