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Billet de blog 4 août 2014

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1. LA JOURNEE DES FEMMES DE MENAGES

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Par Abdenour Dzanouni

Rue du palmier, à la Casbah d'Alger:"Comme d’habitude, nous passions par le même trajet et nos amies qui attendaient sur le seuil des maisons, rejoignaient notre cortège au passage. Nous allions ainsi en groupe, car si les gens te voient seule dans la nuit, ils peuvent s’imaginer des choses. Dieu nous préserve !"

Je croisais chaque matin « khalti » Zineb, courbée dans les escaliers d’El Moudjahid, passant la serpillère à la main, sous l’œil méchant de Mohamed Nouar, le « chef des femmes de ménage ». Quand j’essayais d’enjamber les escaliers encore humides pour ne pas y laisser l’empreinte de mes pas, elle me disait de sa voix extraordinairement douce : « Passe mon fils, passe, je repasserai la serpillère après toi.»

Un jour, alors qu’elle se redressait pour reprendre son souffle, je lui demandais des nouvelles de son neveu, Mohamed Zinet. Ses yeux alors brillèrent, sa voix s’érailla et elle soupira émue, la main sur le coeur : « Ah, Mohamed, Mohamed ! ». Elle le voyait toujours comme le bébé qu’elle cajolait sur ses genoux. Elle me confiait qu’enfant, il imitait la démarche de charlot et qu’il était drôle à mourir! Je lui disait combien il était notre fierté.

En haut de l’escalier, Nouar vociférait après Zineb : « Arrête de discuter et travaille ! » Je le fusillais du regard et, alors qu’elle se baissait à nouveau pour nettoyer les escaliers jonchés de mégots, je le rabrouai. « Laisse-la travailler et vas toi-même t’occuper au lieu de faire le gendarme… » Il aboya : « Toi, tu es journaliste, qu’est-ce que tu as à parler aux femmes de ménages ? »  Je renonçais à le disputer. J’avais eu déjà tort de lui répondre.  

Tous les jours, je parlais à khalti Zineb, même si cela choquait Nouar, ainsi qu’aux autres femmes de ménage, aux chauffeurs, aux typographes, aux rotativistes, aux employés de l’administration et même aux journalistes... J’étais venu plus tôt ce jour là pour avancer l’écriture du feuilleton « Ali la pointe au cœur de la Bataille d’Alger » qui se faisait, au jour le jour, au pas de course, depuis trois mois. Les témoins attendaient patiemment assis, à la place dédiée aux chauffeurs, à l’entrée face à la cabine de l’appariteur. Je croisais Khalti Zineb dans l’escalier et elle se redressa pour répondre à mon salut. « Sbah el khir, Abdenour mon fils.  Cela va mieux que pire. Toi qui a étudié tu dois savoir ce que la France nous a fait. Elle ne savait ni lire, ni écrire mais elle a dû entendre des bruits sur le feuilleton. Elle n’y fit aucune allusion quand elle prit mon bras pour me confier sur le ton du secret : « Je n’oublierai jamais ce jour où nous sommes allées nettoyer chez les français. Il faisait encore nuit et sombre à la Casbah. Comme d’habitude, nous passions par le même trajet et nos amies qui attendaient sur le seuil des maisons, rejoignaient notre cortège au passage. Nous allions ainsi en groupe, car si les gens te voient seule dans la nuit, ils peuvent s’imaginer des choses. Dieu nous préserve !  Nous allions le pas pressé et, sorties de la Casbah, nous avons traversé la rue Bab Azzoun, le square et remontions vers la rue d’Isly. Là, nous entrions dans les quartiers européens. Au fur et à mesure que nous avancions, les femmes quittaient le groupe et rejoignaient leur lieu de travail, Dahbia, Aouicha, Bahya, Fatouma, Z’hor…  Arrivées à la gare de l’Agha, il ne restait plus que Zouina et moi. Nous travaillions au Champ de manœuvres, dans un même immeuble mais à des étages différents. Nous pressions le pas pour ne pas être en retard et éviter les remontrances. Entrées dans l’immeuble, Zouina s’arrêta au premier, je poursuivis au second et nous avons toqué à la porte. Silence… Je frappai encore un peu plus fort, toujours pas de réponse. Zouina m’interpella : « Que se passe-t-il ? Personne ne répond ! »  «  Ici, non plus, ils doivent peut être dormir ? » Je toquai à nouveau. Aussitôt une voix basse souffle derrière la porte : « Pars, il n’y a pas de travail aujourd’hui ! Macache khedma ! » Surprise, je redescendis et dis à Zouina « Viens, partons, nous n’avons rien à faire ici. » Je l’entraînai dans la rue où le jour se levait.«

«Et là, ce que j’ai vu ne peux pas s’imaginer. Mes genoux tremblent quand j’y pense. Des deux côtés de la rue, des femmes étaient là allongées par terre, couvertes de leur voile, baignant dans une mare de sang. Nous étions pétrifiées. Les tueurs de l'OAS étaient tout près. Où aller ? Zouina tremblait de tout son corps et moi, mes jambes se dérobaient sous moi. Nous nous soutenions l’une et l’autre, l’une à l’autre, pour retourner à la maison…   Sur le chemin, je reconnaissais Bahya couverte par son voile, plus loin Aouicha le visage contre terre qui se vidait de son âme… Mes jambes ne pouvaient me porter, je tombais sur les genoux. Zouina m’aida à me relever et après quelques pas, elle tomba à son tour et je lui demandais de s’accrocher à moi pour se  redresser. On s’encourageait, « Viens, nous sommes arrivées ». Quand nous sommes arrivées à la Grande poste déserte à cette heure, nous étions mortes de peur. La Casbah nous paraissait au bout du monde.  Le long de la rue d’Isly, les voiles blancs jonchaient les trottoirs. Là était Dahbia allongée sur le dos, les cheveux et la poitrine ensanglantés, plus loin Fatouma et Zhor, le visage contre terre, se tenaient par la main, leur voile trempait  dans leur sang. Nous essayions de courir, la mort nous courrait après, nous trébuchions à chaque pas. Comment avons-nous fait pour arriver à la porte de la Casbah ? Ah, mon fils Abdenour, si tu savais ? Mais toi qui a étudié, tu dois savoir ce que la France nous a fait.»

AD

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