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Billet de blog 26 janvier 2016

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Le dominé comme victime : sociologie, autonomie et responsabilité. A propos de la sociologie des attentats.

Le refus de toute explication au terrorisme chez Manuel Valls trahit aussi - il me semble - le rapport particulier que nous avons vis à vis de l'autonomie et de la responsabilité des acteurs du monde social aujourd'hui.

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Pour Manuel Valls "aucune excuse sociale, sociologique et culturelle" ne doit être cherché au terrorisme. Est-il vraiment nécessaire de s'interroger à nouveau sur ces paroles ?

L'un des points centraux des travaux de P. Bourdieu a été de rappeler que « la vérité du monde social est aussi un enjeu de lutte [...] : parce que la représentation que les groupes se font d'eux-mêmes et des autres groupes contribue pour une part importante à faire ce que sont les groupes et ce qu'ils font » (1). Le refus d'expliquer les actes des terroristes chez Valls peut être en partie compris dans cette optique bourdieusienne d'une lutte sur la vérité du monde social car, stratégiquement parlant, notre premier ministre cherche aussi à faire des terroristes des archétypes du mal, qui agissent pour le mal, sans qu'aucune explication ne soit nécessaire.

Mais éloignons nous de l'approche essentiellement stratégique des positions de Manuel Valls et revenons au sujet : tout le monde comprend bien que chercher à comprendre les actes des terroristes ce n'est pas, loin de là, chercher à excuser ces actes. Comprendre, c'est recontextualiser les actes par un retour à la vie des acteurs, afin de retracer le fil d'évènements et les causalités complexes qui ont pu y conduire (2).

Sociologie, autonomie et responsabilité

Toutefois il y a un autre problème derrière la compréhension des actes des terroristes : c'est la question de la responsabilité. Question centrale de l'histoire de la sociologie, elle a trouvé des réponses tout à fait différentes dans les diverses traditions qui ont façonné cette discipline. Mon intention n'est pas de revenir en détail sur ces débats qui ne sont d'ailleurs pas totalement bouclés (pensons à l'ouvrage de Bernard Lahire qui vient tout juste de paraître) (3). 

Cependant, il m'est d'avis que la question de l'excuse traduit aussi un certain rapport aux catégories populaires immigrées aujourd'hui en France et c'est cette idée que j'aimerais développer ici.

Il est difficile, pour un sociologue ou un simple citoyen, de se libérer de ses à priori sur les classes populaires. J. C. Passeron et Claude Grignon ont écrit un ouvrage célèbre sur ce sujet, intitulé Le savant et le populaire. Misérabilisme et Populisme en sociologie et en littérature (1989)(4). Ils notaient alors l'irrémédiable ambivalence des écrits de sociologie et de littérature qui oscillent systématiquement entre une vision "culturelle", qui accorde la pleine « autonomie symbolique à son objet », et une vision dite "idéologique", qui replace les comportements et les dispositions des individus issus des catégories populaires dans des rapports de domination.

A partir de ce schème simple mais très éclairant, Passeron et Grignon envisageaient de possibles dérives associées à chacune de ces manières d'analyser le monde populaire : l'analyse culturelle menant au populisme et l'analyse idéologique menant au misérabilisme. La sociologie et la littérature d'alors oscillait donc entre misérabilisme et populisme.

Or si les catégories populaires d'après guerre étaient victimes de la domination, et donc susceptibles d'être analysées idéologiquement, en réinsérant leurs actes dans un ensemble de mécanismes de domination, faisant ainsi des prolétaires des individus dénués d'autonomie, l'ouvrier était aussi le héro du monde de demain, faisant preuve, par l'action syndicale notamment, d'une capacité de mobilisation, de qualités et d'attitudes, qui en faisait l'objet privilégié de l'analyse culturelle. On retrouve cette ambivalence chez Marx même pour qui le prolétariat est en partie déterminé par sa position dans la production, exploité, aliéné et donc sans autonomie, et en partie représentant de l'unique possibilité d'émancipation de l'homme en tant qu'il est en dehors de la société.

Qu'en est-il des catégories populaires aujourd'hui ?

Depuis le livre de Passeron et Grignon évidemment les classes populaires ont perdu de leur superbe : classes invisibles (5), la question sociale s'est lentement effacée pour laisser place à la question raciale et l'ouvrier d'hier, véritable acteur politique soutenu par des syndicats et un parti acquis à sa cause, n'est plus.

Reste les catégories populaires immigrées, sujets de débats incessants, qui sont aujourd'hui ce que Bourdieu appelait des « classes objets », des classes dominées et qui n'ont, en tant que telles, aucun contrôle sur la production de leur image du monde social et de leur identité sociale : « les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées ».

Dans cette situation d'affaiblissement des catégories populaires, de totale domination symbolique, on comprend alors que les diverses analyses des évènements sont bien souvent « misérabilistes » car c'est l'autonomie même de ces catégories qu'il devient difficile de penser. En ce sens, le sociologue subit l'état du monde social et n'est pas, loin s'en faut, un observateur libre, extérieur, en position de surplomb, libre de toute influence, motivé par aucun désir : au contraire, le sociologue prend parti dans la construction des représentations officielles du monde social et est autant observateur qu'acteur du monde social.

 Les analyses « profanes » du monde sociale, celle que nous faisons toutes et tous de manière inconsciente, considèrent que les actes criminels des terroristes sont en quelque sorte représentatif de la condition du prolétariat immigré français, l'effet de guerres extérieures initiées par l'occident (Iraq, Lybie), du racisme et de la discrimination ou encore le résultat d'un état de déliquescence moral, du nihilisme qui semble caractériser nos sociétés occidentales.

Pensés comme victimes d'un état du monde, incapables de construire par eux-mêmes un discours sur eux-mêmes, muets sur leurs propres identités, qu'en est-il de la responsabilité des individus vis à vis de leurs actes ? Cantonnée à des analyses « idéologiques », la sociologie profane a tendance à proposer une vision tout à fait particulière des acteurs du monde social, dénués de toute autonomie culturelle, agissant entièrement en réaction sous l'effet de diverses dominations, si bien que les actes des dominés – terroristes ou autres – ne sont que l'effet du monde qui les domine, qui les place dans des situations inacceptables.

Ces analyses sont-elles sans intérêts ? Non, évidemment. Les analyses idéologiques, pour reprendre les termes de Passeron et Grignon, ont une valeur analytique, produisent un discours important sur le monde social. Mais quand c'est l'essentiel des analyses médiatiques qui se limitent à ce type de vision, comme c'est le cas aujourd'hui dans la littérature profane, alors c'est l'idée même de responsabilité et d'autonomie dans l'action qui sont difficiles à envisager.

D'où, peut être, la situation actuelle menant certaines figures médiatiques à s'ériger contre les analyses sociologiques et la « culture de l'excuse », en y voyant une discipline qui déresponsabilise les individus.

(1) P. Bourdieu, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, 2002.

(2)  Force est de constater que cette volonté de recontextualiser ne se fait pas pressante pour tous les comportements : ainsi, à propos des évènements récents en Corse, on n'a trouvé aucun désir de contextualiser, c'est à dire de parler de la culture corse ou de la réalité de la communauté Corse. Ici c'est simplement l'acte – des Corses détruisant une mosquée – qui a happé la totalité du débat, nouveau signe, pour beaucoup, d'un racisme rampant en Corse.

(3) Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », 2016. 

(4) J.-C. Passeron & Cl. Grignon, Le savant et le populaire: misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, 1989.

(5) Pensons à l'ouvrage de S. Beaud et M. Pialoux Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Monbéliard (1999) ou encore le travail ethnographique d'Olivier Schwartz retranscrit dans son livre intitulé Le monde privé des ouvriers, 1990.

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