Avec ses cheveux grisonnants, sa barbe de quelques jours et un sourire enfantin accroché au visage, il se tient toujours là, au coin de ma rue, pour faire la manche. C’est une figure du quartier que les gens saluent en passant. Certains s’arrêtent pour échanger quelques mots avant de vaquer à leurs occupations.
Depuis que j’habite par là, je le croise en allant acheter le journal ou une baguette. Je m’arrête toujours. J’aime son côté poète, un peu philosophe. Il y a chez lui quelque chose de Diogène, à ne jamais être là où on l’attend. Il ne se plaint pas. Parfois, il chantonne ou fait le pitre. D’autres fois, il refuse une pièce qu’on lui tend par un nonchalant : « non ça va, pas aujourd’hui, une autre fois ! »
La première fois que nous avons discuté, c’était sous Sarkozy. Ce jour-là, il m’avait demandé de lui acheter le journal. Le Figaro. Je m’étais exécuté péniblement tout en lui faisant part de ma surprise. Nous avions fini sur une terrasse, autour d’un café, et je l’avais écouté défendre un discours de droite bien rodé sur la réussite individuelle, le mérite,... Je n’ai jamais pu percer le mystère du personnage. Il est secret et n’hésite pas à s’inventer des vies et des histoires.
Est-il en proie au même syndrome que ces chômeurs et salariés bretons portant le bonnet de leurs patrons réactionnaires ? Est-ce le même mal que celui qui semble frapper Édouard Martin, le syndicaliste qui m’avait ému aux larmes en promettant à François Hollande d’être son « pire cauchemar » et qui sera finalement tête de liste du PS aux Européennes ?
Depuis quelques temps, l’homme de ma rue tient des propos de moins en moins cohérents, de plus en plus confus. Il me parle de guerre, d’attentats, de ciel qui risque de nous tomber sur la tête. Cela fait des mois que je n’ai plus eu de réelle discussion avec lui. Désormais, quand je le rencontre, je me contente d’écouter quelques minutes ses paroles incohérentes et incompréhensibles avant de prendre la fuite…