salomis (avatar)

salomis

Abonné·e de Mediapart

117 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 septembre 2014

salomis (avatar)

salomis

Abonné·e de Mediapart

L''ETERNEL AMOUREUX

salomis (avatar)

salomis

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Par Abdenour Dzanouni

« JE MEURS DE SOIF PRES DE LA FONTAINE »

                                                       François Villon

Après quarante ans d’exil, Saïd vient s’attabler dans ce bar au bord de l’eau et se distraire du bruit du ressac des vagues. Hormis nous deux, la terrasse est déserte. Convivial, Mohamed l’hôte des lieux surgit avec une assiette de sardines grillées et une bouteille d’un nectar rare et recherché : une « Cuvée du président 1972». Chaleureux, il nous invita à nous asseoir à la même table. Saïd le débarrassa de la bouteille et la déboucha lui-même. Il le fit avec une délicatesse que ses gros poings, aux doigts boudinés, ne laissaient pas soupçonner. Un moment, il prit le bouchon de liège, entre le pouce et l’index, et l’ausculta sous tous les angles.

 _ Un bouchon, ce n’est rien ! Et pourtant, c'est une histoire ! dit-il, l'air mystérieux.

 Soudain son regard plongea loin, au fond de la mer infinie. Une vague de tristesse déferla dans ses yeux délavés. Il se reprit :

 _ Vois, souple, ferme, lisse et propre… Il n’a pas déteint sur le vin. La marque du fabriquant est imprimée à l’encre. Avant, on marquait plutôt au feu le bouchon pour garantir des contrefaçons.

Je m’étonnais :

 _ Bonté divine, un autre aurait chanté la couleur, l’arôme et le goût de ce vin précieux et toi tu fais l’éloge du bouchon !

 _ Chacun son terroir. Moi, je ne suis pas né dans la vigne mais dans le liège. Mon père avait une petite fabrique de bouchons et avant lui mon grand père. Enfant, je les accompagnais à la forêt pour récolter l’écorce de liège. Ils se mettaient côte à côte, au pied de l’arbre, et avec une hache, ils traçaient chacun de son côté une découpe verticale. La hache en triangle est spéciale. Sa lame fine sert aussi de levier pour séparer l’écorce de l’arbre. L’écorçage achevé à l’aide du manche, le pan d’écorce détaché, je m’en emparais pour le déposer sur les autres planches entassées puis en faisait des fagots. J’ai appris le métier en les regardant faire. Lors de la découpe, le geste doit être précis, mesuré et ne pas blesser l’arbre. Si la hache l’entaille,  la sève s’arrête de l’irriguer et le chêne meurt. La sève est à l’arbre ce que le sang est à l’homme.

 Il avait commencé à parler presqu’à mi-voix puis l’émotion le prit à l’évocation de son enfance, passée dans la forêt de chênes liège. La passion le faisait vibrer et, le rose aux joues, Il accompagnait du geste la parole.

 _ Pendant que mon père et mon grand-père écorçaient les arbres, je chargeais les ânes en veillant à répartir également les charges sur leurs flancs. De loin, tu aurais dis qu’ils portaient une maison sur le dos. En fin de journée, le cortège des ânes s’ébranlait et nous prenions le chemin du retour. Et je pensais déjà à revenir le lendemain. J’aimais beaucoup cette vie libre à courir la forêt.

 _ Tu n’allais pas à l’école ? lui dis-je.

 _ La forêt était mon école et mon père et mon grand père, mes maîtres ! dit-il en levant le menton fier. Les métiers du liège exigent des connaissances et un savoir-faire précis. L’écorçage se fait tous les neuf ans, pas moins.

Un chêne vit un siècle et demi et n’est exploitable qu’après vingt-cinq ans. Mon grand père en m’emmenant planter de nouveaux chênes, me désignait chaque arbre et me disait qui de son père ou de son grand père l’avait planté. Il veillait ces arbres comme ses enfants et pour lui, aucun ne ressemblait à un autre. Il se rappelait et me racontait les saisons où ils ont soufferts. En me disant les soins dont il fallait les entourer, il me les confiait. Pour le commun, rien ne ressemble à un bouchon plus qu’un bouchon… Et pourtant !

 _ Et pourtant quoi ? Tu ne vas pas donner des prénoms à des bouchons !

 _ Tu n’as pas besoin car si tu appelles le bouchon, il ne te répondra pas. Le bouchon ne parle pas à n’importe qui. Le liège dont il est fait est vivant ! Tu entends ? L’écorce gémit quand tu l’arraches du tronc et, comme l’arbre, elle continue à vivre. Après la récolte, les plaques en fagots sont entassées dans le hangar ouvert pour être éventées et asséchées. Pour qu’elles ne bougent plus, il faut compter au moins six mois pendant lesquels le liège travaille. Si alors, tu tends l’oreille, tu l’entendras s’étirer, se gonfler, gémir et grincer sous le souffle de la brise marine et la fraîcheur de la nuit. Mieux encore, si tu sais écouter avec ton cœur, il te racontera sa peine d’avoir été arraché au chêne et enlevé à la forêt. Tu seras alors touché par la grâce. Mais c’est rare ! Et si cela t’arrive, surtout n’en parle pas. Tu deviendrais sourd.

 Saïd prit son verre, le porta à ses lèvres et ferma les yeux. Il semblait transporté loin, très loin de cette table, de cette terrasse de bar, de ce bord de mer, de cette nuit troublée par le sac et le ressac incessant des vagues. Quelle pensée l’avait agitée quand en posant son verre, sa main trembla ?

Il reprit son propos d’une voix basse et douce.

 _ Comme le raisin pour se vinifier, le liège a besoin de temps pour être élevé Et le temps fait sans effort ce qu’aucune force n’obtient par la  brutalité. Après six mois de ce traitement à l’air, le liège prend une dimension stable et presque définitive. Alors, j’aide mon père à dresser sur le feu les cuves d’eau. À l’ébullition, nous y mettons les planches de liège à macérer pendant une bonne heure afin qu’elles s’assouplissent. Elles sont sorties et à nouveau entassées à l’abri pour sécher pendant deux semaines. Elles deviennent alors plus malléables et prêtes à être façonnées. Avec père, nous découpons à la scie chaque plaque en bande aussi large que la taille voulue du bouchon. Ceux-ci sont ensuite taillés, avec une lame en forme de tube, dans l’épaisseur de la bande. Regarde mes doigts !

 Saïd montrait alternativement la paume et le dos de ses grosses mains burinées, muettes et éloquentes, et qui disaient leur pénible histoire.

 _ Le métier rentre par là ! dit-il en caressant du pouce le bout de ses gros doigts savants. Du lever du jour à son coucher, assis face à mon père, je découpais des bouchons. Et pour me distraire, je rêvais au prochain match de mon club de football. J’étais l’avant-centre et le capitaine de l’équipe junior. Mon père n’aimait pas ça. « Qu’as-tu à courir après un ballon et revenir boueux,  suant et puant à distance ? »  Je baissais la tête et redoublais d’efforts pour gagner son estime et avoir la permission d’aller jouer mon match. Il devait approuver chaque rencontre et donner son autorisation pour chaque entrainement. Quand à la fin d’une journée harassante, je me levais pour étirer mes membres endoloris, lui levais le sourcil sévère, me scrutais jusqu’à la moelle des os, puis hochait tristement la tête: « C’est ta pauvre mère qui va se ruiner la santé à laver ton linge. Tu nettoieras toi-même tes chaussures… Bah ! Vas puisque tu n’en fais qu’à ta tête ! Vas je ne veux plus te voir!» Je sortais vite avant qu’il ne change d’avis. Pour rien au monde je n’aurai raté un match cette saison. Nous étions qualifiés pour la phase finale de la coupe de football juniors alors que notre équipe fanion était en dernière division.

 Lors d’un déplacement de mon équipe à la capitale, je découvrais avec curiosité les vitrines de grands magasins. Je m’arrêtais devant la devanture des Etablissements Barnabé où quantité de machines outils de toutes sortes étaient exposées. Elles excitaient ma curiosité de montagnard fraîchement débarqué à la ville. Le vendeur debout sur le pas de la porte m’invita à entrer pour visiter de plus près les machines. Il me les présenta, la première était une scie mécanique qui débitait en bandes une planche de cinquante centimètres en dix secondes, là où je mettais une dizaine de minutes pour une planche de liège. Plus loin, je fis une découverte: une machine à fabriquer des bouchons. En moins de temps qu’il ne faut pour s’en rendre compte, elle façonnait dix bouchons taillés dans l’épaisseur. Et cela sans effort humain ! Fasciné, je revins au village avec des prospectus et la promesse du vendeur de me les garder précieusement. J’expliquais avec enthousiasme à mon père tout l’intérêt à investir dans ces machines. La production serait multipliée par cent, la qualité serait parfaite, il pourra se reposer … Il se leva le matin, s’habilla pour aller au souk, prit son bâton et me dit de lui montrer le chemin de la capitale. Il n’y avait jamais mis les pieds.

 Sur mon conseil, il fit fortune et devint, soudain, l’homme le plus riche du village et des environs. Et tous ceux qui jusque là ne lui accordaient pas même un regard, se mirent à l’appeler « Si el Hadj par-ci, Si el Hadj par-là» bien qu’il ne fut pas encore aller en pèlerinage. Tu sais comme sont les gens devant l’argent. Alors, je continuais à travailler à ses côtés mais avec plus de liberté pour aller aux entraînements et disputer les matchs. Reconnaissant, il avait lâché la bride. Parfois une lueur de fierté traversait furtivement son regard. Mais il était surtout fier de sa fortune soudaine dont je faisais partie à ses yeux. Je crois !

 Au retour d’un entraînement et taraudé par la soif, je fis un détour par la fontaine du village. Il y avait là une jeune fille et sa petite sœur venues emplir leurs cruche d’eau. Pendant ce temps, je patientais et quand je me penchais pour me désaltérer, elle m’offrit à boire, en souriant. Je pris la cruche à deux mains et je bus sans quitter son sourire des yeux. Alors, il s’est passé en moi une chose extraordinaire : En même temps que le plaisir d’étancher ma soif inondait tout mon corps, je buvais goulûment des yeux son sourire. C’était tellement bon que j’ai vidé la cruche. Je l’emplie et la lui remis toujours sans la quitter des yeux. Elle l’a prise, rougit, baissa les yeux et pressa sa petite sœur de marcher devant elle. Je restais là comme ivre sans savoir où j’étais ni depuis combien de temps.

Saïd vida son verre et claqua la langue.

 _  Depuis, j’allais roder, tous les jours, autour de la fontaine...  Les animaux sont comme ça. Ils vont tous à la source pour s’abreuver, et les fauves y vont aussi pour dresser une embuscade à leur proie. La fontaine du village est pour les hommes ce qu’est la source pour les bêtes sauvages. J’imaginais que j’étais le lion et elle la gazelle. J’imaginais seulement. Et quand la bouche sèche, je la voyais arriver au loin, c’était comme si une grande rasade d’eau fraîche dévalait au fond de ma gorge.  

Un jour, je me décidais à aller droit à la fontaine où, penchée, elle remplissait sa cruche. Je surgissait pour l’aider à la porter. Je profitais de cette proximité pour lui dire dans un souffle : « Serais-tu d’accord que mon père vienne voir le tien pour te demander en mariage ?» Elle rougit violemment et voulu se dérober. Je ne lâchais pas l’anse de la cruche et lui reposais ma question. « Ne tarde pas ! » dit-elle. « Attends-moi. » lui dis-je. Elle murmura en soulevant la cruche et l’ôtant de ma main: « Inchaa Allah. » Ce mot me transporta de bonheur et je revins à la fabrique, en flottant au dessus du sol.

 Sans tarder, je me rendis chez Ali le propriétaire des bains du village et le meilleur ami de mon père. C’était aussi le père de Omar, mon ami le gardien de but de l’équipe de football. En secret, je me confiais à lui, lui demandais d’en parler à mon père et de le convaincre de demander pour moi la main de la fille. Il s’engagea de bon cœur à le voir le jour même. Quand je le revis, il avait la mine grave. « Je suis fâché contre ton père. Il a pour toi d’autres projets. » J’étais désemparé. «  Lui as-tu fait comprendre que je ne veux qu’elle ? » « Ton père a la grosse tête. Il veut te prendre femme dans une famille riche des environs. Il dit qu’il ne veut pas que ses biens aillent nourrir une famille misérable… » Ce dernier mot me transperça le cœur comme un poignard. Je tournais les talons et quittais les lieux sans le remercier d’avoir essayer de m’aider. Un nœud dans la gorge m’en empêchait.

 Chaque jour, j’allais à la fabrique travailler, faire bouillir les plaques de liège, les découper en bande, façonner les bouchons et en remplir les sacs. Mais tout était devenu machinal. J’avais perdu le goût. Je ne supportais plus l’odeur du liège. Je restais silencieux le jour durant. Et si je devinais sans le voir, le sourcil sévère du père qui se dressait comme une corne au coin du front, je l’ignorais sans plus. Le moment venu, je prenais mon sac de sport et m’éclipsais en silence. Les jours passèrent ainsi, égayés, ici et là, par les victoires de l’équipe en coupe. Chaque progression dans la compétition gonflait la foule de nos supporters. Chaque retour de match donnait lieu à une animation particulière du village. À chaque pas, j’avais droit aux encouragements et aux félicitations pour mes buts. Jusqu’au jour de gloire où les jeunes nous accompagnèrent en foule à la capitale. Nous allions disputer la finale de la coupe.

 Nous étions des inconnus. Les gens de la capitale découvraient le nom de notre village et s’en moquaient. Nos adversaires nous regardaient de haut. Aucun d’entre-nous n’avait imaginé jouer dans le plus grand stade du pays, devant soixante-dix mille spectateurs.  Notre chance était que nous étions habitués depuis gamins à jouer ensemble. Nous pouvions nous passer le ballon les yeux fermés. Et je ne sais pourquoi, ce jour là tout me réussissait. Je marquais trois buts. Au coup de sifflet final, les joueurs adverses ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. Nous avons grimpé à la tribune officielle où Je reçu la coupe des mains du président. Nous fîmes le tour d’honneur du stade applaudis par le public debout. C’était Incroyable !

Je remplis nos verres et Saïd leva le sien pour trinquer, tout à sa joie. Il s’était soudain téléporté à son village, quarante années auparavant.

 _  La folie!  Debout, à l’arrière de la camionnette, en tête du cortège, nous étions en route pour le village. Nous brandissions la coupe en criant, en chantant, en dansant, en riant. Au village, ils avaient entendu la nouvelle à la radio et des habitants étaient sortis guetter notre arrivée. Précédés de la  cacophonie des cris et des coups de klaxons joyeux, nous étions entendus avant d’être vus. À l’entrée du village, la foule  était sortie à notre rencontre. Elle nous accueillit par des you-you et des bravos. Puis, mes coéquipiers m’ont acclamé en criant mon nom et bientôt il fut scandé par les villageois amassés des deux côtés de la rue. Je nageais dans le bonheur. Au centre du village, où se  croisent les routes, le son de la cornemuse, des tbels et des tambours nous parvint.

 Un moment, je crus que cette musique était pour nous mais la camionnette, où trônait l’orchestre, précédait une voiture fleurie et enrubannée. C’était le cortège joyeux d’un mariage. Notre chauffeur céda le passage à la mariée. Il y eut un moment d’hésitation, et je vis à l’arrière de la belle voiture, la mariée voilée. Un burnous blanc immaculé lui couvrait le visage. Elle releva la tête et , le geste furtif, repoussa le capuchon du burnous et son voile. Elle était magnifique avec ses boucles et ses yeux soulignés. je ne la reconnus pas tout de suite sous ce maquillage. Mais quand elle me sourit, ma gorge s’assécha. J’ai eu soudain terriblement soif. Elle rabaissa son voile et je regardais le cortège s’éloigner sous mes yeux incrédules. Le cri de la cornemuse, les you-you des femmes, les coups de klaxons me transperçaient le cœur. Mes jambes se dérobaient sous moi. Je m’accrochais à la rambarde de la camionnette. J’étais anéanti.

 Je me retins à l’épaule de Omar, mon ami le gardien de but, et lui soufflai de nous en aller. Nous passâmes chez l’épicier faire provision d’olives, de piments confis, de fromage et de plusieurs bouteilles de vin. Puis, nous nous rendîmes à la forêt et nous assîmes sous le plus vieux chêne, celui-là même que mon arrière grand père Saïd, dont, pour le vénérer, on m’avait donné le prénom, avait planté trois jours avant de mourir. C’était le plus beau et lorsque la brise soufflait et agitait ses vieilles branches, on l’entendait doucement gémir. Omar étalait les victuailles pendant que je débouchais la première bouteille. Omar avait le vin gai et bavard. Il planait, porté par les ailes de la victoire. Radieux, il m’exposa son projet d’aller jouer la saison prochaine dans un club de la capitale. Il avait de la famille qui pourrait l’accueillir les premiers temps. Puis, il s’imposera en titulaire et alors… Je ne l’écoutais plus.

 Je ressentais un grand vide en moi et autour de moi. Je m’en voulais de gâcher la joie de Omar mais je ne pouvais faire semblant. Nous avions vidé la troisième bouteille et, fait étrange, je n’étais pas ivre. La boule dans ma poitrine m’oppressait et semblait instiller des effluves vénéneuses dans mon esprit. La colère, lame glacée d’un couteau, me torturait. En une minute, tout avait basculé à ce croisement des routes. Je  volais dans le ciel et soudain, je n’étais plus rien, rien que le néant.

 Omar me secoua le bras et m’arracha un moment à mes pensées. « Nous irons tous les deux à la capitale et nous trouverons place dans un grand club. Tu verras, nous serons riches et célèbres et puis tu verras ma cousine, une beauté à te faire oublier où tu habites ! Tu verras… » Je haussais la tête et lui disais que c’était de ma faute ! Car si je n'avais pas conseillé à mon père d’acheter cette machine, nous serions restés pauvres et je me serais marié avec elle. Je replongeais aussitôt dans mon désespoir.

 Au milieu de la nuit, Je décidai d’aller à la fontaine me rafraîchir. Omar m’accompagna. À l’entrée du village endormi, la pleine lune éclairait comme en plein jour. Soudain, mon cerveau prit feu. Ma tête explosa. J’ai crié à gorge déployée: « Applaudissez, gens du village ! C’est moi Saïd le buteur qui ai gagné la coupe ! Lancer vos you-you les femmes, vous ne rêver pas ! Aller lui dire que c’est pour elle que j’ai ramené la coupe au village ! Ah, c’est sa nuit de noces ! Bien, c’est mon cadeau de mariage !  Et toi père tu peux te vanter et danser et dire « c’est mon fils ! »  Mais moi, avec qui je vais dormir cette nuit ? Avec toi père? Alors, mets du khol à tes yeux et du rose à tes lèvres, ôte tes habits, j’arrive… Et, chauffe la couche, chauffe ! Cette nuit je me marie avec toi !

Longtemps, j’ai crié à tue-tête et j’étais certain que personne au village ne dormait plus mais aucun ne sorti pour me faire taire. Omar m’entraîna vers la fontaine où il me poussa, tout habillé, dans le bassin d’eau fraîche. Quand épuisé, je cessais de hurler, il m’aida à sortir et à revenir au pied de l’arbre où nous étions. « Tu verras, me disait-il en m’offrant son bras pour m’appuyer, nous irons à la capitale. Nous nous soutiendrons et nous réussirons, toi le buteur et moi, le gardien. À deux, nous ferons des exploits qui vont épater le monde, crois-moi. Attention, à ne pas trébucher, un pas devant l’autre. »

 Au matin, je lui dis d’aller chez mon père récupérer mes affaires dans un sac de sport et la boite où étaient mes économies. Il revint portant ses affaires aussi. De là, nous avons rejoint la gare pour prendre le train où il me raconta qu’à la fabrique, il trouva son père Ali qui criait contre  le mien. « Tu l’as bien cherché ! lui a-t-il dit. Tu avais un fils en or qui ne t’a jamais causé d’ennuis. Aimé dans tout le village. Il te respectait plus que tout. Il ne te demandait pas l’impossible, Il voulait fonder un foyer avec cette jeune fille, simple et tranquille. À sa demande, je suis venu te voir et t’en parler, mais tu as pris cela de haut. « C’est une famille de misérables ! disais-tu. J’ai d’autres projets pour lui. ». Et maintenant, qui est le misérable ? Où sont tes projets ? Résultat : tu as perdu ton fils et la face ! Tant pis pour toi ! Tu as ce que tu mérites !» Ali était furieux. Lui seul pouvait se permettre de dire tout haut la vérité à mon père. Et mon père l’écoutait tête baissée, effondré.

 Nous débarquâmes à la capitale qui ne me fascinait plus autant. Omar entrepris la tournée des clubs mais moi, je n’aimais plus le football. Ses cousines étaient ravissantes mais je n’aimais pas ses cousines. Je regardais la mer pour noyer mon chagrin et j’imaginais l’autre côté de l’horizon pour tenter d’oublier. Un matin, j’ai pris un aller simple en bateau pour l’exil. Mais je n’ai pas pu l’oublier. Je la revoyais toujours quand j’avais soif et son sourire flottait devant mes yeux quand je me désaltérais.

 Une brise fraîche et chargée de brume se leva et balaya la plage.

 Quarante années plus tard, me voilà revenu, ! J’ai retrouvé mon ami Omar et sa jolie cousine, entourés d’une nuée d’enfants. Il m’a rapporté en aparté que le « mari » avait rejoint son seigneur et que n’ayant pas eu d’enfant « elle » vivait seule au village. Elle a dû changer. Qui sait si elle se souvient de moi ? Me reconnaîtra-t-elle ? Il commence à faire frais, dit-il, en relevant le col de sa veste. J’ai soif.  

 AD

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.