Par Jean Richepin et Georges Brassens

À quoi pouvait donc bien penser James Dindoyak, ce soir humide et froid où il battait le pavé de la ville du Havre ? Lui qui venait de l’Isle de France, l’autre nom de l’Ile Maurice, etait sans papiers et devait faire très attention à ne pas se faire prendre. Pour le sans papier, le « contrôle d’identité», est ce moment de solitude où on rêve de passer entre une affiche et le mur, où on regrette de ne pas tenir un chien en laisse et de présenter fièrement les papiers de l’animal à défaut des siens. 20 ans après l'assassinat de James Dindoyak au Havre, pas une fleur n'a fleuri sa tombe.Aux tontons Georges et Jean, un salut fraternel de la part de tous les étrangers où qu'ils soient dans le monde. Vous manquez! Pour la première fois, vous êtes réunis dans tout le poème dans sa partie dite et sa partie chanté. Dédions le ensemble à James Dindoyak, cet oiseaux migrateur dont le vol s'est brisé sur une digue du Havre, cette nuit là comme aujourd'hui. (AD)
LES OISEAUX DE PASSAGE
Ô vie heureuse des bourgeois ! Qu'avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne;
Ça lui suffit, il sait que l'amour n'a qu'un temps.
Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir il faut voir
Cette jeune oie en pleurs : "C'est là que je suis née,
Je meurs près de ma mère et j'ai fait mon devoir."
Elle a fait son devoir c'est à dire que oncques
Elle n'eut de souhait impossible, elle n'eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L'emportant sans rameur sur un fleuve inconnu.
Et tous sont ainsi faits, vivre la même vie
Toujours pour ces gens là cela n'est point hideux.
Ce canard n'a qu'un bec et n'eut jamais envie
Ou de n'en plus avoir ou bien d'en avoir deux.
Ils n'ont aucun besoin de baiser sur les lèvres
Et, loin des songes vains, loin des soucis cuisants,
Possèdent pour tout coeur un viscère sans fièvre,
Un coucou régulier et garanti dix ans !
Ô les gens bienheureux !... Tout à coup, dans l'espace,
Si haut qu'il semble aller lentement, un grand vol
En forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !
Regardez les passer! Eux ce sont les sauvages,
Ils vont où leur désir le veut : par dessus monts
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages.
L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons.
Regardez-les ! Avant d'atteindre sa chimère,
Plus d'un, l'aile rompue et du sang plein les yeux,
Mourra. Ces pauvres gens ont aussi femme et mère
Et savent les aimer aussi bien que vous, mieux.
Pour choyer cette femme et nourrir cette mère,
Ils pouvaient devenir volailles comme vous.
Mais ils sont avant tout des fils de la chimère,
Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous.
Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante !
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu'eux.
Et le peu qui viendra d'eux à vous, c'est leur fiente.
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux.
Jean Richepin