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Billet de blog 26 janvier 2015

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Comment paissent les moutons ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J'adore les questions cons. En deux jours de balade champêtre, forcément, des vaches, des chevaux, des moutons comme s'il en pleuvait : et en plus il a plu. Donc des troupeaux dans des champs, des prés, des pâtures. Avec des arbres, un peu, beaucoup, rangés en lisière ou en bosquet. Des haies, des clôtures et des troupeaux petits ou grands. Disposés en tâches, blanche, caramel, noire, pie ou bai. Bien que très respectueux des vaches — des génisses en particulier pour des raisons intimement mythologiques — j'ai un faible pour les moutons : d'abord parce que tout est bon dans le mouton ; ensuite parce que l'herbe serait bleue, on aurait ainsi à nos pieds de jolis ciels tout pommelés. Admettons qu'une Holstein dans de l'herbe bleue jusqu'aux genoux ne rend pas le même effet. Le mouton n'est peut-être pas très intelligent, moins que le cochon paraît-il mais un peu plus que la chèvre, il est en tout cas décoratif. En diable.

Invariablement, le spectacle d'un troupeau de moutons paissant paisiblement fait jaillir du coeur ce "trop mignon !" qui explique les générations de bergers et de bergères, la petite rivière et le flûtiau, bref tout le monde sait de quoi je parle. Le "Petit Prince" le premier qui voulait qu'en plein désert, à mille milles de toute terre habitée, et donc pour la rendre habitable, on lui dessinât un mouton. Est-ce un art inné de la décoration qui fait que le troupeau de moutons va à coup sûr disposer ses têtes artistiquement dans le pré où il broute ? Existe-t-il un sens de la proportion, de la perspective, une intelligence singulière et collective de l'harmonie chez les ovins qui rejoindrait la nôtre de sapiens sapiens ? Ou alors se disposent-t'ils au hasard, en se contrefoutant comme de leur première laine de l'effet produit ? Peut-on parler d'une esthétique du mouton, d'un sens un peu glorieux de la beauté et de l'équilibre ?

La question aurait pu être abordée par des peintres — la présence du mouton dans la peinture est juste ahurissante — des sociologues, des savants ou simplement des curieux. Las, nenni. Elle l'a été par des gestionnaires soucieux d'augmenter la productivité du broutage :

We have looked at the behaviour of sheep and cattle and we can use this knowledge to manage grazing behaviour and improve productivity.

 J. App. Anim. Behaviour

Dans cet article, fouillé et documenté — et dont je recommande particulièrement la lecture de la bibliographie — on apprend que l'art du broutage dont dérive directement la position respective des moutons dans les pâtures est extrêmement variable et largement influencée par :

  1. les saisons et le rythme circadien ;
  2. la température et l'humidité ;
  3. la direction du vent ;
  4. la présence d'un berger ou d'une bergère ;
  5. la présence d'un point d'eau ;
  6. la topographie du pré ;
  7. le type d'herbe disponible ;
  8. la défécation ;
  9. l'organisation sociale ;
  10. l'existence de facilitations sociales.

Le mouton décrit comme le suiveur grégaire et niais par excellence est cependant attentif à son confort. Qu'il fasse trop chaud, il se mettra à l'ombre ou se protègera du flanc de son voisin. Le mérinos paîtra en petits groupes d'amis, conversant au gré du repas. Le mouton remonte le nez au vent, aventurier et bec fin, choisissant les herbes les meilleures avec soin. Qu'un danger survienne, il adoptera la technique de l'essaim, les plus faibles au centre, dans un mouvement tournoyant destiné à désorienter le prédateur. Donc, au risque de se répéter, pas si con le mouton.

Au final : un goût irréfutable pour l'existence, enclin à une vie pépère, marquée cependant par un certain hédonisme, le désir de persévérer en son être comme tout un chacun, décrivent bien mieux le mouton que les variables isolées plus haut. Bref, les managers amoureux du mouton en batterie peuvent ranger leurs calepins : même le mouton se balance de leurs modèles et de leurs stratégies managériales.

Donc, si on ne peut affirmer raisonnablement un sens esthétique chez le mouton, on peut raisonnablement affirmer un sens de la résistance.

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