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Billet de blog 8 mars 2014

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HALIM MOKDAD, GRAND REPORTER DEVANT L’ETERNEL

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Par Abdenour DZANOUNI

Journaliste, je me rappelle d’un reportage de Halim Mokdad sur une ferme autogérée dans la Mitidja, comme il m’en fit, un jour, le récit. Il se présente un jour, un carnet et un stylo à la main. Les paysans écarquillent les yeux comme des jantes de tracteur. Pour eux, et malgré ses dénégations, il est l’envoyé providentiel, le représentant du Gouvernement, l’archange descendu du ciel pour leur restituer leur dû et les arracher à la misère noire. L’office agricole avait fait disparaître, sous les yeux ahuris des paysans, leur récolte de milliers de tonnes de fruits et de légumes. Puis, par la magie de la comptabilité, où la soustraction est la règle, il leur demande de payer pour le tour pendable qu’il vient de leurs jouer. Les mains calleuses et brunes se tendent vers lui, secouent la sienne, blanche et douce de journaliste et la lâchent enfin terreuse et endolorie. Il ajuste son carnet et prend son stylo pour noter leurs doléances. Les paysans livrent chaque saison toute leur récolte à l’office de commerce. En retour, ils sont payés en semences ou en engrais juste de quoi produire une nouvelle récolte. La population, dénuée et affamée, survit depuis quelques années dans une détresse infinie. Les paysans lui parlent comme si le monde entier écoutait leur histoire. L’un d’eux, le visage craquelé comme la terre asséchée après la pluie, pose sa main terreuse sur l’épaule de Halim. Il l’écarte du groupe, le pousse doucement sur le chemin et lui parle doucement.

– Tu as appris pour Belkacem ! Le Gouvernement t’envoie pour ça ? Alors, écoute-moi ! La veille de la fête de l’Aïd, Belkacem a pris son couffin et son carnet de crédit et s’est rendu au village où Il espèrait faire quelques achats pour la fête. Les commerçants ne voulaient plus, depuis longtemps, faire crédit. Ils désespèraient d’être payés un jour. Rongé de honte un peu plus à chaque refus, Belkacem a fait le tour des commerces. Ni l’épicier, ni le boulanger, ni le boucher, ni le marchand d’habits ne voulaient ajouter une ligne à son carnet. Quand je l’ai croisé sur le chemin du retour, le dos ployé, la tête enfoncée dans les épaules et à la main un panier de raphia léger que soulevait le vent, je l’ai appelé. Il ne m’entendit pas. Son esprit était ailleurs, accablé de soucis. Je l’ai regardé s’éloigner humilié et vaincu. Il prit le chemin de la ferme. Il emprunta le raccourci pour traverser la voie ferrée à découvert. Les trépidations du train étaient perceptibles de loin. Belkacem s’arrêta au bord de la voix ferrée. Il attendit le passage de la locomotive. Le train approchait dans un bruit d’essieux épouvantable. La sirène hurlait à glacer d’effroi. À l’ultime seconde, Belkacem enjamba le rail trépidant. Son panier s’est envolé. Il retomba à mes pieds. Je le ramassais. Au fond, il y avait un carnet de crédit au ressort usé.

Halim et son guide empruntent un chemin de traverse :

– Viens ! Viens voir sa femme et ses enfants.

Ils arrivent dans une cour en terre battue. Trois enfants, en haillons et morveux, jouent, fesses et pieds nus, dans la boue. Un chien teigneux et efflanqué aboie violemment à la vue des deux hommes. À leur arrivée , il bat en retraite. Un coq au plumage noir anthracite et à la crête vermillon picore dans la boue. À l’entrée de la maison en torchis, une femme jeune et belle s’appuie contre le chambranle d’une vieille porte de bois. Le guide altruiste s’entremet.

  – C’est la famille du défunt ! vois la femme, pose-lui tes questions ! Demande-lui de quoi ils vivent ou alors, aide-les ! Donne-lui de quoi acheter une savonnette. En échange, tu peux faire ce que tu veux avec elle ! Tu lui rendrais un grand service, à elle et à ses enfants, à la grâce de Dieu !

  La femme n’a pas bougé. Légèrement déhanchée, les bras croisés, le regard terne et vide, on dirait sans vie. L'irruption d’un personnage de la ville dans la cour la laisse indifférente. Le coq, noir et luisant, griffe énergiquement, la terre boueuse et picore, glouton, les vermisseaux grassouillets. Les enfants, jouent pieds nus et insensibles au froid. Le chien dévoré de tics, grignote ses puces incrustées dans son cuir. Le coq, fier et vorace, secoue sa mèche de chair flamboyante. La jeune veuve est offerte, inerte et absente, devant la porte entrouverte. Pour Halim, la question ne fait qu’un tour dans sa tête :

 – Combien vends-tu le coq ?

     Surprise, elle se redresse, le scrute, le toise, s’étonne :

– Je ne sais pas ! Donne ce que tu veux, il est à toi.

Il prend dans la poche intérieure de son veston une liasse d’argent, tous ses frais de mission. Il la plisse et la glisse discrètement dans la main de la femme. Leur poignée de main conclut la transaction à l’aveugle. Il y a là le prix de plusieurs coqs. Une lueur étrange naît au fond du regard de la femme incrédule. Elle sonde le fond de son âme. Sa main tremble. Pour la première fois, elle vend autre chose que son corps. Elle traite d’égal à égal avec un homme. Elle se redresse, soudain fière.

Le coq, tenu d’une main ferme par les pattes, tête en bas, les ailes déployées, et le calepin de notes dans l’autre, Halim rebrousse chemin. Le guide reste circonspect sur cette manière d’enquêter sur le suicide de Belkacem. Le chauffeur du journal s’impatiente, fait tournoyer son trousseau de clés de voiture à son index et à la vue de Halim, s’esclaffe :

– Alors ? On t’a corrompu avec un coq ! Tu vas écrire que « Tout va bien » grâce au Gouvernement !

Halim lui tend le coq à bout de bras :

– C’est pour toi et tes enfants ! Sacrifie-le pour conjurer le sort. Éloigne le mauvais œil de toi, s’il s’en trouve un sur terre qui te jalouse!

Le chauffeur se saisit du gallinacé noir, sous l'oeil amusé de Halim, et se trémoussant, l’emporta dans la malle de la voiture. 

Heureux!

AD

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