Par Abdenour Dzanouni
Ce matin, j’ai fait comme les français: J’ai râlé contre le boulanger de mon quartier car son pain n’était pas assez cuit. Il m’a expliqué que le four électrique était tombé en panne et que dans l’urgence il a mis sa fournée sans que le four soit réchauffé._ « Ce n’est pas mon problème !» dis-je en français car je précise que le boulanger est marocain. _ « El-mektoub ! » s’excusa-t-il en invoquant nos valeurs universelles. Mais je n’en démordais pas. _ « Ben voyons ! Est-ce que tu crois que Dieu n’a pas autre chose à faire que venir éteindre ton four quand des milliers de gens meurent noyés en Méditerranée ou sous les bombes en Palestine ? Ce n’est jamais de votre faute! Ah, vous ne changerez jamais ! » En disant ces mots, je me suis senti, instantanément, fossilisé homosapiens dogmatique qui en décrétant « vous ne changerez jamais !», adhère au fatalisme absolu du Mektoub qu’il dénonce.
À mon insu , je commençais à m’intégrer à la société française .
_ « Alors, c'est pour quand la démocratie au Maroc?» dis-je.
_ « Ah, c'est fait! notre bon roi nous a choisi la démocratie sioniste : Si tu veux prier, tu as la mosquée. Si tu veux boire, tu as le bistrot. Si tu cherches à comprendre, tu as la prison.»
_ « Drôle de démocratie ! mais pourquoi sioniste ? »
_ « C’est la démocratie d’Israël, Quand les palestiniens demandent leur indépendance, on les bombarde.»
Puis, mon boulanger se remis à chanter une chanson rifaine enjouée qui aiderait à lever la pâte. La levure sonore me mit de bonne humeur. J’ai choisi une boule de pain bien cuite. Dehors, passant devant le bistrotier portugais, il m’interpella :
_ « Ah, cette boule ressemble au boulanger qui l’a cuite ! »
_ C’est ainsi que je l’aime ! »
Un jour, je lui raconterai le sketch de Fernand Raynaud sur l’étranger du village. Accusé de tous les maux par les villageois, excédé par leurs sarcasmes, il baisse le rideau et quitte le village. Depuis, il n’y a plus eu de pain pour ces gens. Il était boulanger.
Je ne vais plus râler. Je n’ai ni la culture ni l’entrainement à ce sport. N’est pas champion du monde du râle qui veut ! Les français sont sur terre les pires râleurs qui soient. Avant même les impôts, les transports sont la cible privilégiée de leur ressentiment. Dès qu’ils sont sur un quai, leur premier reflex est de regarder l'horaire affiché, de surveiller le train, le bus ou la rame de métro et de vérifier si l’horaire prévu est respecté. Gare au conducteur coupable du retard, serait-ce d’une minute ! C’est, à Paris, l’un des métiers les plus épuisant tant il est exercé sous la menace permanente de passagers irascibles et des plus dangereux quand ils décident de se faire justice sans forme de procès.
Sur les quais, un passager retardataire se rue sur la rame après que le conducteur aie fait retentir l’alarme sonore précédent la fermeture automatique des portes. Il n’avait pas eu la patience d’attendre trois minutes la rame suivante. De son fait, il est brutalisé par les deux panneaux se refermant violemment sur lui. A la station suivante, il descend furieux, court vers la cabine du conducteur, y pénètre de force, roue de coups le bonhomme aux commandes et repart à pieds en jurant contre ces « salauds de fils de p…» de la RATP. Alertés « les fils de p… » déclenchent une grève spontanée en signe de solidarité avec leur collègue. Un seul passager pète les plombs et la lumière s'éteint sur Paris.
Les conducteurs doivent-ils attendre obligeamment les retardataires qui se jettent sur la rame au moment où les portes se ferment et alors prendre du retard et mécontenter ceux qui attendent, penchés sur leur montre, à la station suivante ? Tous râlent sur les travailleurs de la RATP et de la SNCF coupables de les faire attendre et de ne pas les attendre. La première fois où je vécus une grève des transports à Paris, les quais étaient mieux desservis et plus régulièrement par les rames que lorsque à Alger le transport est assuré « normalement ». Et j’écoute les français râler contre les travailleurs dont ils devraient être les plus fiers.
Ce sont eux qui, matin, mènent les travailleurs au boulot. Au métro, à cinq heures, quand Paris dort encore, ce sont des africains et des africaines de toutes les couleurs qui, de banlieue en banlieue, vont réveiller les chantiers et nettoyer les entreprises ou encore des agents de sécurité qui rentrent de leur garde, les paupières lourdes envahies de sommeil. L'esprit de leurs aieux, qui ont creusé au piolet ce métro, veille sur eux. Au sein de cette foule colorée, je suis chez moi. Je leur écris leurs lettres. Certains ont leurs papiers, d’autres pas. Ce sont les étrangers qui prient pour avoir la santé et pouvoir travailler. Ce sont eux mes compatriotes qui font lever le soleil sur Paris quand la ville, dans ses draps de brume, émerge et s’éveille. Ce sont eux qui le plus souvent vivent dans l’inquiétude et l’alarme. Ce sont les Etrangers.
AD.