À Vintimille, la fabrique de la violence aux frontières
Allez à la case prison sans passer par le départ. C’est la carte “imprévus” du monopoly, mais dans la vraie vie. Pour les exiléEs qui tentent de passer la frontière entre la France et l’Italie, les dés sont pipés. Les expériences de détention se répètent encore et encore, accompagnées de maltraitances, de misère et de racisme systématisé.
Fin août 2023, plusieurs associations et collectifs opérant des deux côtés de la frontière ont alerté sur la situation au poste de frontière de Menton. Jusqu’à 78 mineurs étrangers y ont été enfermés pendant plusieurs jours, dans des containers. Une vidéo à l’appui, les associations et collectifs des deux côtés de la frontière ont dénoncé une situation insoutenable et complètement illégale de détention, surtout pour des mineurs qui devraient être pris en charge par la protection de l’enfance. Dimanche 27 août, une manifestation de solidaires, italiens et français, a lieu devant le poste de frontière, à Menton. La Paf (police de l’air et des frontières), mise en porte-à-faux, a libéré les mineurs isolés. Ces derniers se sont retrouvés sans solutions d’hébergement : à Nice, on leur a opposé un manque de places dans le dispositif d’accueil. Ils ont passé plusieurs jours dans le centre-ville (OU), avec la seule assistance des associations solidaires.
Cet enfermement de plusieurs dizaines de mineurs, fin août, a été relevée par les solidaires du côté italien. Iels sont présentEs tous les jours à la frontière pour apporter du soutien à celles et ceux qui sont refouléEs de la France vers l’Italie. « Un jour on a parlé avec un homme visiblement très jeune, détaille Radis1, membre du collectif Progetto 20K, basé à Vintimille. Il nous a raconté qu’il y avait énormément de jeunes à la Paf. » Le récit d’un des mineurs, publié avec un communiqué de presse le 25 août, est très précis. « Je suis monté dans le premier train pour Nice dimanche 20 août au petit matin. A la gare de Menton Garavan, la police française me contrôle […] Quand je suis arrivé [Au poste de frontière N.D.A.], on m’a fait entrer dans une pièce où il y avait déjà beaucoup de personnes comme moi, des mineurs [...] Il y avait une quarantaine de personnes environ. Certains étaient déjà là depuis deux jours ». Ce jeune et d’autres ont été renvoyés vers la police italienne le mardi 22 août, 48 heures après son interpellation. Ils sont sortis du poste de frontière avec une OQTF (obligation de quitter le territoire français), et une IRTF (interdiction de retour sur le territoire français), et après avoir subi une prise d’empreintes et une identification les cataloguant comme majeurs. « Cela arrive souvent que les mineurs soient réfoulés, mais la police italienne les ramène immédiatement en France, témoigne Radis. Ils font un ping-pong. Cette fois-ci, ils ont fait en sorte que ce ne soit pas possible. »
“ La détention au poste de frontière n’a aucun cadre légal”
Les associations et collectifs solidaires se sont mis en réseau pour documenter la situation, apporter du soutien et communiquer. WeWorld, une ONG italienne présente à Vintimille, a pu communiquer directement avec la Paf et vérifier la situation. « On a été alerté par un ami qui travaille du côté français, rembobine Jacopo Colomba, chef de projet pour WeWorld à Vintimille. Il y a eu des détentions qui ont duré jusqu’à 5 jours. C’est la première fois que la Paf remet officiellement en question l’âge des jeunes qui a été enregistré en Italie2. » Certains jeunes auraient également été à nouveau interviewés pour prouver leur minorité. « On connaît au moins deux cas de jeunes qui ont subi un contrôle de minorité extrêmement rapide, explique Jacopo Colomba. Ils ont eu droit à 10 minutes d’entretien téléphonique avec un assistant sociale. C’est hors de tout cadre légal. »
La détention, de mineurs comme de majeurs, à la frontière italienne est pratique courante depuis 2015 et la fermeture des frontières intérieures à l’UE. Cette fermeture, exceptionnelle dans le cadre des accords Schengen, est renouvelée par la France tous les 6 mois sur la base d’une « menace exceptionnelle ». Ces renouvellements ne peuvent pas dépasser les 2 ans, légalement. La cour européenne a récemment établi que les « refus d’entrée » opposés par la Paf aux exiléEs tentant de passer la frontière sont illégaux. C’est tout un système de refoulement qui se base sur ces zones grises juridiques, y compris dans la détention. « La privation de liberté dans les locaux de la Paf n’a absolument aucun cadre légal, lance Amélie Blanchot, responsable des frontières intérieures chez Anafé (Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers). Et d’autant plus pour les mineurs non accompagnés. Ils sont enfermés et refoulés en violation du droit international et des recommandations du comité des droits de l’enfant de l’ONU. » Comme Jacopo Colomba, Amélie Blanchot pointe le « souci avec le fonctionnement de la Paf et du département [chargé de la prise en charge des mineurs à travers l’Aide sociale à l’enfance, N.D.A.], qui provoque une longue durée d’enfermement. »
La situation critique de fin août est loin d’être exceptionnelle dans sa nature. « On observe cette pratique d’enfermement des mineurs depuis plusieurs années, témoigne Amélie Blanchot. Ce qui est nouveau cette année, c’est la durée d’enfermement et la quantité de mineurs présents. » En avril dernier, une situation similaire avait donné lieu à une forte médiatisation de la frontière dans les médias italiens et dans la presse locale en France. Un gymnase avait été réquisitionné à Nice par la préfecture pour héberger les mineurs en attente d’être pris en charge. « Depuis le début de l’année, on observe une augmentation des mineurs non accompagnés sur le territoire, analyse Jacopo Colomba. Début mai, il y a eu un pic et un tour de vis dans le contrôle de la frontière. »
Le dispositif de contrôle ne se limite pas uniquement au poste de frontière de Menton. La vallée de la Roya, rendue célèbre par la mobilisation citoyenne en faveur des exiléEs et symbolisée par Cédric Herrou, est également un territoire d’exception. « La Roya est enclavée, tranche Suzel Prio, membre du collectif Roya Citoyenne. Il y a énormément de contrôles au faciès sur les trains, même violents comme récemment à Breil-sur-Roya. Nous observons que la maltraitance s’aggrave depuis quelques temps. » La Roya est un territoire particulier, où les luttes des solidaires ont eu une écho nationale et ont mené à un statu quo avec la préfecture. « D’habitude, tousTEs les exiléEs qu’on rencontrait ici on pouvait les emmener à Nice pour la demande d’asile sans être arrêtés, détaille Suzel Piro. Depuis décembre, c’est la gendarmerie qui les emmène. Il ne s’est rien passé de grave pour l’instant, mais on est préoccupéEs, c’est mauvais signe. »
Une frontière qui cristallise les passions d’extrême droite
Que s’est-il passé alors cette année à la frontière de Vintimille ? Si on a pu observer une augmentation des exiléEs présentEs sur le territoire, c’est surtout une politique de plus en plus répressive qui les attend. Du côté italien, l’élection du maire d’extrême droite Flavio Di Muro (Fratelli d’Italia, le parti de Giorgia Meloni) a précipité la situation. Seulement quelques jours après sa prise de fonctions, le maire a fait démanteler le camp informel des exiléEs, sous un pont autoroutier entre le fleuve et le cimetière. « Maintenant, des agents de sécurité surveillent les points d’eau au cimetière pour que les gens ne puissent pas boire ! Se scandalise Jacopo Colomba. Et la police est présente 24h sur 24 au parc, c’est du jamais vu. » Le nouveau préfet a contrebalancé ces politiques avec la création des PAD (Points d’accueil diffusé). « C’est une goutte d’eau dans la mer, tranche le salarié de WeWorld. Pour l’instant, ils ont crée 20 places pour femmes seules ou familles. Cela s’ajoute à celles qui existaient déjà avec Caritas. C’est symbolique, mais ce n’est pas assez. » La réponse française à la présence croissante d’exiléEs sur le territoire frontalier est un tout-répressif. Autrement dit, rien n’a changé dans la nature de la frontière franco-italienne. Seulement, la répression de la migration augmente en intensité.
Les frontières se font également écho entre elles. Le nombre record d’arrivées sur l’île de Lampedusa, dans le sud de l’Italie, a permis aux politiques de braquer les projecteurs sur la migration. Un décret approuvé le 18 septembre prévoit la création d’un CPR [Centro di permanenza per il rimpatrio, l’équivalent des CRA en France] dans chaque région, et surtout le prolongement des durées de détention à 18 mois. Le maire de Vintimille Flavio Di Muro a proposé la ville comme lieu de création d’un CPR, mais le ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi, en visite à la frontière le 2 octobre, a démenti. Il est plus probable que le nouveau CPR sera construit à Imperia, dans la même province que Vintimille. Du côté français, les choses ne vont pas mieux. Gérald Darmanin a sauté sur l’occasion et s’est pointé à Menton le 12 septembre. Ses annonces ? Un redoublement des policiers et gendarmes déployés à la frontière (ils vont être plus de 320) et un élargissement du poste de la Paf. « À mon avis, c’est des manœuvres politiques, conclut Radis. Ils en profitent pour faire monter leur propagande et se faire mousser. Je vois mal la France se faire submerger par 70 mineurs non accompagnés. »
Contactés, la préfecture des alpes maritimes et le département n’ont pas donné suite à mes demandes d’entretien.
1 Le prénom a été modifié pour protéger l’anonymat
2 Selon la procédure Dublin, les exilé.es qui souhaitent se régulariser doivent le faire dans leur pays de première arrivée. Cette procédure implique une vérification de l’âge et une prise de photo et d’empreintes digitales qui sont partagées avec tous les pays de l’UE.
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