La crise de la démocratie.
La démocratie, que l’on croyait être le régime politique le plus à même de marier efficacité et légitimité du gouvernement, vit une double crise.
Une crise de légitimité tout d’abord. Elle est perceptible à travers la montée spectaculaire de l’abstention, un électorat de plus en plus flottant et la chute vertigineuse du nombre d’adhérents dans les partis politiques (en Grande-Bretagne et en France, ils ont perdu plus de la moitié de leurs membres depuis les années 1980).
Une crise d’efficacité ensuite, avec des gouvernements qui semblent menottés par les dettes nationales, la législation européenne, les agences de notations américaines, les entreprises multinationales ou les traités internationaux.
Cette crise nourrit les mouvements se disant « anti-système » (Front National, Mouvement 5 Étoiles de Beppe Grillo en Italie, parti des Vrai Finlandais, Aube Dorée). Elle favorise aussi un tournant technocratique qui a pris une tournure spectaculaire en Grèce ou en Italie (avec les gouvernements non élus de Loukas Papadimos et de Mario Monti), mais qui est présent partout à travers des instances comme la Banque centrale européenne, la Commission européenne, la Banque mondiale et le FMI.
La question de la place du citoyen dans nos démocraties.
Aujourd'hui, la question de la place du citoyen dans notre système se pose avec insistance. Dans une récente émission de France Culture (en écoute ici), le professeur de droit public Dominique Rousseau disait ceci : « Le problème aujourd’hui, c’est que notre constitution est faite de règles, d’institutions qui ont été fabriquées au XIXème siècle (…) Dans la constitution française actuellement, le citoyen est pris comme référence, mais pas comme acteur. Il faudrait donner au citoyen un pouvoir d’invention législative.» La même semaine, toujours sur France Culture, une autre émission portait sur les élections européennes. Un intervenant y déclarait que « l’enjeu (des élections européennes) serait de se poser la question de l’avenir de l’Union européenne, dont on voit bien que le système tel qu’il est à l’heure actuelle - et je vous parle en étant un européen convaincu - est à bout de souffle. Il ne fonctionne plus, et notamment parce qu’il n’y a pas d’intégration des citoyens. On a créé un système qui s’est fait au niveau des États, des structures, des marchés, et on ne l’a pas fait au niveau des citoyens (...) Et on en paye le prix aujourd’hui » (à écouter ici).

C'est cette question de la place du citoyen dans nos démocraties qui est au coeur d'un petit ouvrage de l’historien et écrivain belge David Van Reybrouck que viennent de publier les éditions Actes Sud. Un ouvrage concis, limpide et passionnant intitulé Contre les élections. Le constat de l'auteur est le suivant : les élections sont nées dans un contexte radicalement différent de celui dans lequel elles sont utilisées aujourd’hui. Il reprend à son compte le concept de « post-démocratie » du sociologue britannique Colin Crouch pour décrire un nouveau système contrôlé par les médias. Crouch écrivait ceci : « Bien que, dans ce modèle, les élections existent bel et bien et puissent amener un autre gouvernement, le débat public se déroulant dans le cadre des élections est devenu un spectacle soigneusement contrôlé, géré par des équipes rivales de professionnels spécialisés dans les techniques de persuasion, un spectacle au cours duquel ne peuvent être abordés qu’un nombre limité de sujets, choisis au préalable par ces équipes. La majorité des citoyens jouent un rôle passif, docile et même apathique qui ne consiste qu’à réagir aux signaux qu’on leur envoie. Dans les coulisses de ce petit jeu électoral, la véritable politique prend forme dans le cadre de contacts directs entre les gouvernements élus et les élites qui représentent surtout les intérêts des milieux d’affaires. » David Van Reybrouck montre, dans son ouvrage, comment nous sommes devenus, au fil du temps, des « fondamentalistes des élections ». « Nous avons réduit la démocratie à la démocratie représentative, et la démocratie représentative à des élections. » Or, dit-il ensuite, « de nos jours, les élections sont un outil primitif. Une démocratie qui s’y limite est condamnée à mort. » D’où sa proposition de revenir à une forme de tirage au sort, tel qu’il se pratiquait à Athènes au Vème siècle avant J.C. Tout ce qui suit est une tiré de son ouvrage.
L'évolution, au cours des siècles, du concept de démocratie.
À Athènes, au Vème siècle avant J.C., les citoyens participaient directement aux prises de décisions (vote des lois, du budget, de la guerre, etc). Mais aussi, presque toutes les fonctions étaient attribuées par tirage au sort : le Conseil des Cinq cent (organe central du gouvernement qui rédigeait les textes de loi, préparait les réunions de l’Assemblée du peuple, contrôlait les finances, les travaux publics et les magistrats), le tribunal du peuple (qui, chaque matin, tirait au sort des centaines de jurés en puisant dans une réserve de 6 000 citoyens) et pratiquement tous les magistrats.
Associé à une rotation des charges (les fonctions étaient attribuées pour un an, souvent non reconductibles), il permettait de neutraliser l’influence personnelle et la corruption. Et il donnait à la démocratie athénienne l’une de ses caractéristiques majeures : l’absence de distinction entre politiciens et citoyens, entre administrateurs et administrés. Pour les Athéniens, le système électif (notre système actuel) était jugé anti-démocratique.
Le système de tirage au sort a été utilisé par la suite, durant la Renaissance, dans des villes dirigées par quelques familles aristocratiques : Venise et Florence. Il s’agissait là, à travers des systèmes complexes mêlant élection et tirage au sort, d’éviter les conflits entre groupes d’intérêts rivaux et d’accroître l’implication des citoyens par la rotation des charges. Ces systèmes furent repris par d’autres villes en Italie et dans la péninsule Ibérique. Ils suscitèrent chez le roi d’Aragon, Ferdinand II, le constat suivant : « Par expérience, on voit que les régimes dits du sort et du sac, dans les cités et dans les villes, favorisent davantage la vie bonne, une administration et un régime sains que les régimes qui se fondent sur l’élection. Ils sont plus unis et plus égaux, plus pacifiques et plus détachés des passions. »
Au XVIIIème siècle, Montesquieu distingue deux types de Républiques : la démocratie (où le peuple en corps détient la souveraineté) et l’aristocratie (où une partie du peuple seulement a la souveraineté). Les deux principaux ouvrages de philosophie politique du siècle des Lumières (De l’esprit des lois de Montesquieu et Du Contrat social de Rousseau) sont alors d’accord sur un point : « le tirage au sort est de nature démocratique ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie. » Pour eux, une combinaison des deux apparaît comme positive.
À peine une génération plus tard, pourtant, la désignation des gouvernements par le tirage au sort est totalement absente des revendications des révolutionnaires américains et français. David Van Reybrouck montre, en s’appuyant sur des citations d’acteurs de ces Révolutions, que la haute bourgeoisie qui se libéra en 1776 de la couronne britannique et en 1789 de la couronne française aspirait à un gouvernement républicain, mais pas à la démocratie. « Les révolutions américaine et française ont remplacé une aristocratie héréditaire par une aristocratie librement choisie » écrit-il.
Van Reybrouck montre enfin comment, au cours des XIXème et XXème siècles, cette orientation aristocratique a acquis une légitimité démocratique. « Le combat pour la démocratisation a alors cessé d’être un combat contre les élections pour devenir un combat en faveur de l’extension du droit de vote » écrit-il. Combat que le mouvement ouvrier, alors en plein essor, fit sien. La République fondée sur le droit de vote devint alors synonyme de démocratie. À tel point qu’en 1891, la 1ère grande étude de fond sur le tirage au sort était introduite ainsi : « De toutes les coutumes que l’histoire ancienne nous révèle, aucune n’est aussi difficile à comprendre que celle qui consistait à choisir les fonctionnaires de l’État par tirage au sort ». À tel point, ajoute Van Reybrouck, que « personne ne connaît plus désormais les racines aristocratiques de notre régime actuel. »
La « démocratie délibérative » comme remède ?
Pour David Van Reybrouck, le remède à la "fatigue démocratique" actuelle pourrait venir de la démocratie délibérative : une forme de démocratie au sein de laquelle les délibérations collectives occupent une place centrale et les participants formulent, en se fondant sur des informations et des argumentations, des solutions rationnelles, concrètes, pour relever les défis sociaux qui pèsent.
Cette démocratie délibérative a fait l’objet de nombreuses études et mises en application depuis la fin des années 1980. L’auteur de Contre les élections rappelle les travaux de l’américain James Fishking à partir de 1988, suivis de plusieurs mises en application aux Etats-Unis, au Japon, au Brésil, en Bulgarie ou en Chine. À chaque fois, il s’agit de réunir un panel de citoyens tirés au sort, à qui l’on demande de délibérer sur des questions précises. Avant cela, on leur a fourni des dossiers contenant des informations factuelles et la possibilité de discuter avec des spécialistes. Ces travaux montrent que les citoyens sont devenus, à la fin de la délibération, plus compétents et plus sensibles à la complexité de la prise de décision.
Van Reybrouck revient ensuite sur 5 expériences récentes qui sortent du lot au vu de leur ampleur. Des « expériences passionnantes d’innovation démocratique », qui ont pourtant peu intéressé les médias et les politiciens étrangers.
Au Canada, les provinces de Colombie-Britannique et de l’Ontario ont tenté, en 2004, de confier la réforme de leur loi électorale à un échantillon de citoyens tirés au sort. Aux Pays-Bas, en 2003, fut créé un Forum citoyen sur le système électoral. Dans les trois cas, la concertation a duré entre 9 et 12 mois. Les membres délibéraient entre eux et formulaient une proposition concrète. Mais, pour des raisons diverses, aucun des trois projets n’a abouti et n’a eu d’influence sur la vie politique.
En Islande, en 2010, pour rédiger la nouvelle Constitution, on a tenu compte des expériences canadienne et hollandaise. Le panel n'était constitué que de 25 citoyens élus (et non tirés au sort). Des milliers de citoyens ont pu délibérer au préalable sur les principes et valeurs de la Constitution, tandis que 7 politiciens professionnels ont élaboré des recommandations préliminaires. Durant la rédaction, l’assemblée des 25 citoyens publiait sur son site, chaque semaine, des versions provisoires des articles de la Constitution. Les réactions en provenance de Facebook, Twitter et d’autres médias donnaient lieu à des versions plus récentes qui étaient à nouveau affichées en ligne, et ainsi de suite. Et le 20 octobre 2012, la Constitution issue d’une « participation ouverte » fut approuvée par référendum par les 2/3 des voix. Dans ce cas, les élections ont permis de réunir des personnes compétentes au départ : cela a favorisé l’efficacité, mais pas la légitimité. La transparence fut quant à elle impressionnante, note Van Reybrouck.
Dernier exemple : celui de l’Irlande. Une Convention sur la Constitution a commencé ses travaux en janvier 2013. Tirant les leçons des précédentes expériences, elle associe plus étroitement les politiciens (comme en Islande), mais continue de tirer au sort les citoyens (à la différence de l’Islande). 66 citoyens et 33 politiciens professionnels y délibèrent ensemble pendant un an. Le modèle reste à analyser.
Plusieurs auteurs ont plaidé ces dernières décennies pour un ancrage du tirage au sort dans la démocratie. En 1985, Ernest Callenbach et Michael Phillips ont suggéré de transformer la Chambre des représentants des Etats-Unis en Chambre représentative. Au Royaume-Uni, Anthony Bardett et Peter Carty souhaiteraient constituer par tirage au sort la Chambre des lords. Pour Keith Sutherland, c’est la Chambre des communes qui devrait être transformée en chambre tirée au sort. En France, Yves Sintomer a proposé d’enrichir le système d’une « troisème chambre », à côté de l’Assemblée et du Sénat, tirée au sort parmi les candidats volontaires. Hubertus Buchstein propose quant à lui la création d’un second Parlement européen, à côté de l’existant, qui serait constitué de citoyens européens tirés au sort.
Toutes ces propositions ne semblent pas complètement satisfaire le chercheur américain Terrill Bouricius, qui, dans un article publié au printemps 2013, propose un nouveau modèle. En effet, le système de la délibération pose 5 dilemmes : la taille idéale du groupe, la durée idéale, le mode de sélection idéal, la méthode de délibération idéale et la dynamique de groupe idéale. Bouricius propose de travailler avec plusieurs instances tirées au sort (comme à Athènes), ce qui permettrait d’obtenir une plus grande légitimité et une plus grande efficacité.
Il a donc défini 6 organes différents qui seraient nécessaires :
- Un Conseil de définition des priorités : un très grand organe, tiré au sort, qui indique les thèmes mais ne les développe pas.
- Des panels d’intérêt : des petits groupes de 12 citoyens qui peuvent chacun suggérer une proposition de loi. Ni tirés au sort, ni élus, ils sont volontaires.
- Un panel d’examen : un pour chaque domaine de politique publique, comprenant chacun 150 personnes tirées au sort, qui siègent pour 3 ans et qui travaillent à plein temps (et reçoivent le salaire d’un parlementaire). Des sortes de commissions parlementaires, qui ne peuvent ni initier ni voter les lois. À partir des informations transmises par les panels d’intérêt, ils organisent des auditions, invitent des experts et procèdent à l’élaboration des textes de loi.
- Un jury des politiques publiques qui vote les lois. Il n’a pas de membre permanent : chaque fois qu’une loi doit être soumise au vote, 400 citoyens sont tirés au sort pour se réunir le temps d’une journée.
- Enfin, un Conseil de réglementation et un Conseil de surveillance sont chargés respectivement de concevoir les procédures (pour les tirages au sort, les audiences et les votes) et de veiller à leur application.
« Dans ce modèle, quiconque se sent capable de servir la société obtient la possibilité de participer aux délibérations, mais en définitive, c’est la communauté qui décide » écrit David Van Reybrouck.
Le mérite de ce petit ouvrage de David Van Reybrouck est de rappeler qu'il existe d’autres modèles de démocratie, organisés sur des bases totalement différentes et dont nous parlent peu nos hommes politiques et les grands médias. Quant à la question de savoir quand et où mettre en œuvre ces principes, David Van Reybrouck répond "maintenant" et chez lui, en Belgique (un pays resté un an et demi sans gouvernement). Il propose de faire cela de manière graduelle. Avant, éventuellement, de le diffuser ailleurs…
Alors, chiche ?
À lire : David Van Reybrouck, Contre les élections, Actes Sud, 2014.
À voir aussi : cette vidéo de Cornélius Castoriadis, filmé en 1989 par Chris Marker.
Une leçon de démocratie :