Par Abdenour Dzanouni

"Mourir pour des idées, l'idée est excellente.
Moi j'ai failli mourir de ne l'avoir pas eue,
Car tous ceux qui l'avaient, multitude accablante,
En hurlant à la mort me sont tombés dessus."
Georges Brassens
La toute première fois que je mis les pieds à Paris, j’ai voulu, du haut de mes vingt ans, estimer si la plus grande avenue du monde méritait sa gloire de beauté : j’ai nommé l’Avenue des Champs Elysées. Etait-ce bien comme je l’imaginais ? Cela tenait chez moi de la manie de vouloir tout vérifier comme m’assurer si les lions d’Oran gardaient bien la ville et si les célèbres jets d’eau de Cologne étaient parfumés à l’eau de toilette éponyme. Je remontais donc les Champs Elysées d’un pas décidé d’arpenteur tout en faisant l’inventaire d’immenses vitrines rutilantes. Tout à ma passion de géomètre improvisé et emporté par le flux de la foule, je buvais les Champs Elysées à gorge déployée.
Soudain, je me rappelais un rendez-vous à l’autre bout de la ville avec une amie de l'Île Maurice pour qui« la ponctualité est la politesse des rois ». Je m’étais oublié et entrepris de demander l'heure au premier passant qui aurait une montre au poignet. Je vis venir un couple qui semblait sorti tout droit d’une de ces monumentales vitrines où posaient des mannequins à la gloire d’une griffe de grand couturier. L’homme était en costume d’une belle étoffe gris bleu et en cravate de soie et la femme s’envolait, sur de hauts talons d’escarpins, dans une robe de mousseline fleurie que taquinait un rayon de soleil coquin. Quand je les saluai et demandai l’heure au monsieur, il fit une embardée sur le côté en couvrant d’une main sa luxueuse montre comme si j’allais la lui voler. il se sauva à toutes jambes, entraînant la jeune femme accrochée à son bras et vacillant sur ses hauts talons. J’étais resté pantois, rouge de honte à l’idée que la foule avait été témoin de ce fait divers et allait emporter dans toutes les chaumières parisiennes l’histoire de cet arabe qui voulait voler sa montre à un parisien. De cette première et fugitive rencontre avec l’autochtone, J’avais conclu à un caractère exotique propre au pays : « Si tu demandes l’heure à un français , il préfèrerait s’arracher le bras plutôt que te la donner. »
J’imitais cet anglais qui débarquant pour la première fois sur le port de Calais croisa une femme rousse. Il remonta aussitôt sur son bateau, s’enferma dans sa cabine et, au retour sur son île, raconta partout que les françaises étaient rousses. J’en étais donc à mes profondes réflexions sur le genre français si avare à donner l’heure persuadé de se ruiner s’il le faisait et dans le même temps je scrutais mon reflet dans les vitrines pour voir ce qui dans ma personne avait suscité une telle réaction de terreur. Je m’approchais à coller mon nez sur la vitre puis je reculais pour toiser, de face et de profil, mon reflet, mais je ne trouvais rien de patibulaire dans ma mine ni rien de craignos dans mon attitude sous toutes les coutures. Pour être franc, je me trouvais même beau. Mais soyons discrets, n’allons pas le crier sur tous les toits de Paris, j’en rougirai.
La franchise serait la qualité originelle des français vu que leurs ancêtres les Francs leur en ont donné le nom et qu’ils ont battu monnaie à ce titre. En vérité, le nom ne fait pas la qualité de qui le porte comme l’habit ne fait pas l’imam. Le français est_ quoi qu’il pense_ semblable à tous les hommes : Il aime la franchise qui chante ses qualités et se fâche quand celle-ci dévoile ses défauts. Il se fait un point d’honneur d’être franc, qualité en même temps insupportable chez les autres.
Revenant de ma promenade mouvementée aux Champs Elysées, j’ai couru à mon rendez-vous où par chance j’arrivais à l’heure. Cela grâce au métro de Paris tant décrié par les parisiens. Mon amie, au nom à particule comme tous les « émigrés » de la Révolution française, m’apprit que nous étions invités, le soir même aux jardins du Luxembourg, par sa marraine au bal de la Croix de Malte. Arrivés chez notre hôtesse, Anne de Coligny me fixa droit dans les yeux, plongea son regard au fond du mien et me jaugea sans façon. Je l’ai fixée de même jusqu’au fond de l’âme sous le regard bleu de son aïeul Gaspard dont l’assassinat à coups de dagues marqua le déclenchement de la Saint-Barthélemy. Nous traversâmes, à pas feutrés, le sombre couloir où une galerie de portraits inquiétants de ses ancêtres, se font face. Tous chefs de guerre ou archevêques, armés d’épée ou de goupillon, se succédant depuis François 1er. Dans quelle embuscade suis-je tombé ? Vite, passons !
Pour l’heure, il me fallait trouver à ma taille, le smoking exigé pour la soirée. Je me rendis dans une boutique de location de costumes de théâtre, au quartier de l’Opéra, pour emprunter le déguisement. Et le soir, nous entrâmes avec mon amie, le col amidonné, dans un pavillon illuminé au milieu des jardins où les femmes en robe de soirée montraient leur élégance. Leurs chevaliers servants, tous en smoking et chaussures vernies, se pavanaient comme dindons en basse-cours. Un orchestre de violons occupait l’estrade. Mon amie me suggéra d’inviter Anne de Coligny à danser une valse. Anne accepta volontiers et m’entraîna au milieu de la piste. Tout en tournoyant, elle me montra le comte de Paris assis à une table, accompagné d’une jeune femme blonde, son épouse m’a-t-elle précisé. Elle souhaitait le solliciter pour les œuvres de la Croix de Malte et me proposa d’inviter la jeune dame à danser pendant qu’elle entreprendrait « Monsieur le Prince ». Sitôt dit, elle me présenta, non pas sous mon nom, mais comme le fiancé de sa filleule dont elle déclina le nom généalogique. Face à l’hésitation de Madame la Comtesse, elle la convainc que nous aurons tout le temps de faire connaissance… en dansant. Je lui offris la main pour y poser la sienne et la conduisit au centre de la piste. Aux premiers pas, elle me demanda, la voix en fond de gorge et l’accent british lady qu’elle voulait aristocrate :
_ Est-ce que vous êtes mauricien ?
_ Non, dis-je, je ne suis pas mauricien.
_ Alors, vous êtes français.
_ Non, je ne suis pas français.
_ Vous n’êtes ni mauricien, ni français, de quelle nationalité êtes-vous donc ?
_ Je suis algérien.
La dame fit littéralement un saut en arrière comme si je l’avais pincée. Je la rattrapais et elle se repris. Je regardais autour de moi mais personne ne semblait alerter par son bon en arrière, pas plus que si c’était un nouveau pas de danse. Reprenant son souffle, un moment coupé, la dame prit de la hauteur :
_ Vous êtes venu travailler ?
_ Non, je ne suis pas venu travailler.
_ Alors, vous êtes venu étudier ?
_ Non, je ne suis pas venu étudier.
_ Vous n’êtes venu ni travailler, ni étudier mais qu’est-ce que vous êtes donc venu faire ?
_ Je suis juste venu pour danser et vous ?
Elle ignora ma question poursuivant son interrogatoire.
_ Combien de temps comptez-vous rester en France ?
_ En tout cas, pas 132 ans…
Elle se tut jusqu’aux dernières mesures de la valse lancinante de Strauss et je la raccompagnais, main dessous-dessus, jusqu’à son prince de mari. Je rejoins la table où m’attendait mon amie. Tout sourire elle me dit :
_ Anne de Coligny dit que tu as le regard franc !
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