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Billet de blog 27 août 2016

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NACERA MEDJOUBI TIRE SA REVERENCE : "MILLE HOURRAS POUR NACERA !"

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Illustration 1

 Par ABDENOUR DZANOUNI·

Sur le balcon clair, le géranium carmin part à l’assaut du ciel et laisse pantois le jasmin aux longues tiges et aux pétales de nacre. Tout à sa soif d’eau et de lumière, il frime et prend de haut le laurier rose amer. Griffes dehors, le rosier rouge d’Ispahan défend d’approcher ses fleurs en boutons et, dans un soupir, exhale son parfum. Adossée au mur, la vigne vierge discrète grimpe dans l’ombre bleue…quand soudain un rayon de soleil incendie, de tout son éclat, le jardin.

Dis-moi, Nacera, ces coquetteries ne seraient-elles que vanité? A quoi tient la vie ? A un rayon de lumière, un souffle de brise, un silence suspendu au milieu d’une phrase ? Certes la vie a besoin de parfums, de couleurs et de bruits pour s’autoproclamer… Que serions-nous sans les illusions qu’elles nous flanque à plein visage ? L’important est peut-être moins la vérité que le rêve d’être et d’exister, qui sait ? Que sommes-nous d’autres que cette herbe qui ne demande qu’à vivre et qui n’a d’autre destin que d’être séchée ou fauchée ? Et si mon regard est embué, crois-moi petite sœur, c’est à cause de la rosée du matin !

Que tu étais jeune et belle à l’institut Omar Racim, où tu étais admise en classe de psychologie, à la faculté d’Alger ! Tu avais à peine 18 ans. Une enfant ! Je te regardais, assise par terre comme sur un tapis de prière, les livres en bandoulière dans une gibecière en tissu, tu allais au savoir comme on va à la mer, écouter le clapotis et t’amuser du va et viens de la vague qui écume à tes pieds et puis te tire sa révérence. Tu racontais à un groupe d’étudiants, comment le matin même, tu avais découvert amusée, une phrase écrite par une main anonyme sur le tableau noir : « Sujet : Pourquoi Marx n’a rien dit sur la psycho-libido-émotivo-affectivo-psychanagraire… ? »

Et nous, potaches, de rire de l’humour d’un marxiste en herbe, rire qui nous protégeait du danger à l’affût de la fossilisation de la pensée. Puis, chacun cueillant la balle au bond, d’évoquer le florilège de la littérature clandestine qui fleurissait sur les murs des toilettes des brasseries à l’entours. Je rêvais alors de faire le recueil de ces témoignages pleins de drôlerie sous le règne des coupeurs de têtes qui dépassent, les maîtres à penser, au pouvoir du moment, comme Taleb Ibrahimi, Abassi Madani… En face, Il y avait des conteurs inénarrables : le merveilleux Madjid Farès, la prévenante Farida Bekkouche, et Youcef Ait-Tahar qui tous partageaient avec toi, dans la classe d’Henri Van Grey. la même passion du théâtre et de l’expression libre.

Tu avais mis, un temps, tes pas dans ceux de ton frère Azzedine, le comédien et l’acteur magnifique, dont le talent et le cœur en font l’ange descendu parmi les hommes. Peu de gens peuvent s’imaginer comme tu adorais ton frère ! Enfants vous partagiez vos découvertes fabuleuses et vos petits secrets comme ceux, précieusement gardés, sur l’école buissonnière de Azzedine. Adolescent, il suivait une formation d’ébéniste dont rien ne semblait devoir le détourner. L’histoire ne dit pas comment, un jour, il se retrouva aux portes du conservatoire d’Alger, mais à l’instant où il mit un pied dans le temple de la comédie, il fut touché par la grâce.

Il commença par déserter à mi-temps l’atelier d’ébénisterie pour les planches du théâtre puis finit par ranger, pour de bon, ses outils d’ébéniste et plonger corps et âme dans sa passion envoûtante. Plut à Dieu que ton père, maître Medjoubi Tayeb, n’en sut rien. La rigoureuse observance de la loi qu’il défendait au tribunal n’enviait en rien celle qu’il exigeait de ses propres enfants. Et nul doute que par une loi naturelle, le coup de foudre pour le théâtre de Azzedine serait bientôt suivi par le tonnerre terrible de la voix de Si Tayeb. Alors… gare aux miches et sauve qui peut !

Aux temps sombres et sanglants de l’OAS, les balles fauchaient de pauvres gens le jour et les bombes déchiraient les murs la nuit… Azzedine s’était oublié à discuter ce soir-là avec des amis, pendant que le père se faisait un sang d’encre, tournant en rond comme un tigre en cage, grommelant et menaçant. Puis, vouant Satan aux malédictions, il se recueillit en priant Dieu de protéger Azzedine, de faire qu’il soit sauf et rentre à la maison. Dieu a dû entendre ses prières car bientôt depuis les escaliers, s’éleva la voix claire et veloutée de Azzedine, chantonnant un air plein de gaieté. Cela avait l’air presque incongru sur ce fond de terreur noire et de chapelet d’explosions de bombes.

L’entrée de Azzedine, le pas léger et la chanson aux lèvres, avait quelque chose d’irréelle. N’y tenant plus, et n’écoutant cette fois ci que le souffle perfide de Satan à l’affût, attisant les braises de la colère, Si Tayeb gifla Azzedine à toute volée. Et toi, Nacera, tu ressentis à l’instant une vive brûlure au visage. Tu poussas un cri en portant la main à ta joue. Ton père déporta le regard sur toi pour découvrir effaré, au moment où tu baissais la main, la trace rouge violacée de la gifle.

Ton père ne sut rien des escapades de Azzedine et, pire , que celui-ci fit du théâtre au lieu d’apprendre le métier honnête d’ébéniste ! Car pour Si Tayeb, le théâtre était le repaire du vice, l’alcôve de la débauche, bref la honte absolue ! Mais aussi longtemps que le secret est gardé, vient un jour où il est percé ! Ce fut un après-midi ordinaire où près de son épouse, il sommeillait d’un œil, face à la télévision et, imperceptiblement, son attention fut attirée par le film qui s’agitait sur le petit écran noir et blanc.

_ « Dis-moi, interrogea-t-il sa femme, tu ne trouves pas que ce comédien ressemble à Azzedine ? »

La mère leva les bras et les agita au dessus de sa tête, en signe de dénégation et comme pour se protéger du ciel qui menaçait de s’écrouler :

_« Dieu nous préserve ! »

_ « Mais si, regardes-bien … si ce n’est pas lui... Étrange ! »

_ « Homme, reprends tes esprits, je connais bien mon fils ! »

_ « Femme, est-ce que tu me caches quelque chose ? Si ce que je vois s’avère être vrai alors je suis couvert de honte. Je n’oserai plus regarder personne en face ! Donne-moi ma canne, j’attends ton fils, il faudra qu’il s’explique.»

Et, Nacera, petite enfant si discrète jusque là, s’est approchée de son père et lui prit doucement la main:

_ « Père, lui dit-elle, ne frappe pas Azzedine et frappe-moi à sa place. »

_ « Et pourquoi donc ma fille devrais-je te punir à sa place ? »

_ « Parce que cela me fait moins mal que quand tu le frappes. »

_ « Alors, c’est promis ma fille chérie, je ne le frapperai plus. »

Si Tayeb appuyé sur sa canne noueuse, la mine sévère mais digne dans la catastrophe, accueillit son fils sur le seuil de la porte et, avant qu’il n’entra, lui fit faire demi-tour. Puis, sortant lui-même d’un pas décidé, il lui ordonna :

_ « Suis-moi ! ... trois pas derrière !»

Raide comme le glaive de la justice, Si Tayeb marchait en tête du cortège, droit devant, sans se retourner, vers le centre de formation déserté depuis de longs mois et Azzedine, résigné, le suivait à distance. Sur le chemin du calvaire, il avait cueilli une herbe qu’il tenait délicatement entre les dents, pour se donner contenance. Si Tayeb, drapé dans son orgueil outragé, évitait le regard des voisins. Au salut sonore de ceux-ci, il grommelait dans sa barbe une réponse brève et confuse, sans s’arrêter.

Quand soudain, l’un d’eux lui sauta au cou en invoquant la baraka sur Azzedine pour sa prestation à la télévision ! D’autres le rejoignirent pour lui serrer la poigne à deux mains, lui baiser le front et le féliciter d’avoir un fils si brillant, au talent formidable et promis à une gloire certaine ! D’abord surpris puis étonné, enfin ému, Si Tayeb remerciait les uns, comblait de vœux les autres qui se dirigeaient déjà vers Azzedine pour lui dire leur admiration. Alors le père respira profondément, gonfla le torse, leva le menton fier et dit à son fils :

_ « Marches devant moi ! »

Tu riais à l’évocation de cette histoire par ton neveu Kheiredine, le portrait de son père. Il en avait hérité l’accent et le don de conteur. Et pour cause, Azzedine le langeait dans les coulisses du théâtre avant d’entrer sur scène. Tu me disais, en chassant une poussière de ton œil humide, combien nous avions vécu de très belles années. C’était l’époque d’avant que le ciel ne se couvre de méchants nuages.

Oh, Nacera, Quel égarement conduit les hommes à lâcher la proie pour l’ombre, à se détourner de l’or natif pour courir le métal de peu ? Quel aveuglement les jette sur le chemin des ambitions mesquines et dérisoires et les faits trotter haletant après les suffrages des méchants ? Sont-ils coupables ou victimes, ces hommes, en qui nous avons mis notre confiance, et qui ont trahi leur serment ? S’ils croient nous tromper, ils se trompent ! s’ils ont manqué à leur promesse, ce sont eux-mêmes qu’ils trahissent !

Au milieu de ce monde qui s’écroulait autour de toi, Azzedine était là, debout et fraternel, et quand tu allais pour te noyer dans la mer des tourments, il t’offrait son épaule pour t’y agripper. Chaque semaine, m’as-tu dis, et pendant plus d’une année, il t’a soutenue à bras le corps dans ton désarroi et la quête de ton bonheur perdu… Il t’emmenait en voiture, aux coins les plus reculés du pays, consulter voyantes et exorcistes. Tu n’avais qu’à dire la nouvelle destination et il démarrait, d’humeur toujours égale, à l’écoute de ta douleur et toujours à la lèvre le mot pour te chérir.

Un jour, ta belle sœur Amina s’inquiéta pour son époux:

_ Ne crains-tu pas, Nacera, que les gens ne jasent en voyant Azzedine visiter les voyantes et qu’ils n’aillent raconter qu’il leur doit son succès ?

Tu as ri de bon cœur en la prenant dans tes bras. Tu t’imaginais, m’as-tu dis, les gens, devant la télévision, accusant Azzedine de les envoûter. Et il devait se défendre de ce procès en sorcellerie qu’on lui faisait. Le connaissant, disait-tu, que c’était drôle ! Quel scénario, il en ferait ! En route vers les sorciers et les sorcières, vous en avez ri aux larmes.Ton frère mimait, tour à tour, le juge, le procureur, les témoins de l’accusation, les avocats et lui-même dans son propre rôle d’accusé. Tes yeux se décillaient peu à peu. “Je me sens mieux après avoir pleuré”, m’as-tu confié.

Comme toujours, pendant la consultation, Azzedine attendait dans la voiture. Dans la cour, plus d’une centaine de personnes patientaient avant d’être reçues par l’exorciste, un énergumène aux yeux globuleux et rougis par l’opium. Il régnait sans partage sur cette cours aux miracles où s’entassaient les derniers débris de l’humanité: les uns prostrés, le visage émacié et le regard vide, les autres agités, fiévreux et volubiles, tous marqués par le malheur, le dos voûté, les épaules affaissées, ployant sous la charge des drames, la maladie, l’abandon, les dettes, la prison… A chacun, son lot de misères et la détresse infinie qui l’accompagne. Et chacun de frapper aux portes de l’invisible pour acheter avec le dernier sou, qui un talisman, qui un sortilège pour se protéger et se rétablir. Tu regardais ces femmes et ces hommes déchus de leur humanité, dériver comme les esquifs d’un navire brisé par la tempête. Tu voyais, sur la plage, des pirates-naufrageurs en embuscade, allumer les feux pour les attirer et les dépouiller. Tu t’es demandée ce que tu faisais là au milieu de ce champs de malheurs à ciel ouvert? Effrayée d’y être cernée, tu courus vers Azzedine.

_ J’ai compris, lui as-tu dit, nous n’avons rien à faire là. j’ai été aveugle et égarée. Partons vite d’ici!

_ Je le savais aussi depuis le premier jour, t’a répondu simplement Azzedine. Mais je devais t’accompagner sans mot dire jusqu’à ce que tu t’en rendes compte par toi-même. Viens, maintenant, rentrons à la maison !

_ « Est-ce que tu mesures, m’as-tu-dit plus tard, l’amour d’un frère ? Il savait que je m’égarais mais, pour ne pas me perdre, il m’a accompagnée, patiemment et sans réserve, aux quatre coins du pays jusqu’à ce que je comprenne ! Je n’ai pas su tout de suite que c’était lui le guérisseur ! »

Ah, Nacera, peu de gens peuvent s’imaginer comme ton frère t’adorait ! Peuvent-ils alors ressentir ta douleur, mesurer ton chagrin quand, sur le parvis du Théâtre National Algérien, les chacals de l’Arabie saoudite et de Qatar lui ont arraché la vie ? Tu avais cessé de vivre à ce moment et, machinale, tu es allée te recueillir sur son corps exposé dans le hall du théâtre, sa maison et son royaume ! Tu m’avais confié que tu ressentais alors un vide sidérale et que ta raison était emportée dans un immense tourbillon noir. Au moment de la levée du corps, lui devant, tous les comédiens et comédiennes, les artistes et les amis, venus de tout le pays, l’ont applaudi debout, à tout rompre, criant des « Bravos » et des « Hourras » tout comme, à la tombée du rideau, son public l’acclamait pour la dernière... Tu es alors revenue à la vie et à la raison: “Les héros ne meurent jamais !” Et maintenant, que tu vas rejoindre Azzedine, que tu vas devant, je te suis et je crie à tue-tête :

_ « Mille hourras pour Nacera Medjoubi! »

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