Par Abdenour DZANOUNI

Cet échange savoureux entre un citoyen de l’empire romain, Publicola, fils de Mélanie l’ancienne, et le père Augustin se passe en 398, moins d’un siècle après la conversion de l’empereur Constantin à la religion chrétienne et plus de deux siècles avant l’avènement de l’Islam à la Mecque.
Le père Augustin est né en 354 à Thagaste (actuellement Souk-Ahras) et mort en 430 à Hippone, aujourd’hui Annaba à l’est de l’Algérie. Augustin en a été l’évêque. Il a défendu l’église ébranlée par les schismes et les grandes invasions. Il a débattu, en public, sous les murs de la ville avec les prêtres et savants vandales alors commandés par Genséric. Au lendemain de sa mort naturelle le 28 aout 430, la ville d’Hippone est prise par les vandales qui par respect pour la mémoire de leur illustre contradicteur, protégèrent l’église et la bibliothèque d’Augustin. Oui, oui, les vandales ne sont pas toujours ceux que l’on croit !
A sa demande, Publicola, un riche propriétaire foncier, nouvellement converti, est reçu en l’église d’Hippone, par le père Augustin. Il semble tourmenté par des questions très pointues sur l'alimentation qui, selon la religion, serait licite ou pas. On dirait aujourd’hui, hallal ou pas ? cascher ou pas ? Et comme tout néophyte, il surenchérit, estimant qu’il a quelque retard à rattraper, pour avoir vécu « dans le pêché » jusques là. Reçu par Augustin, Publicola le somme de répondre sans faux fuyants sous peine de le plonger dans les pires affres qui soient!
Publicola : Il est écrit: « Interrogez votre père et il vous instruira ; vos anciens et ils vous répondront. » Voilà pourquoi j’ai songé à apprendre la loi de la bouche même du prêtre, et à vous exposer les points divers sur lesquels je souhaite être éclairé. Est-ce que la consommation des aliments qui lors de leur production, leur cueillette ou leur immolation, leur vente, leur transport, leur cuisson auraient été « souillés » par l’intervention d’un barbare ou un païen est licite ou pêché. Daignez me répondre positivement et non pas avec incertitude. Si votre réponse était douteuse, je tomberais dans des anxiétés d’esprit beaucoup plus grandes qu’auparavant.
Là, le père Augustin se prend la tête à deux mains, les coudes appuyés sur les genoux. Après un long silence il pousse un profond soupir, se redresse et répond à Publicola :
Augustin: Les troubles de votre esprit, sont devenus les miens ! ce n’est pas que je sois fortement agité par toutes ces choses comme vous me marquez que vous l’êtes vous-même ; mais, je l’avoue, je me demande avec inquiétude comment tous vos doutes pourraient cesser ; surtout parce que vous attendez de moi des réponses positives, afin de ne pas tomber dans des anxiétés plus profondes qu’auparavant. Je crois que cela n’est pas en mon pouvoir. De quelque manière que je vous présente ce qui m’apparaîtra à moi d’une entière certitude, si je ne parviens pas à vous persuader , vos doutes redoublerons. Ce qui peut me persuader peut ne pas persuader un autre. Cependant pour ne pas refuser à votre affection le léger concours de mes soins, je vais vous répondre après y avoir un peu réfléchi.
Publicola : Par exemple, si quelqu’un achète, au marché, de la viande non immolé aux idoles, mais qu’il n’en soit pas sûr, et que flottant entre deux pensées contraires, il finisse par en manger dans l’idée que ce n’est pas de la chair immolée, pêche-t-il ?
Augustin: Soyez sûr, pour ce qui touche aux viandes immolées aux idoles, que nous n’avons rien à faire au-delà des prescriptions de l’Apôtre… Dans l’Epitre aux Corinthiens, l’apôtre Paul permet de tout consommer de ce qui est comestible quelle que soit sa provenance ou sa dédicace. Citons les passages suivants :
« Si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins. Si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus. » (EC,VIII, 8) »
« Mangez tout ce qui se vend au marché, sans poser de question par motif de conscience ; (EC, X, 25) car la terre est au seigneur et tout ce qu’elle contient. (EC, X, 26) »
« Si un infidèle, vous invite et que vous acceptiez d’y aller, mangez tout ce qu’on vous servira, sans poser de question par motif de conscience. (EC, X, 27) »
« Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez… Ne donnez scandales ni aux juifs, ni aux grecs, ni à l’Eglise. (EC, X, 31,32)»
Publicola : Oui mais, si quelqu’un a menti en disant que telle viande a été immolé aux idoles, et qu’il ait avoué son mensonge, et qu’il ait réellement menti, un chrétien peut-il manger de cette viande, en vendre et en recevoir le prix ?
Augustin: Je vais pour vous, mon fils, résumer ces règles : On ne pêche point en mangeant, sans le savoir, quelque chose qu’on eût rejeté comme ayant été offert aux idoles. Un légume, un fruit quelconque qui croit dans un champ appartient à celui qui l’a créé, parce que « la terre est au seigneur, ainsi que tout ce qu’elle contient, et toute créature de Dieu est bonne ». Vous pourrez, au calme et au repos, consulter cela au Psaume, XXIII, épitre aux Corinthiens, chapitre X, 25, 26, à Timothée, IV,4.
Publicola : Et si un chrétien en voyage, pressé par la nécessité, étant resté un jour, deux jours, plusieurs jours sans manger, ne pouvant se soutenir plus longtemps, et menacé de la mort, trouve de la nourriture dans un temple d’idoles où il n’y ait personne, et qu’il ne puisse découvrir ailleurs de quoi apaiser sa faim, doit-il manger de ce qu’il trouve dans ce temple, ou bien se laisser mourir ?
Augustin: Il me reste donc à parler, de ce Chrétien en voyage que vous supposez vaincu par le besoin de la faim, ne trouvant de la nourriture que dans un temple d’idoles, et n’y rencontrant personne ; vous me demandez s’il doit se laisser mourir de faim plutôt que de toucher à cette nourriture. De ce que cette viande est dans le temple, il ne s’en suit pas qu’elle ait été offerte aux idoles ; un passant a pu laisser là les débris de son repas volontairement ou par oubli…
Publicola : Alors, supposez un chrétien invité chez quelqu’un, et le trouvant en face d’une viande qu’on lui dit avoir été immolée aux idoles ; il n’en mange pas ; mais voilà que par aventure cette même viande est portée ailleurs, et elle est à vendre ; le chrétien l’achète ; ou bien encore il ne reconnait pas cette même viande qu’on lui présente dans une maison où il est invité, et il en mange ; pêche-t-il ?
Augustin: Je vous répond brièvement : ou il est certain que cette viande a été immolé aux idoles, ou il est certain qu’elle ne l’ a pas été, ou bien on n’en sait rien ; si l’immolation est certaine, mieux vaut qu’un chrétien ait la force de s’en abstenir ; si on sait le contraire ou si on ne sait rien on peut, pressé par le besoin, manger de cette viande sans aucun scrupule de conscience.
De plus en plus agité, Publicola interroge le père Augustin:
Publicola : Vous m’enlever bien du soucis, mon père, seulement une dernière question : un chrétien peut-il acheter et manger des légumes et des fruits d’un jardin ou d’un champ appartenant aux idoles ou à leurs prêtres ? Est-ce qu’on pêche si l’eau qu’on boit et où on se baigne et l’air chargé d’encens ou de la fumée des sacrifices qu’on respire, sans faire exprès, se trouvent au détour d’un temple dédié aux Dieux païens ?
Patiemment, Augustin répond à Publicola :
Augustin: Je dirai autant de l’eau d’un puits ou d’une fontaine dans un temple que j’en ai dit de la viande, des fruits ou des légumes.(…) Il en est de même de l’air qui reçoit toute la fumée de ces autels ; Le sacrifice dont la fumée se mêle à l’air n’est pas offert à l’air même mais à une idole ou à un démon, et parfois ce qu’on jette dans les eaux est un sacrifice aux eaux elles-mêmes, les sacrifices offerts au soleil n’empêchent pas que nous nous servions de sa lumière. On sacrifie aussi aux vents, et nous nous en servons pour les besoins de notre vie, pendant qu’ils paraissent humer et dévorer la fumée des sacrifices.
Seize siècles plus tard, nous compatissons et partageons la perplexité de Saint Augustin devant les troubles de l’esprit de Publicola, pour ce qu’ils touchent encore tant de nos contemporains! Ne croyez-vous pas entendre, aujourd’hui même, un chrétien tarabuster son curé, un juif harceler son rabbin ou un musulman presser son imam de répondre à des questions primordiales ? Puisse Marine le Pen profiter de la réponse de Saint Augustin en y puisant un apaisement et une culture dont son milieu indigent et belliqueux l’a privé. Cela pourrait lui éviter, si l’excuse est son ignorance, de crier au scandale, de dire tant de bêtises funestes et de répandre tant de fiel vénéneux dans l’esprit et les cœurs des gens simples.
(Prochain article: 3. LA BELLE ET LA BËTE )
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