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Billet de blog 31 mars 2014

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L'AIGLE, L'ÂNE ET LES LIONCEAUX.

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Par Abdenour DZANOUNI

Mohamed Said Ziad est un conteur et un personnage. Il habitait la scène d'Alger comme ses amis Mohamed Issiakhem ou Kateb Yacine et les histoires les plus savoureuses courraient à leur propos et faisaient leur légende. J'ai eu le privilège de le rencontrer, de partager plus d'un verre avec lui et de l'avoir affectueusement disputé sur ses escapades à Djamaa Saridj quand lui pensait se devoir à ses roses  et à son jardin. Dans les brumes de la rosée du matin ou dans les volutes du tabac le soir, Ziad a traversé ce petit monde en poète qui voit au-delà des brumes qui nous assiègent. Mais surtout, il est et restera pour moi un vrai personnage de roman dont je veux vous inviter à aimer l'élégance et admirer le courage. Il surgissait d'on ne sait où et s'éclipsait sans prévenir comme il le fit pour la dernière fois ce dimanche à l'aube, en son jardin de roses, laissant ses rosiers orphelins.

– Amachaho ! Il était une fois !   Le conteur Ziad fait une entrée tonitruante au bar de l’Ile de beauté. Il est grand, mince et élégant dans son costume gris clair. Il domine de plus d’une tête les clients. Il a le visage émacié, le nez d’aigle, la poigne de fer et la voix de stentor. Le bistrot est étroit, enfumé et bruyant. Ziad s’accoude au zinc. Le Napoléon, reproduction de la peinture de David entoilée sous vitre, lui fait face, sur son cheval blanc, sabre au clair. Il franchit les Alpes enneigées et conduit avec panache, au milieu du tumulte et de la fumée des canons, ses cavaliers à la victoire.

– Pure propagande! dénonce Ziad, en réalité, c'est à dos de mule qu'il a franchi les Alpes.

Puis l’Aigle Ziad toise le Napoléon de haut et claironne à nouveau la formule rituelle et magique, supposée envelopper de son charme un public de journalistes, de cinéastes en quête de scénario, de flics en civil et autres glaneurs d’informations. Sitôt servi, Ziad lève son verre de Pastis.– À la santé des étudiantes révolutionnaires !

Les clients ignorent le toast subversif.

Le vieux Ziad avait disparu depuis plusieurs jours de la place. Il avait conté, dans les pages d’un hebdomadaire, une fable sur un âne en campagne d’investiture suprême. Le lion, roi de la forêt, mort, laissaient des lionceaux, encore trop jeunes pour lui succéder. La jungle sans son maître, se trouvait alors dans le plus grand désordre. L’âne va voir, un à un, tous les animaux et les convainc de se réunir en congrès pour désigner un régent. Le congrès réuni, l’âne se dévoue à la cause commune. Il se propose de porter le pénible fardeau de l’intérim royal. Hasard du calendrier, le général président réunit, au même moment, un congrès pour renouveler sa candidature à sa propre succession. La fable sitôt publiée et connue des lecteurs provoque l’ire des services de sa majesté. Fâchés par les allusions perfides de Ziad, ils le jettent en prison. Désormais, l’auteur de toute fiction ou reportage de presse serait mal inspiré de mettre en scène des vautours, des rapaces, des anguilles, des criquets pèlerins, des sangsues, des crocodiles, des serpents ou toute autre bestiole susceptible de constituer une allusion vénéneuse à la personne du souverain. Toute métaphore poétique subirait le même autodafé virtuel sans autre forme de procès. Son auteur imprudent s’exposerait aux représailles terribles de la police secrète. Les bulletins de prévisions météo, eux-mêmes, fruit de patientes observations et de conjectures savantes sont contrefaits, d’un trait de plume, car seul le général président a le droit de faire la pluie et le beau temps. L’île de beauté reste alors le seul endroit où les buveurs de bières et de pastis, immergés dans les effluves d’alcool, peuvent parler, en secret, du temps qu’il fait ou écouter, en cassant l’oreille, les fables de Ziad.

– Amachaho ! Il était une fois Ahmadou, un âne réputé de haute lignée et de la plus belle espèce. La plupart des généalogistes s’accordent pour lui prêter des ancêtres andalous. Ils ont, en des temps fastes et glorieux, servi avec panache, dans les écuries des sultans de Cordoue, de Tolède et de Grenade. Certains fanatiques des âneries généalogiques remontent ses illustres origines au sein de la famille du prophète. Un de ses ancêtres asiniens aurait été choyé et même considéré comme le premier des nobles compagnons. D’autres enjambent quelques siècles de plus. Ils le font allègrement descendre de l’âne d’Apulée et d’une jeune et jolie femme noble dont les noces extraordinaires sont rapportées dans le fameux roman. D’autres encore lui supposent une filiation directe avec l’ânon de Jésus de Nazareth. Il fut le premier de tous ses disciples. Il fut le plus fidèle dans le chemin de croix, aurait dit le fils de Marie, hors évangiles. Diantre ! Cet âne a plus de sang bleu dans les veines que toutes les familles royales d’Europe et d’Arabie réunies !

De tous les coins de la terre, l’âne est réclamé.

Comme cela arrive souvent en ce cas, l’objectif atteint est le contraire de celui recherché. Ceux qui, contre son gré, réclament son bonheur, le poussent, sans le vouloir, vers les pires dangers qui soient. Ce qui doit faire la fortune d’Ahmadou devient très vite la cause de ses nombreux malheurs. Sa brusque célébrité et les hautes destinées auxquelles il est appelé, dans le monde entier, suscitent la jalousie légitime de Yahia Bouberma. Son ami et maître bascule de la passion amoureuse la plus débridée à la suspicion paranoïaque la plus funeste. Il prend ombrage de la gloire soudaine d’Ahmadou. Du jour au lendemain, il en conçoit une haine aussi sombre que son amour fut flamboyant.

– Ah, j’aurais dû écouter El Hadja el Kandida à mon retour de Limbus ! se dit en secret Yahia Bouberma. Elle voyait dans les cartes qu’un âne me désarçonnerait, me jetterait à terre et prendrait place sur mon fauteuil tant convoité ! J’ai suivi en partie ses précieux conseils et fait passer tous les ânes du pays au fil de l’épée. Mais j’ai été victime de ma passion pour lui. Ma faiblesse m’a perdu ! Je l’ai épargné, le falso , l’ingrat, le traître... Patience, Ahmadou, patience ! Tu me payeras un jour ou l’autre, et l’avance et le retard !

L’âne tombe en disgrâce. Un brusque changement de régime s’ensuit. Les carottes, autrefois si juteuses et sucrées, deviennent fades et spongieuses. Les salades fraîches de la rosée du matin sont désormais livrées pourries et fangeuses. Un soir, Ahmadou suit passionnément son émission préférée « L’âne savant ». Des déménageurs surgissent, éteignent, débranchent et enlèvent, sans crier gare, le poste de télévision. Dans la foulée, ils jettent brutalement Ahmadou de son lit sur le tapis et emportent le divan sans même un regard pour son occupant. Ils reviennent déterminés, retirent le tapis dessous ses pattes et le laissent, ahuri et pantois, les quatre fers en l’air.

– C’est un coup d’État ! se dit Ahmadou, le gosier sec.

Ziad interrompt son récit et lève son verre vide. Le patron le remplit aussitôt. Les clients commandent leur tournée. Ils offrent à boire à Ziad et trinquent avec lui.

– À la santé des étudiantes révolutionnaires !

L’histoire reprend son cours. La journée s’annonce sous les meilleurs hospices. Le matin est d’un calme troublant. Un brouhaha s’élève au loin. Des vociférations, des cris, le bruit de bris de vitres et de bottes sur le macadam résonnent. Alertés, les clients du bar de l’Ile de beauté se ruent sur le trottoir pour en connaître. Des badauds, le regard apeuré, pressent le pas pour fuir le danger à leurs trousses. Un barrage de police est érigé, en toute hâte, pour protéger le commissariat tout proche. Des centaines de manifestants, au bout du boulevard, le prennent d’assaut. Ils tentent de le forcer. Jets de grenades à gaz et de pierres se croisent au-dessus des deux camps. Puis, le corps à corps s’engage violemment. Les matraques et les barres de fer s’entrechoquent. Dans ce combat de rue, les policiers sont rapidement débordés. Ils se replient, dans la plus grande confusion, derrière les grilles du commissariat. La foule de manifestants, grossie par de nouveaux arrivants, déferle dans le boulevard. Banderoles, pancartes et portraits à la gloire d’Ahmadou flottent au-dessus d’une crue tumultueuse. Les commerçants paniqués baissent, en toute hâte, le rideau métallique de leur magasin, dans un grondement épouvantable. Des vitrines volent en éclats. Le patron du bar de l’Ile de beauté pousse ses clients dehors. Ceux qui sont déjà sortis reviennent en trombe. Ils fuient la menace du déferlement humain. Le rideau de métal se baisse dans un bruit de mitraille. Le bistrot plonge dans le noir effrayant. Le patron allume le néon. L’œil sombre, chargé de fureur et de reproches, Napoléon, parade sur son cheval blanc et toise la bande de planqués de l’Ile de beauté. Son regard fusille à bout portant les déserteurs.

– Allez donc faire votre travail de policier ou de journaliste ! dit Rabah le patron du bistrot.

Il se retrouve contre son gré enfermé avec ses clients. Il s’énerve tout de bon. Pensez donc, devoir dépenser de l’électricité en plein jour !

– À quoi bon ? Nos articles ne seront pas publiés ! À la santé des putes et du syndicat ! Lève haut son verre le journaliste.

– Où allez ? renchérit un des flic. Le commissariat est assiégé. Je suis plus en sécurité ici ! Nous sommes censurés, nous aussi, ajou­te-t-il, en se rapprochant du journaliste. Nous écrivons des rapports qui ne sont jamais lus et finissent au fond des tiroirs. Et quand ils sont lus, nous finissons mutés dans un village perdu. Aux oubliettes ! Les flics et les journalistes ont le même boulot mais ils sont empêchés de faire leur travail !

– Non, dit le journaliste, nous, nous faisons de l’information. Nous nous adressons au public. Vous, vous faites du renseignement. Vous dénoncez les honnêtes citoyens au pouvoir corrompu et corrupteur. C’est différent !

– Mais si vous ne faites pas de la propagande pour le Gouvernement, vos articles ne passent pas ! Vos responsables de rédaction sont vos seuls lecteurs ! Vous faîtes un travail de flic !

– Mais si vos rapports ne sont même pas lus par vos responsables, vous êtes en train de pousser un âne mort ! réplique dépité le journaliste.

– C’est maintenant qu’ils doivent regretter de ne pas les avoir lus. Car nous leur avons dit que ça allait leur péter à la gueule.

– T’inquiète, qu’ils ouvrent avec leurs dents le nœud qu’ils ont fait de leurs mains ! Mais où est donc passé Ziad ?

– Il a rejoint les manifestants ! dénonce le flic qui, en professionnel, a l’œil sur tout.

Au fond du bar deux flics tabassent l’illustre cinéaste Mohamed Lebsir. Il avait réalisé récemment une fiction où un dangereux psychopathe jouait le rôle d’un flic et faisait peur aux enfants. Ils n’ont pas aimé le film et le font savoir à l’auteur avec force arguments. Lui, coincé entre les deux critiques, se met en boule pour se protéger des coups de poings et de pieds qui pleuvent. Ses lunettes à fine monture d’argent, tombent au sol. Elles sont piétinées et réduites en miettes. Un journaliste éméché vole à son secours.

– Mais nous ne sommes pas au commissariat ! proteste-t-il.

D’un direct du gauche, il projette un des flics quelques mètres plus loin. Celui-ci s’effondre sous le lavabo, la tête près des toilettes. Une pluie de coups de bâtons et de barres de fer s’abat contre le rideau de fer et dégrise les clients. Le tollé d’enfer les glace de terreur. Plus aucun mot, ni aucun geste dans tout le bar. Le flic assommé ouvre un œil puis se ravise. Il le referme et fait le mort. 

AD

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