Par Abdenour DZANOUNI

Quand j’ai écrit cette scène située dans les sombres geôles d’une prison imaginaire appelée Limbus, j’avais devant les yeux le parterre fleuri d’une scène magique de Cent ans de solitude. La culture populaire sud américaine partage avec la culture africaine cette absence de frontière entre ce qui est appelé le réel du monde des vivants et le monde imaginaire des ombres et on y passe d’un côté à l’autre naturellement. Merci Gabriel d’avoir donné et laissé au monde un peu de ton âme. Nous te visiterons. Tu nous habiteras.
– Ah ! Pourquoi suis-je allé dans ce maudit boudoir ? se lamente Moulay, les yeux emplis de larmes. J’avais une bonne place de fonctionnaire au service à café du ministre, dans une cuisine lumineuse aux baies vitrées donnant vue sur mer, et j’ai dégringolé au fond de ces geôles sombres et humides.
– Pourquoi ne l’as-tu pas empoisonné Moulay quand tu lui servais le thé et le café, matin et soir ? Tu serais ici, pour la bonne cause. Tu serais admiré et glorifié par tous ceux qu’il a dépouillés, opprimés et humiliés. Nous les premiers, nous t’aurions porté en triomphe. Ah ! Moulay, c’est bien de ta faute si nous sommes encore là ! dit le général Khanez tapant d’un poing rageur la paume de sa main.
– Stop mon général ! Ce n’est pas moi qui l’ai mis au monde, élevé, enrôlé, formé, nommé ni lui ai ordonné de faire ce qu’il a fait. Je lui ai servi le café et seulement le café ! Si c’est une faute, je veux bien payer le café mais je suis innocent du reste !
– Moulay a raison, dit Baltchin le perfide. Si nous en sommes là, c’est de la faute à la vieille Balala qui l’a aidé à venir au monde.
Un murmure d’approbation court à travers la salle.
– Ne m’associez pas à vos complots, par la grâce de Dieu ! se défend Moulay en agitant les bras au-dessus de la tête comme pour se protéger de la fureur du ciel. N’avez-vous pas honte de livrer au bourreau une vieille femme pendant son sommeil ? Éloignez-vous de moi ! Ne me parlez pas !
Moulay s’approche doucement de la vieille. Elle dort paisiblement. Il pose la main sur son épaule :
– Réveille-toi Lala Balala, c’est l’heure de la prière.
– Ah Moulay, pourquoi m’as-tu réveillé ? Je dormais d’un sommeil si délicieux ! Ah, si la mort était aussi douce ! Et pourquoi prier maintenant, puisque je vais rejoindre Dieu bientôt ? Je lui dirai de vive voix ce que j’ai sur le cœur. Peut-être m’entendra-t-il quand je serai à ses côtés plus qu’il ne l’a fait jusque-là, si éloigné de moi ?
Un silence et un mouvement de gêne balaient l’assemblée. Lala Balala poursuit avec la même lassitude dans la voix.
– Vois, j’ai prié toute ma vie pour qu’il me guide dans le droit chemin. Le chemin fut plus souvent escarpé et tordu que droit. Je voulais me rapprocher de lui. Il faisait la sourde oreille à mes prières. Il me fuyait comme la gale !
– Ne m’associe pas à tes blasphèmes, Lala Balala ! Vois ! Il me reste à peine quelques jours à vivre. J’ai pas mal de péchés à me faire pardonner.
– Mais tu es pardonné Moulay, un rêve m’en a informé !
– Quel rêve ?
– Tu étais mort. En réalité, c’est le mal en toi qui est mort. Tes péchés sont absous. À présent, tu es innocent comme l’enfant qui vient de naître.
– Mais le mort de ton rêve est peut-être quelqu’un d’autre en réalité...
– Oh ! qui est mort, qui est vivant en réalité ? Ceux que tu vois bouger, marcher, parler sont souvent morts sans le savoir... Par contre, des êtres, morts et enterrés, depuis longtemps, sont plus vifs que nombre de vivants. Dans mon rêve, un grand repas est organisé en mon honneur. Les convives les plus divers ne tarissent pas de louanges et de compliments. Cela veut dire que je vous quitterai bientôt !
Des ombres s’agitent nerveusement. Des toussotements gênés parcourent la salle.
– Mais quelque chose me turlupine Moulay, pourquoi te préoccupes-tu de mes prières ? Pourtant toi même tu ne pries pas ! Curieux, non ? Mais, je vais faire au mieux en suivant ton conseil. Je donnerai sa part à Dieu avant qu’il ne la prenne !
Lala Balala étale son tapis de prière dans un coin de la salle. Debout, les bras le long du corps. Les paupières mi-closes sur ses yeux exorbités, elle se recueille et murmure sa prière. Percluse de rhumatismes et d’arthrose, elle s’agenouille péniblement. Elle pose les mains à plat au sol et se prosterne jusqu’à terre.
Baltchin se tourne vers Boualem l’artiste :
– Sais-tu ce que Khanez trafiquait pendant que tu faisais signer des pétitions pour la libération des putes et de la presse ?
– Sans regrets ! nous n’avons pas le même métier ! Vous êtes des bonimenteurs éblaïtes. Khanez force par la famine des femmes, autrement dignes et fières, à se prostituer. Toi, Baltchin, tu vends de la drogue pour abrutir des jeunes, pétris de vrai talent et nourris de fausses promesses. Belkhior transforme, en un tour de passe-passe, des gisements immenses de pétrole, présumés propriété du peuple, en comptes en banque privés secrets. Et que de phénomènes ahurissants sont restés des énigmes insolubles pour moi. Par exemple, quand tu étais officier actif dans l’armée, l’évocation de la liberté de penser te donnait des crampes au cerveau. Mais mis à la retraite, tu t’es métamorphosé en un écrivain brillant, drôle et spirituel à enlever le pain de la bouche des écrivains de métier ! Tour de magie ? Miracle divin ! Va savoir !
Prosternée depuis un long moment, Lala Balala ne se relève pas. Inquiet, Moulay s’approche, se penche sur elle et pose la main sur son épaule. Puis, il se redresse brusquement.
– Que Dieu ait son âme ! dit-il, en frissonnant.
– Dieu est grand ! répondent en cœur les ombres dans la salle.
– Quelle belle mort ! s’exclame le général Baltchin.
– Elle ira au paradis sans procès ! ajoute le général Khanez, sûr de son affaire.
Un criquet brun et or vole sous l’unique lumière bleuâtre de la salle. Bientôt, deux, trois autres de mêmes couleurs sortent d’une fissure dans le mur et le rejoignent. Puis, tout un essaim de criquets se répand et tournoie dans la salle. Ils déploient leurs ailes diaphanes aux tons pastel sous la lumière laiteuse. L’écharpe multicolore ondule, se pose sur le corps prosterné et inerte de Lala Balala et le couvre comme d’un linceul de lumière. Les témoins, le regard blessé par l’éclat lumineux, ferment les yeux et se protègent du bras. La nuée de criquets s’élève lentement, se rassemble en vol, tournoie à nouveau dans l’étroite cellule puis s’échappe, tout en haut du mur, par la lucarne étroite.
Les yeux des prisonniers se réhabituent à la pénombre. Ils cherchent en vain le corps de Lala Balala. À l’endroit, témoin de son passage, son dentier est posé. Un criquet brun et doré s’y accroche, vacille les ailes pliées, se penche sur un côté, tremble, se redresse, ouvre à nouveau ses ailes roses aux fines nervures et réussit à grand-peine à s’arracher au tapis. Il s’élève par degré dans une colonne de lumière jusqu’à la lucarne haute et s’envole vers le jour.
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