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Billet de blog 24 novembre 2024

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Lire, écrire, compter sur nous

Je suis professeure des écoles depuis 24 ans et directrice d'une école rurale à 4 classes dans un territoire en difficulté. J'enseigne dans une classe de CE1/CE2. Face aux préjugés tenaces, j'ai décidé de documenter mon travail, dans et hors la classe. Bienvenue dans ma classe !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Change de métier ! C'est ce que me disent mes amis, souvent, quand je ne peux pas m'empêcher de leur raconter encore et encore mes histoires d'enfants en perdition ou de parents pénibles. Changer pour quoi d'autre ? Je ne sais faire que ça et je pense que je ne le fais pas trop mal. Je ne me verrais pas faire autre chose qui soit autant gratifiant, créatif, humain, drôle, utile.

Surtout, ils me manqueraient. Quand ils s'écrient dans la classe "j'adore la grammaire, maitresse". Quand leur regard s'illumine d'avoir, tout à coup, compris comment on lit les nombres, juste avec des plaques, des barres et des cubes. "Trop fastoche, maitresse !" Quand on sent la fierté d'avoir bien lu, de se rendre compte qu'on y arrive enfin, qu'on est parti de si loin pourtant. Quand ils arrivent le matin, déjà survoltés. Qu'ils sortent leurs affaires, s'installent et se jettent dans le travail. Il est 9h et on va passer la journée ensemble. Il vaut mieux être en forme. Certains sont en difficulté, en grande difficulté.

D'autres, ou les mêmes, ne tiendront pas 5 minutes assis. Mais ils sont enthousiastes pour tout. Parfois, ils écrivent en phonétique, à coeur perdu et il faut un certain talent de traduction pour comprendre. Corriger sans briser leur fierté d'avoir tant écrit. Ils disent "maitresse "des dizaines de fois, me font répéter la consigne, oublient de lever le doigt, quelque fois tombent de leur chaise. Ils m'assurent que leur cahier a disparu, que vraiment ils ont cherché partout et on le retrouve dans le casier. Parfois, j'ai envie d'en étrangler un, subitement.

Puis c'est la récréation et avec mes collègues, on se raconte toutes les aventures palpitantes vécues en  maths ou en dictée. Ils viennent nous voir toutes les 30 secondes. Machin il a fait ça, et Truc il m'a poussé. Quand on leur demande ce qui s'est passé, ils commencent toujours par "en fait" et on lit dans leurs yeux comme dans un livre ouvert. On se retient de rire devant leurs explications alambiquées. Puis on recommence jusqu'à midi, des maths, de la dictée , de la lecture.

Lire, écrire, compter : on ne fait que ça, mais ça ne semble jamais suffisant. La matinée est longue, ils commencent à rechigner. "Non, mais maitresse, on va pas copier tout ça ?" Si . Ne rien lâcher, garder le cap, tenir le cadre. Encourager, féliciter, dire honnêtement tous les progrès qui restent à faire. C'est dur, mais on y arrivera ensemble, c'est sûr.

Pendant le déjeuner, avec les collègues, on parle d'eux, forcément, parce qu'ils s'accrochent dans notre tête comme les poux à leurs cheveux. On parle de celui qui a crié dans le couloir pendant un quart d'heure parce qu'il ne voulait pas entrer en classe, de celle qui confond tous les sons en CP, de ceux qui devraient apprendre la division avec des décimaux, mais qui ont encore du mal avec la soustraction des entiers. On essaie de trouver des solutions. On se raccroche à nos petites victoires. Ces élèves en situation de handicap qui en sortiront un jour. Cet élève qui sait si bien lire, maintenant. Cette enfant qui m'a annoncée radieuse qu'elle était inscrite à l'école de musique : tous les signalements rédigés, les services sociaux harcelés, ça n'aura finalement pas servi à rien. On rit, on se moque d'eux aussi. Parce que parfois, il vaut mieux en rire qu'en pleurer.

L'après-midi passe vite, ou pas. Les jours de pluie, la récréation écourtée ou dedans peut être fatale. Du sport, de la musique, des arts visuels, mais encore aussi du calcul mental, de la lecture, de l'écriture. Souvent, ils sont excités et il faut ruser pour les tenir. Et vient l'heure des parents. 

Refermer la porte de l'école, se retourner et souffler : on a survécu ! Aller aux toilettes (on avait oublier de le faire toute la journée), ranger la classe, recevoir des parents, préparer la journée du lendemain, corriger les cahiers tout en papotant avec les collègues. 

Pourquoi changer de métier quand on ne s'ennuie pas une seconde ?

Mes collègues aussi, elles me manqueraient. Si j'aime encore mon métier, c'est aussi parce qu'on est une équipe. Parce qu'on s'est un peu choisies, parce qu'on y croit toutes encore et qu'on a toujours plein de projets. Autour de nous, il y a beaucoup de collègues désabusés. C'est dur de garder la petite flamme allumée. La mienne aussi a vacillé plus d'une fois. Il a suffi d'un coup dur pour flancher, et d'une petite victoire pour repartir.

Un coup dur, c'est par exemple les 3 jours de carence qui nous sont promis. Aucun de mes amis ingénieurs n'a 3 jours de salaire en moins quand il est malade. J'ai dû leur expliquer que moi, j'en ai déjà un. On vient travailler avec de la fièvre pour ne pas les laisser tomber en plein apprentissage de tel truc hyper important ou pour ne pas mettre à mal les collègues qui devront  gérer la classe le temps qu'un éventuel remplaçant arrive. Mais nos chers élèves s'en fichent de notre système immunitaire et des efforts qu'on fait pour eux : ils aiment postillonner, se frotter à nous et sont capables de vomir au milieu de la classe et de partager leurs miasmes sans vergogne.

On est moins absents que les autres, finalement, mais peu importe, il faut bien nous imposer cet effort-là, pour nous "responsabiliser". En tant que directrice, je perdrai aussi une partie de mon indemnité de direction, au prorata des jours d'absences. 7 € par ci, par là... Mépris ou mesquinerie ?

Lire, écrire, compter : heureusement que l'on ne compte pas trop, dans notre profession les petites économies de bout de chandelles. Heureusement que malgré tout, nos élèves peuvent compter sur nous.

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