Scandale des retraites : l’« oubli » historique de l’AGESSA
En France, on recense près de 370 000 artistes-auteurs en 2023. Écrivains et écrivaines, illustrateurs et illustratrices, photographes, compositeurs et compositrices, plasticiens et plasticiennes, scénaristes ou encore traducteurs et traductrices : ils forment une communauté diverse dont l’activité est au cœur de la vie culturelle et intellectuelle du pays.
Pendant près de quarante ans, l’AGESSA (organisme chargé de la sécurité sociale des écrivains, illustrateurs et autres créateurs) n’a pas appelé les cotisations vieillesse de dizaines de milliers d’artistes-auteurs. Une faute structurelle reconnue par ses propres responsables et documentée dans le rapport Racine (2020). Résultat : une génération entière s’est retrouvée privée de droits de retraite.
Plusieurs auteurs et autrices ont porté plainte. En 2021, l’écrivain Jean-Marie Le Clézio a obtenu condamnation de l’État et de l’AGESSA pour manquement à la transmission des données retraite. Pourtant, le dispositif de régularisation mis en place s’est révélé inaccessible : moins de 1 % des artistes lésés ont pu racheter leurs droits.
Du fait de ces graves manquements, le gouvernement décide de basculer le recouvrement des cotisations et contributions sociales des artistes-auteurs à l’Urssaf Limousin à partir du 1er janvier 2019. Ce basculement extrêmement brutal et mal préparé a créé une situation de chaos bien connue par tous ceux et celles qui touchent des revenus artistiques ou des droits d'auteur. On aurait pu imaginer que dans ces conditions, l'AGESSA serait dissolue. Mais non : la décision prise a été de la rebaptiser SSAA et de continuer à lui confier le pilotage de la sécurité sociale des artistes-auteurs.
Y a-t-il un pilote dans l'avion ?
Mais concrètement, qui décidait à l'AGESSA et qui pilote la nouvelle SSAA ? L’AGESSA est créée en 1977 pour gérer la sécurité sociale des auteurs relevant du régime général (écrivains, photographes, traducteurs, etc.).
« Les membres suivants, fondateurs et actifs de l’association au 31/12/21 :
— la Société des Gens de Lettres (SGDL)
— la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD)
— la Société des Auteurs Compositeurs et Éditeurs de Musique (SACEM)
— le Syndicat National de l’Édition (SNE)
— la Fédération de la Production Cinématographique Française (FNCF), devenue l’Union des Producteurs de Cinéma (UPC)
— Radio France
— le Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs (SNAC)
— l’Union des Photographes Professionnels (UPP, anciennement UPC) »
Dans le cadre du changement de statut (transformation de l’AGESSA en SSAA), ces membres fondateurs ont été ceux qui ont adopté les nouveaux statuts le 5 septembre 2022 (ou voté les modifications statutaires) prévoyant le rapprochement de l’AGESSA et de la Maison des artistes pour ne garder que les missions liées à la sécurité sociale.
Ainsi, les “membres fondateurs” ne sont pas des personnes physiques, mais des sociétés / organismes de gestion collectives / syndicats / organismes culturels : SGDL, SACD, SACEM, SNE, UPC, Radio France, SNAC, UPP.
Dans la gouvernance actuelle de la SSAA, l’assemblée générale est constituée des membres fondateurs et actifs ainsi que des membres du Conseil d’administration nommés. Le conseil d'administration n'a pas été élu directement par les artistes-auteurs, contrairement aux demandes répétés d'une vingtaine d'organisations professionnels ou les recommandations du rapport Racine, mais désignés par arrêté conjoint des ministères de tutelle (Culture et Affaires sociales).
Lorsque le conseil d'administration est enfin installé (2022), il est structuré de manière à limiter la voix des artistes-auteurs.
Des règles imposent aux membres : un “devoir de loyauté” envers la direction, une obligation de confidentialité, avec la menace de sanctions ou d’exclusion en cas de non-respect. Plusieurs organisations professionnelles (CAAP, FRAAP, etc.) dénoncent un “déni de démocratie” et une gouvernance verrouillée, qui réduit les artistes-auteurs à des figurants dans leur propre régime. En 2024, 22 organisations cosignent une lettre ouverte contre cette gouvernance jugée illégitime.
2025 : la Cour des comptes tire de nouveau la sonnette d’alarme
Le 16 juillet 2025, la Cour des comptes publie un rapport au vitriol sur la SSAA (Sécurité sociale des artistes-auteurs, issue de la fusion de l’AGESSA et de la Maison des artistes en 2019). Le constat est sévère :
- Une gouvernance fantôme : absence de conseil d’administration réel avant 2022, manque de convention d’objectifs claire entre ministères de tutelle (Cour des comptes, Rapport 2025, p. 11-14.)
- Des comptes non certifiés : aucun commissaire aux comptes, pas de publication officielle, anomalies comptables répétées (ibid., p. 31-35)
- Un système informatique hors de prix : marché public irrégulier, coût final > 1 M€, logiciel inopérant (ibid., p. 34)
- Des décisions d’affiliation non transmises à l’Urssaf Limousin, créant des incohérences dans le fichier des cotisants (ibid., p. 22-24).
- Une action sociale réduite à deux aides (surcotisation et régularisation), loin des besoins réels des auteurs (ibid., p. 19-21)
- Un management interne défaillant : absentéisme élevé, charges de personnel mal calibrées, politique salariale “avantageuse” mais efficacité faible (ibid., p. 27-30)
Le scandale qui se répète
Ce rapport montre que les conditions du scandale AGESSA perdurent :
- L’opacité comptable rappelle l’époque où des générations entières ignoraient que leurs cotisations n’étaient pas appelées.
- L’inefficience dans l’affiliation ou la régularisation continue de priver les auteurs d’une sécurité sociale digne de ce nom.
- L’absence de pilotage clair entre ministères et la faiblesse de la gouvernance ouvrent la voie à de nouveaux ratés structurels.
En clair : le système censé protéger les artistes-auteurs reste un maillon faible de la protection sociale française.
Et maintenant ?
La Cour des comptes recommande explicitement de retirer l’agrément de la SSAA et de repenser totalement la gouvernance.
De leur côté, 21 organisations professionnelles d’artistes-auteurs demandent la création d’un Conseil de protection sociale autonome, élu par les artistes eux-mêmes - une revendication qui rejoint l’exigence de démocratie et de transparence. Pourtant, lors du dernier conseil d’administration de la SSAA du 16 septembre 2025, 7 organisations d’artistes-auteurs ont voté pour le maintien de l’agrément à la SSAA et ont approuvé la suppression à venir de la commission d’action sociale (actuellement cette commission décisionnaire délibère sur l’aide à la sur-cotisation et l’aide au rachat des cotisations retraite prescrites) :
- EAT (Écrivains Associés du Théâtre)
- SGDL (Société des Gens de Lettres)
- SNAC (Syndicat National des Auteurs et Compositeurs)
- GFS (Guilde Française des scénaristes)
- SCA (Scénaristes de Cinéma Associés)
- UNAC (Union Nationale des Auteurs et Compositeurs)
- UPP (Union des Photographes Professionnels)
Deux organismes de gestion collective, la SACEM et la SACD, membres fondateurs de l’AGESSA, ont également voté le 16 septembre pour le maintien de l’agrément à la SSAA. (Source : communiqué intersyndicale artistes-auteurs)
Les artistes-auteurs, déjà fragilisés économiquement, ne devraient pas avoir à subir l’amateurisme et l’opacité d’une institution censée garantir leurs droits fondamentaux.
Le scandale AGESSA n’a pas été réparé. Il se prolonge aujourd’hui dans une SSAA incapable d’assurer ses missions.
Question simple : combien de temps faudra-t-il encore pour que la justice sociale l’emporte ?