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Billet de blog 26 janvier 2015

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Laïque ta mère !

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S’il était aussi facile de commander aux âmes qu’aux langues, tout souverain régnerait en sécurité et il n’y aurait pas de pouvoir violent. [...] Mais [...] il est impossible que l’âme d’un homme relève absolument du droit d’un autre homme. Personne ne peut transférer à autrui son droit naturel, c’est-à-dire sa faculté de raisonner librement et de juger librement de toutes choses ; c’est pourquoi l’on considère qu’un État est violent quand il s’en prend aux âmes... »

Baruch Spinoza. Traité théologie-politique

J’ai été un lecteur assidu de Charlie Hebdo dans les années Cavanna. Le paysage journalistique français de l’époque faisait encore la part belle à l’information et aux débats d’opinion. Les canards de gauche existaient : engagés, militants, résistants, parfois obtus ou endoctrinés comme on l’est lorsqu’on est convaincu de défendre une cause. À droite, symétrie oblige, même typologie. Il y avait ceux qui « croyaient aux conneries qu’ils avaient découvertes tout seuls » et « ceux qui croyaient aux conneries qu’on leur avait apprises ». Dans ce panorama, l’impertinence outrancière de Charlie Hebdo avait plus que sa place : indispensable garde-fou de justement les idées les plus folles telles qu’en produisent tous les dogmes de droite comme de gauche. On se prenait sa rincée, parfois en grinçant. Il y avait du verbe, bien droit, du trait gribouille et des traits de génie. Puis je suis devenu con, puis vieux et enfin vieux con. Puis les canards se sont déplumés, clairsemés, les baveux ont évolué mainstream. La presse en redingote s’est regroupée sous le haut-de-forme de la finance, la canaille a fini par rejoindre la mare boueuse des tabloïds. À force d’images, la pensée est devenue grise comme un mur de latrine. Et les dessins de Charlie sont devenus des « trucs avec des poils autour » comme ceux qui décorent tous les goguenots du monde, avec des pauvres mots d’amour et des gros mots de haine.

J’ai été, j’espère être un républicain. D'une république à la française, celle des sans-culottes, celle qui déboulait dans la Constituante pour redonner l’heure de la rue aux députés. La res publica, je sais pas toi, mais moi je ne la vois pas dans un hémicycle avec des tonitruants en costard à 1 000 boules l’impact. Qui prétendent nous l’inscrire dans ce marbre de faussaire de l’information en continu, au prétexte de la transparence et de la démocratie participative. La chose publique, je la vois dehors, faite de mélange, d’odeurs, de couleurs, de sons. Vivante bordel !, de ciel ou de caniveau qu’importe, du moment qu’elle est là, d’un sang qui bat dans les artères des villes, toi, moi, nous. Toi, moi, nous, une trinité en forme de comptine quand il fait beau et de chant qui gronde quand les gueules deviennent noires et que les affameurs sont de retour.

Ma république, elle a pris des couleurs, des sons, des odeurs, d’ailleurs. Le patois de mon coin qu’avait eu fort à faire par le passé avec le francisque, le flamand, le latin, l’espagnol, v’là qu’il a fallu qu’il se mette au berbère, à l’arabe, au wolof, au mandingue et au peul. Il a fallu qu'on tricote des doigts, et qu'on se décoince les esgourdes pour se comprendre. Et çà, en même temps qu'on se potassait vite fait le rital et le polak pour les nuls, avant qu'on se reprenne une autre déferlante culturelle de Roumains et de Cosaques. On ne se comprenait pas toujours et ça pouvait même aller chercher quelques morts dans l'incompréhension quand le pouls s'accélérait. C'est à ce moment-là que, toujours on voyait se rappliquer quelques gars de la haute, nous raconter la France Blanc Bleue quand à leur goût il y avait eu trop de rouge. Je dis pas qu'on était tous de gauche, tant s'en faut, la plupart faisaient pas "la politique". Nous étions juste des pékins ordinaires avec le coeur placé à cet endroit-là. On se méfiait des intellos qui parlaient de nous comme "classe", histoire de conceptualiser notre quotidien, pour l'accrocher dans un Manifeste, l'inscrire dans une Charte, en faire un objet sociopolitique d'analyse et de prospective, un objet de la bande à Bourdieu. Et des autres, qui nous racontait que vive l'individu travailleur et méritant, lui serait toujours récompensé. Comme si du travail et du mérite, on le bradait pas tous les jours à un gonze qu'il fallait régulièrement dégager de sa gentilhommière à coup de barres à mine pour qu'il lâche un peu d'une récompense qu'il pensait due à son seul mérite. Des pièges à voix, des mecs dont on se méfiait parce qu'on voyait bien à leur teint qu'ils avaient pas l'habitude de se lever tôt et de bouffer de la chienne. Y en avait peu, touchés par la sainteté, par l'apostolat de l'idée libératrice, des accrochés sévères, donnant de leur personne. Des rêveurs, durs comme fer, des Antoine de Tounens, des rois patagons. Ceux-là, je l'avoue, ont enflammé ma jeunesse et me réchauffent encore. Redonnez-moi Camus et Nizan...

Les Démocrates, les parleurs, les disant, les faiseurs de lois et de papiers, les ceusses qui nous assuraient le plain pied ou à défaut l'escalier social, je les ai toujours vus à côté de la res publica, avec des prétentions à se voir au-dessus. La force performative de l'école, sûrement, qui fait qu'à force de monter de classe, tu finis par te sentir classieux. Et méritant. Qui te fait bouffer du roman national à n'en pouvoir mais. Qui t'explique qu'un jour, oui, tu pourras à ton tour, écrire dans ce grand livre de la nation. Qu'un jour tu seras citoyen, et que citoyen c'est chouette. Tellement chouette d'ailleurs que ça remplace tout : citoyen, tout-en-un de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité.

Sauf que : citoyen ça se mérite. Que les choses soient claires.

La première astuce est là : ici, dans mon pays, la nationalité s'acquière et la citoyenneté se mérite. Le citoyen, je te le rappelle si on t'as recalé dans ton cursus de citoyenneté, est cette chose à apparence humaine qui aura réussi cette dichotomie fondamentale : être un individu en public et une personne en privé. Qui, selon la sphère dans laquelle il est en train d'évoluer, sera ou ne sera pas, Paul, Gamzé, Khadidja, Andreea, Iga, Mohamed, Tourondo ou Salif. Cette boîte à occultation, on te la greffe, semble-t-il, dès l'école, avec la Marseillaise et les cours de politesse. Elle porte le nom de laïcité. La greffe prends, t'es laïc ; en cas de rejet, t'es pas laïc. T'es pas laïc, t'es pas citoyen. T'es pas libre-égal-frère. Et ça, mon pote, c'est à cause qu'il y a eu les Lumières, et que les Lumières elles ont éclairé le monde qui jusqu'alors vivait couvert de poils dans l'obscurité la plus totale. Et les Lumières, sache-le, c'est la France qui les a allumées. Où comment résumer en une phrase un vrai putain de roman national.

Là encore, oui. Sauf que.

Ce brave Emmanuel, Kant pour le nommer, dans "Qu'est-ce que les Lumières ?", nous expose que la véritable révolution des Lumières n'est pas de séparer la sphère privée de la sphère publique (ce qui était le cas depuis quelques décennies déjà et n'a au fond d'importance que dans l'exercice d'une charge) mais de rendre la publication de la sphère privée dans l'espace public possible et par là-même de garantir le plein exercice de la liberté de conscience. Les Lumières Radicales qui essaimeront en Allemagne et en Angleterre traduiront juridiquement la chose de manière extrêmement pragmatique et s'attacheront à ce que cette liberté soit effective et non simplement garantie lorsqu'elle ne s'exerce pas. Les Lumières françaises dont l'actualité nous rabat les oreilles n'auront ni cette radicalité ni ce pragmatisme et inventeront un être juridique abstrait : le citoyen, expression désincarnée de la séparation du privé et du public. Belle affaire que celle-là à qui il a fallu donner des os et et de la chair. Aussi l'histoire de la fabrication du citoyen en France est parallèle à la constitution d'un "clergé anti-clérical" qui tirera sa légitimité de ses emprunts et de ses refus successifs au clergé d'en face. On en arrivera ainsi à la construction d'une catho-laïcité pour reprendre la jolie expression de Jean Baubérot faite de deux sécularités : l'une qui tient les parvis, les laïcs (et leurs rigoristes laïcistes) et l'autre le temple (le clergé catholique). Sous leur apparente séparation, au fond, la religiosité est la même avec un Dieu qui se balade là-dedans plus ou moins à couvert. La religion catholique n'est certes pas une religion d'État, on nous le dit à l'encan. Il n'empêche que ses valeurs, ses symboles et ses règles ont fabriqué la représentation du "citoyen laïc à la française". République de clercs et de bourgeois, curés sans soutane, qui ne choque quiconque, tant le lien s'est étroitement tissé. Cette particularité française, quelque soit ses prétentions à un monisme universel, est à ce point particulière que la laïcité made in France n'est pas exportable.

Du coup, la laïcité française, de manière génétique parce que conçue à travers la religion dominante, derrière son apparente neutralité aux religions, est de fait extrêmement perméable et sensible au discours religieux. Héritage de son passé cependant, elle ne sait composer qu'avec une religion cléricale, un discours ecclésiastique qu'elle peut mêler au sien. Ce qui lui permet d'avoir un discours rigoriste à l'égard de religions sans clergé comme l'islam et un discours de composition avec les religions cléricales comme le judaïsme. D'où, parfois,  sa recherche désespérée et parfois pathétique de représentants d'une communauté religieuse, communauté qu'elle inventera au besoin pour légitimer des interlocuteurs et sa politique : la législation sur les "signes ostensibles de religion" en a fait la démonstration... devant un monde anglo-saxon et européen atterré d'autant de bêtise circonvolue dans un dogmatisme de bon aloi.

La seconde astuce dans mon beau pays est que la France n'intègre pas : intégrer est, en toute rigueur, une somme d'écarts, une extension de la norme par inclusion des écarts. La France, elle, assimile, au nom de l'universalité de ses valeurs. Or, l'assimilation n'est pas en soi un processus progressiste susceptible de faire évoluer la norme mais au contraire un processus qui impose la convergence vers la norme. Ce qui est, là encore en toute rigueur, en contradiction avec le concept philosophique de la laïcité qui définit une "identique nature humaine faite de chaque identité propre à chaque individu" pour paraphraser Spinoza. De même que les Lumières françaises se sont bornées à entériner une séparation des sphères privée et publique, la laïcité française s'arrête à la prémisse et fait l'économie de la pensée intégrative incluse dans la définition du concept de laïcité.

La laïcité a été vidée de toute sa substance progressiste et émancipatrice pour au contraire, être opposée en bouclier moral à tout combat contre une politique d'exclusion qui ose enfin, à la lumière des événements récents, dire son nom. Pire encore, la laïcité est, dans le discours de la bourgeoisie de gauche (c'est un oxymoron), ce logiciel qui en mettant à jour ton Operating System fait que l'OS ainsi upgradé comprend les nécessités du branding et de la flexibilité. Et v'là la laïcité transformée en l'outil qui te garantit l'intégration dans une économie-marché-républicaine. Et voilà qu'elle devient, par un tour de passe-passe bien connu des dominants, l'outil à tout faire, en particulier à te faire mettre. Facile. D'autant plus que la force d'intégration du travail a disparue en même temps que le travail, laissant isolée et désemparée toute une population bien plus bigarrée que la presse mainstream nous la présente : les pauvres blancs, que les Anglais appellent les white trash sont aussi nombreux que leurs compagnons d'infortune, noirs ou gris. Nul relais social, nulle représentation politique n'est venue compenser la force cohésive de l'emploi et les deux décennies écoulées ont vu se mettre en place une fabrique à orphelins de la république. Et comme toujours en histoire politique, après le temps de l'omission puis de la démission arrive celui de la dénonciation. Nous y sommes. Cette population de pauvres et de précaires, aux contours flous, aux frontières mouvantes a enfin une identité : le musulman et un clergé : les terroristes. L'amalgame va aussi vite que le rejet : musulman est devenu une nationalité, le terrorisme un fait religieux. Amalgames qui justifient à la fois une politique intérieure (appelée pudiquement désengagement de l'Etat-Providence) et une politique extérieure qui elle prend moins de gants et a détruit ces 15 dernières années des centaines de milliers de vie de l'Algérie à l'Afghanistan, en rasant, par dommage collatéral sûrement, des civilisations multimillénaires.

Car il s'agit bien de politique. Le terrorisme est un acte politique, qu'il emprunte son idéologie à un livre réputé sacré ou à une pensée profane. Les guerres modernes, conduites par des États (dont le mien est-il utile de le rappeler ?) appliquent toutes la stratégie de la "terreur et du choc". Les boutefeux et les bons apôtres qui saluent plumes et chapeaux bas l'envol des bombes sur Gaza, la technologie des drones en Afghanistan, au nom de la mission civilisatrice de l'Occident sont les mêmes que ceux dont ils combattent l'intégrisme. Mêmes mots, mêmes histoires. Mêmes maux, mêmes dégâts. La force des intégristes, qui il faut le rappeler encore et toujours est une force politique, n'est pas de se réclamer de l'islam et par là-même d'enrôler une communauté religieuse. La force des intégristes est d'employer les mêmes procédés de construction de récit, les mêmes canaux de diffusion pour ce récit, que le récit dominant et d'imposer de manière spectaculaire un contre-récit. Contre-récit d'autant plus crédible en Occident qu'il fait appel aux mêmes mécanismes cognitifs, aux mêmes ressorts de l'émotion, de la compréhension et de la détestation que le récit mainstream en vigueur. Très clairement c'est la même arme qui est utilisée par les camps politiques qui s'affrontent : celle du storytelling.

L'une des grandes faiblesses de la laïcité française est d'être de l'ordre du discours, à la fois normative et performative. C'est cette faiblesse qui fait que la laïcité est aussi simplement enrôlée dans un nouveau roman national, un pauvre scénar' franchouille. "Laïque, ta mère !" est une révolution qui reste à faire. L'une des voies pacifistes est d'emprunter au républicanisme "critique" de Philip Pettit qui introduit le concept de domination. La notion de domination met l'accent sur les relations de pouvoir et non d'identité et permet de réinscrire la dimension ethnique et culturelle dans une dimension sociale et politique. La domination est collective et non individuelle : les groupes susceptibles d'être dominés ou "classes de vulnérabilité" n'existent pas en dehors du rapport social. Cette notion de domination est extrêmement féconde et permet de construire un récit pour le coup politique parce que d'abord social. Cette alternative a été désertée par la gauche française.

Il est urgent qu'elle se rappelle à l'ordre qui doit être le sien et qui contre tous les discours dominants porte celui de la justice sociale. Sinon l'ordre s'en prendra aux âmes et la violence ne fera que croître.

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