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« Cinq jours après avoir cessé de vivre, comme de coutume, les morts revenaient au Pérou. Ils buvaient un verre de chicha et disaient : - Maintenant, je suis éternel.
Le monde était surpeuplé. On semait jusque dans le fond des précipices et au bord des abîmes, et pourtant on ne réussissait pas à nourrir tant de gens.
Un homme alors mourut à Huarochiri. Cinq jours plus tard, le village au grand complet se réunit pour l’accueillir. On l’attendit, dès les premières lueurs de l’aube, jusqu’à fort tard dans la nuit. Les plats fumant refroidirent et le sommeil ferma peu à peu tous les yeux. Le mort ne se présenta pas. Il apparut le lendemain. La colère était générale, mais la plus furibonde était sa femme, qui lui hurla :
- Fainéant ! Tu seras donc toujours aussi fainéant ! Les morts sont tous à l’heure, sauf toi !
Le ressuscité bredouilla une excuse, mais la femme lui jeta un épi de maïs en pleine figure et le laissa inanimé sur le sol. L’âme quitta le corps et s’enfuit en volant, mouche rapide et bourdonnante, pour ne jamais revenir. Depuis, aucun mort ne revient pour de mêler aux vivants et leur disputer la nourriture. »
À la lecture du recueil d’Eduardo Galeano, Mémoire du feu, dont est extrait ce texte inspiré d’une légende indienne du Pérou, on a l’impression de voir défiler, ressuscités, les morts de la longue et tourmentée histoire latino américaine. « Je suis un écrivain qui souhaite contribuer au sauvetage de la mémoire volée à l’Amérique entière, mais plus particulièrement à l’Amérique latine, cette terre méprisée que je porte en moi », annonce l’auteur dans sa préface. Et c’est à travers une (grosse) somme de très courts textes, entremêlant histoire et poésie, que l’auteur retrace cette histoire populaire de la région, de l’époque précolombienne jusqu’à 1985. Les trois tomes originels se trouvent aujourd'hui rassemblés en un seul volume par les éditions Lux.
Parfois drôles, souvent tragiques, ces fragments inspirés et documentés partent d'en bas et redonnent voix aux vaincus, longtemps oubliés par la vieille histoire européocentrée. À ce titre, l’ouvrage de Galeano peut nous renvoyer à l’un de ses propres personnages, inspiré de la mythologie précolombienne : Kanaïma, ce fantôme né du corps des vainqueurs pour venger les vaincus, et allégorie de la (mauvaise) conscience. Toujours dans sa préface, Galeano précisait aussi : « Je voudrais que le lecteur sente que ce qui s’est passé continue de se produire au moment même où j’écris ces lignes. »
Voici trois de ces textes, choisis très arbitrairement parmi plusieurs centaines. Chacun correspond à l’une des trois parties de l’ouvrage : Les Naissances, allant de la période précolombienne à 1700 ; Les Visages et les masques, couvrant les XVII - XIXème siècles ; Le siècle du vent portant sur le XXème siècle).
1511, Yara
« Dans ces îles, sur ces terres de calvaire et d’humiliation, ils sont nombreux à choisir leur mort, en se pendant ou en avalant du poison avec leurs enfants. Les envahisseurs ne peuvent éviter cette revanche, mais ils savent l’expliquer : les Indiens, si sauvages qu’ils pensent que tout est collectif, dira Oviedo, sont des gens naturellement oisifs et vicieux et se livrant peu au travail… Beaucoup, comme passe-temps, se sont tués avec du poison pour ne pas travailler et d’autres se sont étranglés avec leurs propres mains.
Hatuey, chef indien de la région de Guahaba, ne s’est pas suicidé. Il a fui Haïti en canot avec les siens et s’est réfugié dans les grottes et les collines de l’est de Cuba. Là, en montrant une corbeille remplie d’or, il dit :
- Regardez, voici le dieu des chrétiens. C’est à cause de lui qu’on nous persécute. À cause de lui, nos parents et nos frères sont morts. Dansons en son honneur. Si notre danse lui plaît, ce dieu ordonnera qu’on cesse de nous maltraiter.
Trois mois plus tard, il est capturé. On l’attache à un pieu. Avant d’allumer le brasier qui le réduira à une poignée de cendres, un prêtre lui promet le paradis et le repos éternel s’il accepte de recevoir le baptême.
- Et dans votre ciel, on trouve des chrétiens ? demande Hatuey.
- Oui
Hatuey choisit l’enfer et aussitôt le bois de son bûcher se met à crépiter. »
1803, Fort Dauphin
"Toussain Louverture, le chef des Noirs libres, est mort prisonnier dans un château de France. Quand le geôlier a ouvert le cadenas, à l’aube, et tiré le verrou, il a trouvé Toussain mort gelé sur sa chaise.
Mais la vie d’Haïti a changé de corps et sans Toussaint, l’armée noire a vaincu Napoléon Bonaparte. Deux mille soldats français sont morts décapités ou terrassés par la fièvre. Le général leclerc, crachant du sang noir, du sang mort, s’est effondré et cette terre qu’il avait voulu asservir est aujourd’hui sa tombe.
Haïti a perdu la moitié de sa population. On entend encore des coups de feu, le bruit des marteaux clouant les cercueils et les tambours funèbres ; dans ce vaste amas de cendres gisent partout des cadavres que dédaignent les vautours. Cette île, incendiée il y a deux siècles par un ange exterminateur, a été de nouveau dévorée par le feu des hommes de guerre.
Sur la terre fumante, ceux qui furent des esclaves proclament leur indépendance. La France ne pardonnera pas cette humiliation. Sur les côtes, les palmiers qu’incline le vent forment une haie de lances."
1973, Santiago
« Les billets verts, qui financent les grèves et les avalanches de mensonges, arrivent en valise diplomatique. Les chefs d’entreprises paralysent le Chili et lui refusent la nourriture. Il n’y a plus d’autre marché que le marché noir. Les gens font de longues queues en quête d’un paquet de cigarettes ou d’un kilo de sucre. Se procurer de la viande ou de l’huile requiert une intervention miraculeuse de la Très Sainte Vierge Marie. La démocratie chrétienne et le journal El Mercurio disent pis que pendre du gouvernement et exigent à grands cris un coup d’État militaire rédempteur, car il est temps d’en finir avec cette tyrannie rouge. D’autres journaux et revues leur font écho, tout comme la radio et la télévision. Le gouvernement a du mal à agir : juges et parlementaires lui mettent des bâtons dans les roues, tandis que les chefs militaires qu’Allende croit loyaux conspirent dans les casernes.
En ces temps difficiles, les travailleurs découvrent les secrets de l’économie. Ils apprennent qu’il n’est pas impossible de produire sans patrons et de se ravitailler sans marchands. Mais c’est sans armes, les mains vides, que la masse ouvrière avance sur le chemin de sa liberté.
De l’horizon arrivent quelques navires de guerre des Etats-Unis qui se montrent au large des côtes chiliennes. Et le coup d’État militaire tant annoncé se produit. »
Eduardo Galeano, Mémoire du feu, Les naissances, Les visages et les masques, Le siècle du vent, Lux Éditeur, 2013
