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Billet de blog 22 juillet 2025

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La parole légitime et les autres

Le témoignage récent de Nicolas Demorand, journaliste reconnu, a été salué comme courageux. Il a parlé de sa traversée psychiatrique, de son trouble– avec des mots forts, une forme littéraire maîtrisée, et un écho médiatique immédiat. Il a pu être publié, être invité, expliquer, être entendu. Mais il faut dire ce que ce type de témoignage ne dit pas.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Nicolas Demorand a pu traverser la psychiatrie avec un accès in fine aux tribunes, aux micros, aux plateaux. Il est journaliste, il connaît les codes. Il est né au Canada, un pays connu pour être à la pointe des nouveaux traitements et de la prise en charge des troubles psychiques — il dispose de ressources, de capital social, culturel, économique.

Cela ne minimise pas son vécu, sa souffrance et celle de ses proches — mais cela le distingue radicalement d’une majorité d’usagers de la psychiatrie publique française. De ceux qu’il nomme “mes frères de maladie”, (c’est ce qui est écrit sur les affiches publicitaires affichées un peu partout qui font la promotion de son livre) comme si l’expérience psychiatrique produisait une égalité spontanée entre individus — ce qui est inexact.

Le témoignage récent d’un journaliste connu, évoquant ses passages en cabinets psychiatriques, a suscité l’émotion. Soit.

Mais ce traitement médiatique, même sincère, renforce un effet pervers : on croit avoir « abordé le sujet », alors qu’on n’a fait que le survoler à travers une figure médiatique reconnue, écoutée, prise au sérieux, tout en sachant que ce problème est présent depuis des décennies.

Le système, lui, ne change pas. Ceux qui n’ont ni carte de presse ni vitrine publique restent coincés dans les angles morts.

La psychiatrie, comme d’autres institutions, ne produit pas la même violence selon le statut social de la personne prise en charge. Un journaliste connu, bien entouré, peut trouver des relais.

Un bénéficiaire du RSA isolé, non. Un cadre supérieur, même en crise, sera plus souvent traité avec précaution et surtout bénéficie d'une bonne mutuelle, un atout crucial dans la pente vertigineuse de la privatisation des soins en France.

Une personne au chômage ou en situation précaire, elle, subira plus facilement les effets brutaux d’un système saturé : infantilisation, isolement injustifié, absence de suivi.

Les réactions face aux prises de parole ne sont pas équitables. Un professionnel reconnu obtient du soutien public. Une personne marginalisée récolte fréquemment du rejet : administratif, professionnel, social.

Ce sont là mes véritables “frères et sœurs de galère” de la psychiatrie publique. Celles et ceux dont le récit ne fait pas l’objet d’une publication, mais d’un silence persistant. Celles et ceux dont on évite le regard dans la salle d’attente. Celles et ceux à qui l’on ne répond plus.

La psychiatrie publique n’est pas le « parent pauvre » de l’hôpital — qui l’est déjà lui-même. C’est le parent qu’on cache. Celui dont on ne veut ni voir le visage, ni entendre la voix. Celui avec qui on a coupé les ponts. Celui dont on parle à la marge, lors d’une journée de la « Santé Mentale » ou d’une campagne pour "La Journée Internationale des Personnes en Situation de Handicap" tous les 3 décembre — autant d’efforts de communication qui masquent une réalité sans mise en scène possible : le sous-financement chronique, l’atomisation des parcours de soin, l’indifférence face aux conséquences humaines. La psychiatrie privée ; une machine à cash.

Car dans le privé, on paie. Cher. Trop cher. Pourquoi ? Pour entendre ce qu’on sait déjà. Pour des réponses standardisées à des trajectoires singulières.

Sur le papier, la santé mentale est devenue une cause nationale. Dans les faits, c’est un champ abandonné, disqualifié, relégué.

Étant moi-même diagnostiquée bipolaire ou souffrant de troubles de la personnalité limite plus communément appelée borderline (le diagnostic variant d’un professionnel de santé à un autre) j’ai dû naviguer, et ce, depuis l’adolescence, dans un système dysfonctionnel parfois d’une violence psychologique incommensurable, parfois plus violente que la pathologie elle-même.

J’ai été prise en charge à plusieurs reprises par des services de psychiatrie publique et privée en Île-de-France, dans le cadre d’un parcours de soins que j’ai moi-même initié. Ce que j’ai rencontré dans ces établissements n’a que très peu à voir avec l’idée de soin ou d’accompagnement.

Il s’agit, à bien des égards, de dysfonctionnements répétés, constitutifs de violences institutionnelles.

Il m’a fallu attendre 43 ans pour poser un troisième diagnostique : la violence institutionnelle. Cela m’a certes permis de développer une résilience et un sens de la débrouillardise qui me surprennent encore aujourd’hui. Mais ce n’est pas le cas pour tous les patients. 

Au fil de mes prises en charge, j’ai constaté de manière récurrente :

∙ Des rendez-vous annulés ou déplacés avec des attentes trop longues pour de nouvelles propositions de suivi dans le public ;

∙ Des prescriptions médicamenteuses sans information claire sur les effets secondaires ni consentement éclairé donnant au patient l'impression d'être un rat de laboratoire ;

∙ Des pratiques de disqualification de la parole du patient, réduisant toute alerte ou objection à un symptôme ;

J’ai subi des effets secondaires sévères : deux crises d’épilepsie dues au traitement, prise ou perte de poids brutale (jusqu’à 15 kg en six mois), lactations mammaires non sollicitées, mouvements involontaires des jambes et des bras (impatiences), altérations de l’alimentation et dans certains cas, un état de sédation extrême. Aujourd’hui encore, je ne peux dormir qu’à l’aide de sept comprimés (je ne compte que ceux que je prends le soir...) et ce, depuis plus de 25 ans.

Le diagnostic peut prendre des mois, voire des années, les consultations sont rares, les professionnels débordés, d'ailleurs ce sont les médecins généralistes qui traitent la plupart des personnes en détresse psychologique chronique.

On pointe du doigt ces mêmes médecins généralistes qui prescrivent des arrêts maladie de "complaisance" alors que la souffrance humaine est là, bien réelle, le système culpabilise les gens qui subissent cette souffrance, car ils "creusent la dette publique".

Sans parler des femmes et hommes qui perdent leur emploi, qui ne font pas semblants," pour passer la journée devant une plateforme de streaming ou sur les réseaux", que des myth(o)es!

Ces éléments ont des conséquences directes sur la stabilité psychique, l'autonomie, les conditions de vie, ainsi que l'accès aux droits les plus élémentaires d'êtres humains.

Pour ma part, j'ai subi ce même lot commun : conséquences sur ma scolarité, mes relations interpersonnelles, ma vie professionnelle.

Surtout ma famille, mes proches. Démunis, dépassés, pas assez informés et isolés.

Ma pathologie touche 100% de ma vie, pourtant elle est invisible.

Le manque de moyens humains et économiques rendent extrêmement difficile la coordination entre les unités hospitalières, les CMP (centres médicaux psychiatriques) et les acteurs sociaux pourtant censés travailler en articulation fluide.

Un défaut d’évaluation générale de la situation de vie du patient, spécialement sur les plans financier, social ou résidentiel, malgré des signaux clairs de vulnérabilité.

Ces faits ne relèvent ni de l’anecdote, ni de l’accident isolé, mais s’inscrivent dans un fonctionnement systémique, largement documenté dans les rapports publics, mais rarement interrogé à partir du vécu des premiers concernés.

Une logique systémique

Ces situations ne sont pas le fruit d’intentions malveillantes, mais de mécanismes organisationnels défaillants : surcharge des équipes, sous-financement chronique, pénurie de personnel formé, protocole standardisé non contextualisé, absence de cadre éthique pour l’écoute du patient, hiérarchisation excessive empêchant tout recours.

Il ne s’agit donc pas de remettre en cause l’engagement individuel des soignants, qui est réel et qui se retrouvent eux-mêmes impactés par le manque de moyens et la violence quasi involontaires de patients en souffrance, mais de questionner un système dans lequel la déshumanisation est devenue structurelle.

Ce que ce témoignage vise

Ce texte n’a pas vocation à susciter la compassion. Il répond à un double objectif :

  1. Documenter des pratiques que l’on qualifie trop facilement de « dysfonctionnements », alors qu’elles relèvent d’un mode de gestion ordinaire du soin psychiatrique public.
  2. Rappeler la responsabilité politique qui entoure le maintien de ce système, et le silence prolongé qui couvre les personnes affectées.

Il ne s’agit pas ici de demander des excuses ou une réparation personnelle. Il s’agit de contribuer à une archive collective et d’affirmer que les violences subies par les usagers de la psychiatrie ne relèvent pas du secret médical ni du non-dit, mais du champ du politique et du droit et de l’insertion dans le monde socio-professionnel de personnes souffrant de troubles psychiques. 

PS : Au moment de la rédaction de ce témoignage, Le Premier ministre, Monsieur François Bayrou, a annoncé vouloir restreindre la prise en charge des affections de longue durée, qui concerne plus de 20 % des Français.

Source : https://www.20minutes.fr/sante/4163817-20250717-budget-quoi-consiste-remboursement-100-malades-chroniques-lequel-bayrou-veut-revenir

Je suis moi-même bénéficiaire de l'ALD (affection de longue durée).

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