Par Eléonore Sulser
L’auteur de l’épopée de Mèmed le Mince, chantre courageux, poétique et humaniste, disparaît à l’âge de 91 ans
Yachar Kemal, disparu le 28 février à l’âge de 91 ans, racontait, en 1981, dans un entretien au Monde , cette anecdote étonnante. Se trouvant dans un village de Thrace, on l’invite à entendre un conteur. Il y va et l’homme dit les aventures de Mèmed le Mince. Or Mèmed le Mince n’est autre que le héros emblématique de l’écrivain turc qui, en 1955, le rendit célèbre. «Je ne me suis pas présenté», dit-il alors. Le bonheur de voir son héros imaginaire, son frêle et mythique Robin des Bois, devenir une figure légendaire de la tradition orale et paysanne, a dû lui suffire.
L’anecdote est belle parce qu’elle dit un retour aux origines. Yachar Kemal, figure majeure de la littérature turque, est né en 1923 en Anatolie dans une simple famille paysanne, originaire de la région du lac de Van. A la maison, on parle kurde, mais au village, le turc domine et c’est dans cette langue qu’il écrira.
A défaut d’être barde
Très jeune il perd son père – assassiné, ce qui lui fournira plus tard la trame d’un de ses nombreux romans. Enfant il est passionné, racontait-il, par les légendes orales portées par les poètes itinérants. Il entend de sa mère des histoires de bandits, de révolte contre l’injustice, il se nourrit au sein de sa famille des folklores kurde et turkmène. Il est fasciné par les bardes et veut devenir l’un d’entre eux. Sa mère ne le laisse pas faire et l’envoie au collège. Il n’y reste qu’un an. Sa légende personnelle veut que tout en se mettant à écrire, il ait fait tous les métiers, de berger à cueilleur de coton, comme ses futurs personnages, barde bien sûr et même bandit.
Comme beaucoup de paysans – selon un mouvement d’exode rural qu’il écrira plus tard – Yachar Kemal s’en va à la ville. Il devient journaliste. La lecture de Stendhal – dont il salue le souffle épique – et de Faulkner nourrira le désir d’écriture de cet autodidacte. Plusieurs trilogies, Au-delà de la montagne, Les Seigneurs de l’Aktchasaz, Salman le solitaire, nombre de romans forment une œuvre foisonnante, nourrie par un désir de justice et de liberté.
Proche du Parti ouvrier de Turquie interdit au début des années 1970, Yachar Kemal restera un homme engagé. Ses écrits, articles et romans, marqués au-delà du folklore par ses engagements politiques; ses prises de position en faveur des Kurdes, lui vaudront des séjours en prison, des exils temporaires. Ce baladin combattant au verbe haut a été traduit et salué dans le monde entier.