Il faut bien que je mange mon dîner. — Cette île est à moi par Sycorax ma mère ; — tu me l’as prise… Lors de ton arrivée ici, — tu me caressais et me gâtais ; tu me donnais — de l’eau, avec des baies dedans ; et tu m’apprenais — à nommer la grosse et la petite lumière — qui brûlent le jour et la nuit ; et alors je t’aimai, — je te montrai toutes les ressources de l’île, — les ruisseaux d’eau douce, les bassins de saumure, les endroits arides et les fertiles. — Maudit sois-je de l’avoir fait !… Que tous les charmes — de Sycorax, crapauds, escarbots, chauves-souris fondent sur vous ! — Car je suis tous vos sujets, — moi qui étais mon propre roi, et vous me donnez pour souille — ce roc dur, tandis que vous m’enlevez — le reste de mon île.
Caliban in La Tempête, William Shakespeare, acte I, scène 1
Il y a des livres que tout en lisant on se reproche de ne pas avoir lus plus tôt. "Caliban et la sorcière" de Silvia Federici est de ceux-là. Silvia Federici est chercheur universitaire, professeur émérite de l'université de Hofstra à New-York. Silvia Federici est marxiste, foucauldienne et féministe comme elle l'écrit elle-même. On comprend le peu d'écho que la traduction de ce livre majeur, classique incontournable outre-atlantique pour qui s'intéresse à l'histoire du genre, a rencontré en France. Notre pensée unique, notre "règle du Je" ébouriffante, est largement post-tout-çà.
"Caliban et la sorcière" décrit la violence et la brutalité extrêmes de l'accumulation primitive du capital. Comment, entre le XVI° et XVIII° siècle, dans cette Europe de la Renaissance et des Lumières qu'on nous dépeint à loisir comme la victoire de la Raison sur la Barbarie, la privatisation des biens collectifs a jeté dans une misère profonde des millions d'individus. Comment, les lois punitives sur le vagabondage ont de force condamné les êtres au travail salarié — considéré par eux comme "pire que l'esclavage" —. Comment le rôle de la femme a été réduit à celui de simple reproductrice de la force de travail, avec une violence que l'on n'imagine pas (250 femmes par jour mises à mort pour cause de sorcellerie ou d'infanticide pendant presque trois siècles). Comment le procédé des enclosures, d'une privatisation des terres communes s'est étendu aux femmes jusqu'à ce que les femmes elles-mêmes deviennent les communaux. Comment la colonisation a exporté cette barbarie, d'abord par l'extermination — on oublie trop rapidement que 95% de la population indigène du continent américain devait disparaître suite à sa "découverte" par l'Europe triomphante —. Comment le passage d'une économie de la fécondité à une économie de la reproduction n'a pas été une transition douce mais la destruction massive, systématique de tout un monde dont les femmes furent les premières victimes.
La chasse aux sorcières anéantit tout un monde de pratiques féminines, de rapports collectifs et de systèmes de connaissances qui avaient constitué le fondement du pouvoir des femmes dans l'Europe pré-capitaliste, ainsi que la condition de leur résistance dans la lutte contre le féodalisme.
Caliban et la Sorcière. Silvia Federici.
Conclure benoîtement que certes l'enfantement du capitalisme fut douloureux, mais que tout cela appartient à un passé bel et bien révolu serait, de manière totalement crasse, ignorer la similitude du capitalisme actuel avec son violent passé. Cette barbarie n'a pas été terrassée par la raison. Elle est la raison même du processus de l'accumulation de richesses. Les mêmes maux produisent toujours les mêmes histoires.