La lettre est émouvante, émane d'un jeune futur énarque. L'origine a son importance en ce qu'elle marque, caractérise même : l'élite dirigeante, la tête de ce grand corps d'État. La tête s'interroge, interpelle : ses enseignants, ses maîtres, la Nation. Dans ce monde de l'instantanéité, de l'immédiat et de ses communautés éphémères, dans ce monde s'est perdue la voie de la Tradition, de l'héritage. La belle hiérarchie que fonde la sélection et qui produit l'élite est menacée de disparaître. L'heure est grave, le ton de l'adresse à la mesure. Le futur Grand Commis écrit bien, en longues périodes soigneusement balancées. No future pour faire court. Pas de futur possible sans passé. Pascal, le grand Blaise, n'aurait pas dit mieux. Une page, classieuse.
En soi, l'histoire n'est pas nouvelle et s'intègre dans un discours plus vaste qui est celui du conservatisme. Lequel a su, depuis toujours, parer des plus beaux atours de la spiritualité et de la nostalgie son long corps maigre de bréhaigne. La chronologie d'une pensée fondée en 1700 et des..., comme les grandes maisons bourgeoises, rassure. La filiation finit par conférer un droit du sang à ce qui en est, justement, particulièrement dépourvu. Ce qui n'irrigue plus, ne fertilise plus, n'est non pas le signe d'une pensée anémiée, d'un pleur de chlorose, mais au contraire le signe que nous en avons perdu la source. Ce prêche du retour peut emprunter l'aspect plaisant, écologique même, du Back to the trees ! Mais il donne à l'originel une métaphore virginale, une aura de pureté singulière, qui a prouvé à maintes reprises à quel point il nourrissait les totalitarismes les plus abjects.
"Partir de rien pour arriver nulle part" visiblement, ne le fait pas à notre futur énarque, en ce qu'il représente l'antithèse d'une voie, d'un chemin qui tout bourgeoisement part d'ici pour arriver là. Ce là, à le lire, n'a pas le parfum d'Éden qu'il rêvait. Plutôt que de condamner l'inanité du chemin qui l'a fait aboutir à ce "nulle part" (que l'on réserve ordinairement aux exclus), il faut impérativement donner corps et vie, faire naître et si possible pas du néant ce "nulle part", bref lui donner une Origine. Légitimer par la source et c'est tout le travail de la filiation que l'on met en branle. Une pensée née d'un deuil, mortifère, à laquelle le conservatisme dont il est tout parfumé, donne un joli nom : Tradition.
Je voudrai répondre à ce jeune homme et le rassurer sur deux points.
Le premier est qu'il s'est peut-être tout simplement trompé, qu'il était fait pour être un jeune de banlieue, un demandeur d'emploi, un de ces êtres transparents à la Nation dont seul le nombre procure l'opacité nécessaire à la visibilité. Voilà qui l'aurait peut-être soulagé du poids de sa singularité. Il n'est pas trop tard.
Le second point est que, bien à tomber, la Tradition se contrefout de l'Origine, au besoin elle s'en invente. La Tradition est faite de résurgences éphémères, emprunte des chemins divers qui se perdent dans les sables et les temps des hommes. Elle exige pour être reconnue non pas de savoir d'où elle vient mais plutôt de savoir où elle semble se diriger. C'est en cela qu'elle est gage de modernité. À la filiation d'airain que souhaite notre jeune homme, la Tradition offre des signes à peine perceptibles, légers, aériens, qu'un souffle pose ou disperse. Plus encore, la Tradition est éparse, diffuse même. C'est peut-être au fond quelque chose dans laquelle l'on baigne sans réellement s'en rendre compte. À moins, mais rien n'est moins sûr, d'avoir atteint un certain degré de dépouillement.
Heureux sont les simples en esprit. Eux n'ont pas besoin d'ascèse.