Par Abdenour Dzanouni

Il y a vingt ans, les derniers pas sur la digue du Havre.
James Dindoyak, jeune mauricien de 24 ans, était venu en France en 1990 puis, toujours vers le nord, il est allé au Havre, en quête de travail pour vivre ... survivre ? À défaut, il poursuivrait plus loin… En Angleterre, peut-être ? Lui qui venait du pays du soleil et des lagons paisibles aurait pu, en connaissance de cause, répondre au chanteur que « la misère n’est pas moins pénible au soleil »… Mais James Dindoyak n’était pas contrariant.
Ses aïeux indiens étaient venus à Maurice pour travailler dans les champs de cannes car depuis l’abolition de l’ esclavage, à partir de 1833 sur l’Isle, les africains avaient fuit ce travail de forçats pour devenir artisans ou pêcheurs. L’industrie sucrière avait besoin de bras bon marché et les anciens négriers allaient les chercher aux Indes. Tel un terrible cyclone qui broie les vies sur des générations, sans répit ni regrets, l’exil est-il une malédiction dédiée ?
À quoi pouvait donc bien penser James Dindoyak, ce soir humide et froid où il battait le pavé de la ville du Havre ? Lui qui vient de l’Isle de France, l’autre nom de l’Ile Maurice, est sans papiers et doit faire très attention à ne pas se faire prendre. Pour le sans papier, le « contrôle d’identité», est ce moment de solitude où on rêve de passer entre une affiche et le mur, où on regrette de ne pas tenir un chien en laisse et de présenter fièrement les papiers de l’animal à défaut des siens.
Le teint cuivré de James Dindoyak lui avait déjà attiré quelques quolibets désobligeants mais il glissait comme l’eau entre les doigts sans laisser prise. Vous auriez pu croiser son ombre dans les rues du port, et reprendre en passant la chanson qu’il fredonnait tout doucement : « Les gens du nord ont dans le cœur le soleil qu’ils n’ont pas dehors… » comme le chantait Enrico Macias, l’autre citoyen du soleil.
Mais James Dindoyak n’a pas de colère car il ne connait pas la haine, il ne sait pas ce que c’est. Il migre comme l’ont fait ses ancêtres simples et dignes, comme le font les oiseaux dans le ciel, les poissons dans les océans, les troupeaux sur le continent au grès des saisons, toujours en quête de leur nourriture et d’un abri tranquille. Il a toujours su par son éducation que sur terre, la petite fourmi ou le minuscule moustique avait autant le droit de vivre que n’importe quel homme sur la planète.
Tapis dans l’ombre, était un groupe de skinheads, dont Joël Giraud et Kerhuel, «partisans du White Power» qui « n’admettent pas de personnes étrangères ou groupe sur leur territoire, même simplement de passage. Si en plus, il était bronzé, il avait droit à une correction.» raconte une ancienne fidèle du groupe, Ecoutons l’un d’eux témoigner de ce moment joyeux où James Dindoyak passait à l’écart mais à leur portée.
« Assis sur la digue, on a vu passer un bien bronzé qui se promenait vers la mer, pas noir ni maghrébin, mais comme un Pakistanais. On l’a insulté, traité de sale boucaque» (mélange de « bougnoule » et de « macaque ») :"Retourne dans ton pays". Il n’a rien dit. On lui a barré la route, on l’a entouré et bousculé. On le provoquait pour obtenir une réaction de sa part. Il voulait partir mais ne se défendait pas. On attendait qu’il se rebiffe pour le frapper. Les chefs ont décidé qu’on allait le forcer à boire. Il a vidé une bière sans rien dire. C’est la première fois qu’on faisait ça. On n’avait pas l’habitude d’user de la bière pour un boucaque. Comme il avait accepté une bière normale, Giraud et Kerhuel ont eu l’idée de lui en préparer une autre. Ils se sont absentés quelques instants »… Voilà ce que l’on peut lire sur le procès-verbal d’audition par les policiers du Hâvre, d’un des jeune néonazi.
James Dindoyak, ce jeune mauricien de 24 ans, a été empoisonné le 18 juin 1990 par un mélange de bière et de produits toxiques ingurgités de force, puis jeté à la mer du haut d’une digue. Repêché par des passants, il décèdera après deux semaines d’agonie. D’après l’autopsie, sa mort a été causée par « l’ingestion d’un produit caustique ». A l’audience, le légiste explique que le jeune homme a absorbé un mélange de bière et de peroxydase, nettoyant pour pièces de moteur, qui a agi comme un poison mortel.
Les policiers du Havre (Seine-Maritime) se mettent à explorer le redoutable milieu des skinheads pour y débusquer les empoisonneurs : Joël Giraud et Régis Kerhuel, lieutenants de Serge Ayoub, alias Batskin, un inconditionnel de la batte de base-ball qui a monté les Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR) à Paris en 1987 et a soutenu, en hooligan, le club de foot du Paris Saint-Germain.
Serge Ayoub, venu soutenir les accusés Joël Giraud et Régis Kerhuel devant la cour d’assises de Rouen en octobre 2000, prétend qu’ils n’ont pas le profil d’empoisonneurs: «Régis est un homme emporté, pas un raisonné. Pareil pour Giraud. Ils auraient tué d’un coup de marteau ou de canette, tout à fait d’accord. Mais jouer aux petits chimistes…»Tout à fait d’accord avec quoi ? Selon le récit de la compagne de Giraud, les membres du groupe traversaient le Havre «déguisés en grands chefs du Ku Klux Klan», tenaient des réunions secrètes pour monter un groupe KKK, organisaient «les descentes sur Paris pour aller aux manifs du Front national, à la fête des Bleu-Blanc-Rouge ou au défilé de Jeanne d’Arc» et participaient au service d’ordre du FN au Havre et à Paris, «contre rémunération»
Le 21 octobre 2000, suite à l’audience à laquelle s’étaient constituées parties civiles plusieurs associations anti-racistes, la Cour d’assises de Rouen condamne Joël Giraud et Régis Kerhuel à vingt ans de réclusion criminelle. Le caractère raciste du crime n’apparait pas dans le verdict final. Car c’est connu, en France, il n’y a pas de racistes, il y a seulement des étrangers.
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Publié dans Pote à Pote, mai 2014.