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Apprendre à lire, à décrypter et à contextualiser les contenus digitaux, devient un enjeu vital afin de préserver l’esprit critique, face à des technologies capables d’influencer subtilement les perceptions collectives. L’histoire récente montre que les batailles ne se mènent plus seulement sur les terrains militaires ou diplomatiques, mais dans les algorithmes qui hiérarchisent l’information.
C’est dans ce contexte qu’émerge l’affaire Market Brew, une plateforme d’IA américaine (créée en 2006) utilisée pour simuler et manipuler le fonctionnement des moteurs de recherche, afin de promouvoir la propagande pro- « israélienne ». Ce cas illustre avec force la mutation de la guerre cognitive, où mots, liens et résultats de recherche deviennent des armes invisibles. Face à cette réalité, l’éducation aux médias et à l’information (EMI) (*) doit désormais intégrer une dimension nouvelle, celle de la littératie algorithmique, plus précisément, la compréhension critique des outils d’IA qui façonnent la vision collective du monde.
L’IA, nouveau champ de bataille de l’influence
Les frontières entre moteur de recherche, machine de propagande et outil diplomatique se dissolvent peu à peu. C’est le constat dressé par Responsible Statecraft dans une enquête publiée le 29 septembre dernier. Ce média en ligne américain, connu pour sa critique du complexe militaro-industriel US, révélait une affaire opaque.

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Selon ses informations, la plateforme d’intelligence artificielle Market Brew AI a été utilisée dans une campagne d’influence « israélienne ». L’objectif était de façonner la perception du génocide à Gaza au sein de la population américaine et renforcer la présence du discours pro-sioniste sur les réseaux sociaux.

Les documents cités décrivent un écosystème d’influence sophistiqué. Des outils conçus pour le référencement et la simulation de moteurs de recherche y sont réorientés vers des usages psychologiques et géopolitiques.
Responsible Statecraft parle d’une architecture d’influence intégrée, impliquant des sociétés de communication proches du gouvernement « israélien » et de ses relais occidentaux. L’enquête publiée met en lumière une mutation profonde, celle d’un monde où l’IA devient un vecteur d’influence politique globale, parfois invisible, mais très souvent efficace.
Les marionnettes de la propagande
Recrutés par Bridges Partners LLC et Clock Tower X LLC, deux sociétés américaines agissant comme relais du ministère « israélien » des Affaires étrangères, plusieurs influenceurs US diffusent désormais la voix de Tel-Aviv sur les réseaux sociaux. Derrière l’apparente spontanéité de leurs vidéos, soigneusement calibrées pour TikTok, Instagram et YouTube, se cache une mécanique d’influence bien huilée : chaque créateur est tenu de publier entre 25 et 30 contenus par mois, dans le cadre de programmes tels que le Project Esther, coordonné par Bridges Partners LLC, et le Project 545, piloté par Clock Tower X LLC.
La première, Bridges Partners LLC, fondée par deux consultants « israéliens » (Uri Steinberg et Yair Levi) orchestre la narration et définit les axes de communication pro-sionistes. La seconde, Clock Tower X LLC, dirigée par Brad Parscale, ancien directeur de campagne de Donald Trump, supervise la partie technologique et l’amplification algorithmique des messages. Ensemble, ces deux structures transforment la communication politique en une opération de séduction numérique visant la génération Z, là où se joue désormais la bataille des perceptions. Ce choix n’a rien d’anodin. Cette génération, née avec Internet et façonnée par les algorithmes, représente à la fois l’avenir du débat public et un grand défi pour la diplomatie sioniste.
La génération qui ne regarde plus le même film
Majoritairement connectée, globalisée et consciente des asymétries de pouvoir, la génération Z américaine se montre de plus en plus réfractaire aux récits officiels et sensible aux causes de justice et de solidarité, notamment envers la Palestine. Les enquêtes d’opinion récentes aux États-Unis montrent une érosion spectaculaire du soutien à Israël chez les jeunes. Ainsi, selon un sondage Harvard/Harris mené en août 2025, 60 % des personnes âgées de 18 à 24 ans expriment un soutien à la cause palestinienne plutôt qu’à Israël dans le conflit en cours.

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Cette défiance se confirme par d’autres tendances. Parmi les classes d’âge supérieures, le soutien à Israël reste très majoritaire. Par exemple, 89 % des 65 ans et plus, soutiennent Israël dans ce même sondage. Par ailleurs, l’opinion globale des américains semble aussi basculer. Une majorité déclare actuellement avoir une opinion défavorable de la politique « israélienne », et de plus en plus d'entre eux perçoivent les actions de Tel-Aviv comme excessives ou injustes.
C’est précisément cette défiance qui a poussé "Israël" à créer de nouveaux récits. Les programmes Project Esther et Project 545 sont les deux bras armés d’une même stratégie. Derrière les vidéos "feel good", les tutos, les sketchs ou les micro-vlogs de voyage, se joue une reconquête narrative. Il ne s’agit plus de convaincre, mais de séduire. Plus d’informer, mais d’influencer. "Israël" cherche à se réécrire aux yeux d’une génération qui n’écoute plus les discours sur la sécurité, mais les langages de l’émotion, de l’authenticité et de la justice perçue.
Comment fabriquer un récit “naturel” à l’ère de l’IA
Le mode d’emploi de cette stratégie sioniste est redoutablement simple. Les influenceurs (recrutés par Bridges Partners LLC) publient du contenu calibré sur TikTok, Instagram et YouTube. Le moteur d’analyse Market Brew passe ensuite derrière, mesure l’impact, affine les mots-clés et ajuste les visuels. Le tout pour mieux s’infiltrer dans les algorithmes des moteurs de recherche. Les pages ainsi optimisées deviennent plus visibles, plus “naturelles”. Et quand ChatGPT ou d’autres IA conversationnelles génèrent leurs réponses, elles s’appuient (sans le savoir !) sur ces contenus taillés sur mesure. Ce processus transforme les récits conçus en amont, en versions recyclées, supposément neutres grâce à l’IA.
Le contrat de Bridges Partners prévoit un budget global de 900 000 dollars, étalé sur plusieurs mois. C’est la phase pilote, celle où l’on teste les récits, les émotions et les formats. Une « pré-production » narrative, en somme. Au passage, Il faut savoir que chaque influenceur peut toucher jusqu’à 7 000 dollars par post.
Mais la véritable production hollywoodienne survient après. Clock Tower X LLC, pilotée par Brad Parscale (l’ancien stratège numérique de Donald Trump) a décroché un contrat de 6 millions de dollars. Un montant démesuré ? Non, une logique. Project Esther écrit le scénario, Project 545 achète la salle de cinéma.
Les 900 000 dollars financent l’écriture et le casting. Les 6 millions servent à saturer les écrans par une publicité ciblée, un sponsoring algorithmique, une diffusion massive, et une influence comportementale.
190 millions de dollars pour façonner le réel
Les 900 000 dollars du contrat attribué à Bridges Partners LLC ne sont que la partie visible d’un édifice beaucoup plus vaste. Derrière cette somme expérimentale se déploie une véritable industrie de l’influence, financée à coups de millions. La société Clock Tower X LLC a obtenu 6 millions de dollars pour amplifier les récits sur les réseaux sociaux et calibrer les contenus à destination de la génération Z.
Cependant, ces deux structures ne représentent qu’une pièce du puzzle. Le schéma budgétaire complet révèle une architecture financière parfaitement orchestrée, orchestrée par le ministère « israélien » des Affaires étrangères et coordonnée via le groupe Havas Media Network, qui centralise près de 11 millions de dollars de contrats répartis (en plus de Bridges Partners LLC et Clock Tower X LLC) trois autres entités. La première est SKDK LLC, spécialisée dans la communication de crise et les relations publiques et qui a perçu 600 000 dollars. La seconde est Show Faith by Works LLC, focalisée sur les communautés chrétiennes et les contenus religieux pro-sionistes, et qui a obtenu plus de 4 millions de dollars (exactement 4 093 961 $). À cela s’ajoute une enveloppe colossale de 45 millions de dollars confiée à Google, destinée à influencer le référencement, le ciblage publicitaire et la hiérarchisation des contenus pro-« israéliens » sur YouTube et dans les résultats de recherche. En définitif, près de 56 millions de dollars ont déjà été dépensés sur un budget total de 190 millions pour ce que l’on pourrait qualifier de « guerre de la perception ».
La fabrique mondiale du consentement
Les bombes tombent, les algorithmes suivent. À chaque frappe militaire, une contre-offensive narrative. Les 190 millions de dollars investis dans la communication pro-« israélienne » ne servent pas à remplacer la guerre, plutôt ils la rendent acceptable. Ils transforment les ruines en « légitime défense », les civils en « dommages collatéraux » et les mots en munitions.
La bataille ne se joue plus seulement sur le terrain, mais également dans les esprits. Chaque vidéo, chaque post, et chaque réponse d’IA devient une zone d’influence et derrière le vacarme des bombes, une guerre plus silencieuse s’impose, c'est celle du récit.
Ce qui a été révélé aux États-Unis n’est qu’une fissure dans le mur. Derrière, plus discrète et plus diffuse, la même propagande opère, . L’affaire Market Brew n’a peut-être fait qu’effleurer la surface d’une guerre d’influence mondiale, dont d’autres nations (plus silencieuses !) sont déjà les champs de batailles invisibles.
Salim KOUDIL
(*) L’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) est un module souvent négligé, pourtant essentiel pour apprendre à décoder les médias, les algorithmes et les stratégies d’influence qui façonnent notre perception du monde.