La sanction est le propre du droit, par opposition à la morale pour laquelle il ne peut exister aucune sanction effective, le remord et le regret ayant bien moins d’incidence sur les personnes qu’une véritable sanction juridique. En droit pénal, cette sanction est appelée peine, laquelle survient à l’occasion de la commission d’un fait par une personne dont les éléments matériels ont été préalablement définis par la loi pénale sous la forme d’une incrimination. La peine constitue donc la sanction nécessaire de l’infraction, c’est elle qui lui donne son sens[1]. On conçoit la sanction pénale en France aujourd’hui principalement comme une mesure de privation de propriété – le paiement d’une amende – ou de privation de liberté d’aller et venir – l’emprisonnement délictuel ou la réclusion criminelle. Pourtant, si les supplices d’Ancien Régime documentés par Michel Foucault[2] ne peuvent plus être légalement prononcés par un magistrat français, il est assez réducteur de n’envisager la sanction pénale qu’à travers l’amende et l’emprisonnement. En effet le code pénal contemporain offre aux magistrats tout un panel de sanctions distinctes de l’amende et de l’emprisonnement dans un souci soit de favoriser la réinsertion du condamné – travaux d’intérêt général, détention à domicile – soit de permettre l’adéquation de la sanction à la personnalité du délinquant – peine privative de droits ou de libertés professionnelles. La philosophie pénale qui traverse l’idée de la peine s’inscrit donc fondamentalement dans deux logiques enchevêtrées : appréhender efficacement tant les nouvelles formes de délinquance constatées que la personnalité des nouveaux auteurs d’infractions pénales. C’est à l’aune d’une telle logique que se pose la question de la possibilité pour le corpus pénal de se doter d’une peine dite "de silence médiatique", à l’heure où le débat public apparaît de plus en plus exacerbé et se fait le vecteur de propos et idées violents et parfois même infractionnels.
Il apparaît en effet pour beaucoup d’observateurs politiques et médiatiques que le débat public en France est en voie de fascisation. Ainsi Benoît Hamon observait sur l’émission A l’air libre de Médiapart le 12 mai 2021 que le pays était dans « un moment préfasciste[3] » ; de même, cette idée que la France de 2020 revit les années trente de la République de Weimar émerge dans la presse étrangère[4]. Mais selon les récents travaux de l’historien Gérard Noiriel, il s’agit plus d’un retour aux années 1880, les sorties médiatiques et intellectuelles extrémistes d’aujourd’hui rappelant la construction idéologique de l’antisémitisme, notamment de l’affaire Dreyfus[5] : « alors qu’on parle souvent aujourd’hui d’un retour aux années 1930, en réalité le point de départ dont il faut partir se situe dans les années 1880, c’est-à-dire au moment même où la IIIe République a mis en place les institutions démocratiques qui nous gouvernent encore. »
Il est donc intéressant de remarquer que c’est grâce aux grandes libertés proclamées sous la IIIe République, notamment celle de la presse le 29 juillet 1881, que des pamphlétaires comme Edouard Drumont ou Charles Maurras ont pu contaminer le débat public de leur antisémitisme notoire, assurant par-là un terreau fertile à la collaboration vichyste des années quarante[6]. Or il est possible d’observer des ressorts similaires dans la progression contemporaine des idées fascistes dans le débat public. D’une part, de grands groupes médiatiques de radio, de télévision ou de presse écrite n’ont aucun scrupule à faire du racisme et de la haine un fonds de commerce comme les autres, propulsant sur le devant de la scène à la fois des polémistes tenant des propos ouvertement choquant et des intellectuels d’extrême droite ayant pour objectif de rendre légitime les idées fascistes jusqu’aux théories les plus complotistes comme le « grand remplacement » : « les premiers ne se gênent pas pour asséner le pire au risque d’être condamnés par la justice tandis que les deuxièmes se doivent de respecter certaines formes du langage médiatique pour continuer à y jouer un rôle spécifique[7]. » D’autre part, d’autres canaux médiatiques sont mobilisés par de nouveaux militants fascistes qui, sous couvert d’humour et de création artistique, vont labourer en profondeur les jeunes esprits qui composent leur audience avec des concepts racistes, homophobes, virilistes et islamophobes[8].
Par conséquent comment donner une réponse juridique efficace à la propagation de la haine et du fascisme dans le débat public français ? Selon le philosophe Karl Popper, la chute de la démocratie allemande d’entre-deux-guerres n’était pas une fatalité mais a été au contraire facilitée par l’inertie systémique de l’État et la banalisation des idées nazies dans les nombreuses couches sociales de la société[9]. Le droit pénal a, il nous semble, un rôle central à jouer contre la progression de la bête immonde. D’une part, c’est par la répression des actes fascistes, aujourd’hui principalement terroristes, que la lutte apparaît la plus visible et la plus actuelle[10]. Mais d’autre part, c’est sur le terrain des idées qu’il semble aujourd’hui urgent de s’attaquer à la progression du fascisme, lequel tenterait de se rendre digne et enviable par une idéologie solidement construite : « Orwell l’a assez répété : le fascisme ne porte pas toujours des chemises brunes ; il n’a pas forcément besoin des marches au pas de l’oie ; il peut prendre des allures "respectables" : tout cela n’enlève rien à sa férocité[11]. »
Cette seconde bataille, moins physique qu’idéologique, nécessite des armes juridiques bien différentes que celles nécessaires au démantèlement de projets fascistes ouvertement violents par les services de renseignement. Dès lors que les idées racistes sont diffusées, parfois à des heures de grande écoute sur des plateformes médiatiques, se pose la question de la pertinence de la censure qui pourrait être imposée aux polémistes auteurs de propos infractionnels comme les injures, diffamations ou incitations à la haine raciale.
Cependant, il faut garder à l’esprit que la liberté d’expression fait l’objet en droit français d’un régime répressif et non préventif aux termes d’une jurisprudence classique du Conseil constitutionnel. Cela signifie qu’en principe la censure ne peut intervenir qu’a posteriori concernant la publication d’une œuvre ou d’une opinion strictement identifiée (sauf dans de rares cas où l’autorité administrative dispose de la faculté d’agir pour prévenir la tenue d’une manifestation à l’occasion de laquelle il est avéré que des infractions pénales seront commises[12]). Ainsi, si le Conseil constitutionnel semble s’opposer en principe à ce qu’une autorité administrative, même indépendante, puisse porter atteinte a priori à la liberté d’expression d’autrui[13], quid du prononcé d’une peine de silence médiatique par un juge du siège impartial et indépendant au terme d’une procédure pénale suivie devant un tribunal correctionnel à l’occasion de la commission d’une infractions de presse ?
Pour circonscrire le propos, nous entendons ici par « peine de silence médiatique » une sanction pénale infligée par un tribunal répressif à l’occasion de la commission d’une infraction portant atteinte à l’intégrité du débat public. Celle-ci devrait permettre d’empêcher son auteur de réitérer ou de récidiver en le privant pour un temps ou définitivement de sa liberté de s’exprimer publiquement sur n’importe quel sujet d’actualité abordé dans le débat public, quel que soit le support utilisé. Bien que les infractions de presse comme l’injure ou la diffamation sont classées parmi les infractions portant atteinte à l’honneur des victimes, il apparaît selon nous que l’intégrité du débat public, composante essentielle de l’ordre public nécessaire à toute société démocratique, se trouve elle-aussi parfois atteinte, ce qui nécessite le prononcée d’une peine spécifique permettant par exemple de la protéger pour l’avenir.
Afin de ne pas tomber dans le « droit fiction » qui n’apporterait rien à la discussion doctrinale, il est pertinent de rechercher si dans un premier temps le droit pénal français connaît déjà une source juridique textuelle permettant au juge pénal d’infliger légalement une telle sanction. Comme on le verra, de telles sources semblent fragiles et incertaines, eu égard au principe de légalité criminelle qui impose au juge de ne prononcer que des peines strictement prévues par la loi pénale. Par conséquent, il sera intéressant dans un deuxième temps d’envisager les limites juridiques et philosophiques existantes aujourd’hui, notamment en droit constitutionnel et conventionnel, à l’instauration par le législateur pénal d’une peine de silence médiatique, à l’aune du régime juridique de la liberté d’expression en droit positif. Enfin dans un troisième et dernier temps, devant les difficultés juridiques et philosophiques posées à la limitation de la liberté d’expression d’un individu par la loi pénale, il faudra s’interroger sur la possibilité pour d’autres mécanismes juridiques, principalement de droit administratif, d’apporter une bien meilleure solution à notre problématique, bien plus respectueuse des libertés fondamentales.
Les fondements juridiques de la peine de silence médiatique
Il est possible d’entrapercevoir des fondements légaux déjà existant permettant d’asseoir la possibilité pour un juge pénal de condamner une personne à une peine de silence médiatique.
En effet, l’article 131-27 du code pénal permet à la juridiction de jugement de prononcer une peine portant atteinte à la liberté professionnelle de l’auteur d’un crime ou d’un délit, de manière définitive ou temporaire. Cette interdiction professionnelle appliquée au polémiste auteur quotidien de propos discriminatoires sur une chaîne médiatique à une heure de grande écoute serait en mesure de supprimer efficacement tout risque de récidive en le faisant taire définitivement ou temporairement, et dans ce dernier cas pour une durée de cinq ans maximum.
Il nous faut pourtant rejeter une telle potentialité répressive : l’article 131-27 prévoit expressément dans son dernier alinéa qu’une telle peine d’interdiction professionnelle ne peut être prononcée en matière de délits de presse, de manière à ménager la liberté d’expression, abstraction faite des éventuelles dérives auxquelles cette liberté pourrait donner lieu[14]. Certes il n’existe aucune définition législative exhaustive des infractions relevant de la notion de « délits de presse » au sens de l’article 131-27, mais une lecture attentive de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et notamment ses articles 23 à 41-1 permet d’affirmer qu’une telle notion recouvre toutes les infractions commises par voie de presse. Par conséquent, l’article 131-27 semble s’opposer frontalement à toute censure médiatique pénale par voie judiciaire des acteurs du débat public, même lorsque ceux-ci sont auteurs de propos discriminatoires, xénophobes, injurieux ou diffamatoires, lesquelles infractions constituant nécessairement des délits de presse au sens dudit article.
Cependant, un autre fondement juridique pourrait fonder une peine de silence médiatique. L’article 135-45 du code pénal permet en effet à la juridiction de jugement ou à la juridiction d’application des peines d’imposer spécialement au condamné l’observance de certaines obligations par la voie du sursis probatoire. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une « peine » stricto sensu, l’effet recherché pourrait être salutaire. Concrètement, il s’agit pour la juridiction de surseoir à l’exécution d’une peine d’emprisonnement prononcée pour un délit commis en mettant l’intéressé à l’épreuve, précisément en vérifiant qu’il ne se livre pas, selon le 8° de l’article 135-45 du code pénal, à l’activité dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise.
Il ne s’agit donc pas d’une peine de silence médiatique à proprement parler, le condamné n’étant pas strictement privé de sa liberté d’expression. Dans une telle hypothèse, laquelle recouvre tant les délits de presse que les délits ordinaires sans distinction aucune, la juridiction pourrait exempter de peine d’emprisonnement le journaliste ou polémiste condamné pour incitation à la haine sur une chaîne de télévision à la condition qu’il n’apparaisse plus dans le média visé pendant toute la durée du sursis.
Une telle solution obéirait au principe de légalité criminelle, précisément au principe de légalité des peines. Pour autant, le caractère proportionné et nécessaire d’une telle mesure pourrait être légitimement questionné par les intéressés. Ces derniers seraient privés de facto par certains magistrats audacieux de leur liberté d’expression ainsi que de leur gagne-pain, condamnés à ne plus pouvoir apparaître sur leur lieu de travail pour certains propos malvenus sous peine d’être enfermés à la maison d’arrêt la plus proche.
En définitive, le meilleur fondement juridique de la peine de silence médiatique attend d’être défini par le législateur, afin que celui-ci puisse valablement arbitrer le conflit de valeurs entre la protection de l’ordre public et la liberté d’expression tout en respectant les principes de proportionnalité et de nécessité des délits et des peines. C’est alors avec les normes constitutionnelles et conventionnelles garantissant la liberté d’expression qu’il conviendra de composer.
Les limites juridiques à l’existence d’une peine de silence médiatique
Si la loi décide un jour de réprimer certains délits de presse par le prononcé d’une sanction pénale spécifique d’interdiction médiatique indépendante de l’amende et l’emprisonnement, c’est la liberté d’expression qui serait précisément et indéniablement menacée. Cette liberté d’expression, garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme de 1950, recouvre tant la liberté de s’exprimer dans un cadre privé que public, les jurisprudences constitutionnelles[15] et européennes[16] considérant notamment que la liberté d’accéder à Internet fait partie intégrante de ce droit fondamental. Par conséquent, se pose la question de la proportionnalité de l’ingérence dans la liberté d’expression d’une personne autrice de propos xénophobes, quand bien même cette ingérence émanerait de l’autorité judiciaire au terme d’une procédure pénale régulièrement menée.
Il apparaît tout d’abord que le rôle de l’autorité judiciaire dans le prononcé d’une éventuelle peine de silence médiatique est primordial. Le Conseil constitutionnel a en effet considéré au fil de sa jurisprudence qu’était inconstitutionnelle la disposition législative permettant à une autorité administrative, même indépendante, de censurer directement les propos tenus par une personne[17] ou d’en demander la censure quasi-automatique à des tiers compétents sans décision judiciaire préalable[18]. Un lecteur avisé de la jurisprudence de la Rue de Montpensier a ainsi affirmé que le Conseil stigmatisait essentiellement la nature administrative de l’organe qui serait investi d’un pouvoir de censure a priori, ce qui laisse au législateur la possibilité d’investir un magistrat de l’autorité judiciaire, garante de la liberté individuelle conformément à l’article 66 de la Constitution, d’un pouvoir analogue[19]. On notera d’ailleurs que dernièrement le Conseil constitutionnel a écarté la possibilité pour un juge du siège de soumettre un condamné à un sursis probatoire constitutif d’une quasi-interdiction d’accéder à Internet, non pas en raison de l’atteinte disproportionnée que pouvait porter cette disposition à la liberté d’expression, mais en tant qu’il s’agissait d’un cavalier législatif introduit dans le texte selon une procédure parlementaire inconstitutionnelle[20]. La voie d’une peine de silence médiatique prononcée par un juge du siège apparaît donc entrouverte.
Il semble ensuite que les prescriptions constitutionnelles et conventionnelles affirment la nécessité pour le législateur qui adopterait des dispositions constitutives d’atteintes à la liberté d’expression de poursuivre un but d’intérêt général et de n’édicter que des mesures adéquates, nécessaires et proportionnées avec l’objectif recherché. L’édiction d’une peine de silence médiatique poursuit, selon nous, un objectif d’intérêt général préexistant. En effet, le Conseil constitutionnel a déjà eu l’occasion de reconnaître dans sa décision relative à la loi dite Gayssot que la répression des abus de la liberté d’expression qui heurtent tant l’ordre public que les droits des tiers constituait un objectif d’intérêt général justifiant l’édiction d’une incrimination nouvelle[21]. Par conséquent, punir de silence médiatique l’auteur convaincu d’infractions pénales pourrait bien s’inscrire dans la poursuite d’un semblable objectif d’intérêt général, lequel viserait à éviter la prolifération de propos nauséabonds dans le débat public.
Quant à la jurisprudence strasbourgeoise relative à l’article 10 de la Convention européenne, il apparaît tout à fait concevable que la loi pénale assortisse la liberté d’expression d’exceptions, celles-ci appelant néanmoins une interprétation étroite de la Cour, le besoin de restreindre cette liberté devant se trouver établi de manière convaincante[22]. La Cour considère que la liberté d’expression recouvre, dans une société démocratique, tant les informations ou idées accueillies avec faveur que les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population[23]. Par conséquent, il nous apparaît clairement impossible d’établir une peine de silence médiatique en condamnation de propos simplement polémiques, si ceux-ci s’inscrivent dans un nécessaire « débat d’intérêt général » protégé par la Convention. En effet, l’ordre public démocratique requiert paradoxalement un certain désordre minimal, ce que les grecs nommaient « parresia » : il est ainsi permis aux citoyens de tenir des propos choquant tant que l’attitude transgressive vise à apporter une plus-value au débat démocratique[24]. À l’inverse, seuls seraient susceptibles de justifier une peine de silence médiatique les propos haineux constitutifs d’infractions pénales graves ne s’inscrivant aucunement dans un tel débat d’utilité publique, pouvant relever du régime de l’abus de droit prévu par l’article 17 de la Convention, exclusivement destinés à polluer le débat démocratique sous couvert de liberté d’expression[25].
Cette idée européenne que l’existence d’un « débat d’intérêt général » puisse légitimer des propos constitutifs d’infractions de presse – principalement la diffamation et l’injure publique – pourrait compromettre sérieusement les chances d’existence d’une éventuelle peine de silence médiatique. Si une telle peine pouvait être prononcée à l’encontre d’auteurs de propos polémiques revêtant la nature d’une diffamation ou d’une injure publique, encore faudrait-il que le magistrat distingue en amont si la répression pénale des propos demeure compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention. Par conséquent, la peine de silence médiatique ne pourrait s’inscrire dans un but d’intérêt général que dans l’hypothèse où les magistrats n’auraient la faculté de la prononcer qu’à l’encontre d’auteurs d’infractions pénales commises dans le cadre de leur liberté d’expression sans que les propos tenus ne puissent s’inscrire dans un débat d’intérêt général au sens de la jurisprudence strasbourgeoise.
À ce titre, la Cour de cassation a récemment eu l’occasion de se prononcer sur la possibilité de réprimer pénalement l’emploi des quolibets « nazis » et « nazillons » par certains militants antifascistes à l’encontre de militants de (feue) Génération identitaire, ces derniers luttant contre les opérations de sauvetage des émigrants clandestins en danger pendant leur traversée de la Méditerranée. La chambre criminelle ayant conclu dans cette affaire à l’existence d’un débat d’intérêt général porté par les militants antifascistes dans leurs propos outranciers, les qualificatifs peu flatteurs ne pouvaient faire l’objet d’une répression pénale sans méconnaître la liberté d’expression protégée par la Convention européenne[26]. Envisageons qu’a fortiori de tels propos n’auraient pu justifier l’application d’une peine de silence médiatique.
Il demeure qu’en théorie, l’emploi d’une rhétorique ouvertement antisémite, islamophobe, misogyne, raciste, homophobe ou plus généralement discriminatoire à l’encontre d’une catégorie de personnes explicitement visée, à laquelle nous habitue depuis longtemps l’extrême droite, ne pourrait jamais, en tout état de cause, entrer dans le champ d’un « débat d’intérêt général » nécessaire à toute société démocratique protégée par la Convention européenne. C’est bien là le genre de propos qui serait ciblé par la répression spécifique de silence médiatique. Afin de distinguer le dérapage ponctuel de la haine décomplexée, le juge pénal devra frapper de silence médiatique le délinquant dont la récidive apparaît probable si ce n’est inévitable, au même titre qu’il condamne à de la prison ferme le voleur professionnel qui risque de commettre à nouveau de semblables méfaits s’il devait sortir libre du tribunal après sa condamnation.
Mais la poursuite d’un but d’intérêt général ne saurait à elle-seule rendre la peine de silence médiatique conforme aux droits et libertés constitutionnellement et conventionnellement garantis. Tant le Conseil constitutionnel que la Cour de Strasbourg s’attachent à vérifier que l’atteinte portée à la liberté d’expression demeure adéquate, nécessaire et proportionnée. La proportionnalité lato sensu d’une peine de silence médiatique appelle in abstracto une certaine réflexion. En effet, est-il souhaitable, sinon pertinent, de priver une personne de son droit de s’exprimer publiquement à l’avenir pour des propos tenus par le passé ? Car il ne s’agit pas de censurer a posteriori des propos tenus publiquement sur un média donné, ni de prévenir la publication d’un texte, d’un discours, de toute œuvre de l’esprit précisément identifiée en raison de considérations tenant à la protection de l’ordre public. Il est question, à l’inverse, de donner à un magistrat le pouvoir d’écarter temporairement ou définitivement un acteur du jeu médiatique parce que ce dernier représenterait un risque pour l’intégrité du débat public français.
La Cour de Strasbourg semble avoir fait sienne, au cours de sa jurisprudence, la notion de « société ouverte » de Karl Popper afin de déterminer si une restriction à la liberté d’expression tombait ou non dans la disproportion : le libre affrontement des idées et opinions divergentes est essentiel pour faire vivre le débat démocratique selon le philosophe[27]. Or il est certains propos et certaines idées qui se situent hors du cadre démocratique et pour lesquels aucune tolérance ne peut être appliquée. Tirant toutes les leçons de la chute de la République de Weimar, Popper arrive à cette conclusion paradoxale : une société démocratique qui prône la tolérance ne peut, si elle veut survivre, tolérer l’intolérance. La jurisprudence de la Cour a adopté cette conception philosophique, refusant de voir dans l’article 10 de la Convention un droit au discours de haine[28]. Elle a pu considérer en effet que ne relevait pas de la liberté d’expression la diffusion de tracts ouvertement racistes, appelant à la haine et à la violence raciale en situation de période électorale[29].
Le Conseil constitutionnel a semble-t-il adopté la même grille de lecture en matière de limitation de la liberté d’expression. Ainsi toute censure a priori doit répondre à la triple exigence d’adéquation, de proportionnalité et de nécessité selon une jurisprudence bien établie[30]. Cependant, il s’agit bien ici d’envisager une sanction pénale prononcée par un tribunal répressif et non une prérogative octroyée à une autorité administrative. Or en matière de contrôle de proportionnalité et de nécessité des peines prévue par le législateur, le Conseil constitutionnel considère traditionnellement qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle du Parlement[31], opérant ainsi un simple contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation[32]. Par conséquent, sur le principe constitutionnel de nécessité des peines, il apparaîtrait douteux que le Conseil constitutionnel exerce un véritable contrôle de proportionnalité de la peine de silence médiatique, en tant qu’elle viendrait sanctionner telle ou telle infraction. En revanche, quant à la liberté d’expression constitutionnellement garantie, il est plus probable que le Conseil exerce pleinement son contrôle afin de vérifier si, en permettant à un magistrat judiciaire d’interdire à une personne condamnée d’intervenir dans le débat public temporairement ou définitivement, le législateur n’a pas porté une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales.
Sur ce point, aucune réponse définitive ne peut être donnée. Mais sans rentrer dans le droit fiction, il est possible d’affirmer que le Conseil constitutionnel a déjà donné son aval par le passé à une disposition législative permettant à un juge du siège de censurer la liberté d’expression d’autrui lorsque les circonstances l’exigent. En effet, a été jugée constitutionnelle la loi permettant au juge judiciaire des référés, juge unique, de censurer des propos de nature à compromettre la sincérité d’un scrutin électoral[33]. Cependant, il faut relever que si les Sages ont validé cette prérogative judiciaire, ce n’est qu’en insistant sur sa limitation aux seules périodes électorales et aux conditions strictement posées par la loi à savoir d’une part au caractère manifestement inexact ou trompeur des contenus censurés et d’autre part à l’existence manifeste d’un risque d’altération de la sincérité du scrutin[34].
En conclusion, si peine de silence médiatique il y a, le législateur devra veiller à l’enfermer dans des conditions strictes. Par exemple, la loi ne pourrait autoriser une juridiction de jugement d’application des peines à prononcer cette mesure qu’en matière de délit de presse et uniquement lorsque le délinquant ne présenterait pas les garanties de réinsertion suffisantes – s’il existe un risque grave et manifeste de récidive. Le régime de la peine de silence médiatique pourrait ainsi suivre celui du placement sous surveillance électronique mobile à titre de mesure de sûreté prévu par les articles 131-36-9 et suivants du code pénal.
Pour autant, si par une étude attentive de la jurisprudence constitutionnelle et conventionnelle en matière de liberté d’expression et de droit de la peine il nous semble possible de prévoir dans notre corpus pénal une peine de silence médiatique, celle-ci est-elle philosophiquement et politiquement souhaitable ? Car en définitive la censure des abus les plus violents de la liberté d’expression justifie-t-elle que soit confié à une personne le pouvoir de priver une autre de l’un de ses droits les plus précieux, celui de communiquer librement ses pensées et ses opinions ?
La disproportion abstraite liée à l’édiction d’une peine de silence médiatique
Si l’on se réfère à la formulation de l’article 130-1 du code pénal, la sanction pénale permet d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions, de restaurer l’équilibre social et, dans le respect des intérêts de la victime, de sanctionner l’auteur de l’infraction et de favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion. Si la formulation tend à confondre finalités et effets de la peine[35], il reste possible d’établir les différentes fonctions de la sanction pénale, pour éventuellement distinguer la peine de la mesure de sûreté. Or il existe un paradoxe certain dans cette distinction doctrinale disparue du code pénal de 1992 : le critère de démarcation entre peine et mesure de sûreté apparaît de plus en plus ténu. Si classiquement la peine avait pour vocation de punir et la mesure de sûreté de protéger, il n’est plus possible d’occulter ni la fonction « neutralisante » de la peine – elle empêche l’auteur de nuire à nouveau – ni sa fonction afflictive et donc préventive – elle dissuaderait tout individu d’accomplir l’acte réprimé par la loi pénale eu égard à l’affliction qu’elle porte en elle[36]. C’est donc la sanction pénale lato sensu qu’il nous faudra envisager ici comme la conséquence de l’infraction appliquée à son auteur afin tant de le punir que d’en prévenir une nouvelle commission ou simplement sa commission initiale par effet prophylactique.
Or quel est le but recherché par l’édiction d’une peine de silence médiatique envisagée dans le cadre de cette étude ? Le développement exponentiel de la diffusion de propos « polémiques » si ce n’est clairement xénophobes, discriminatoires, injurieux ou diffamatoires sur des chaînes d’information en continue sur le modèle américain type Fox News entraîne une détérioration tout aussi rapide de la qualité du débat public nécessaire à toute société démocratique. Les tribunaux ne semblent pas avoir la capacité matérielle de protéger l’intégrité du débat démocratique, ne pouvant condamner systématiquement tous les propos polémiques quotidiennement assénés par des chroniqueurs d’extrême droite décomplexés.
Il peut donc apparaître nécessaire de purger en profondeur le débat public de ces idées et propos infractionnels, comme les délits de racisme et d’antisémitisme, lesquels ne peuvent avoir droit de cité dans le cadre démocratique actuel. À l’inverse, les prises de position qui choquent l’opinion publique de manière nécessaire dans une société démocratique ne doivent pas tomber sous le coup de la censure, qu’elle soit administrative ou judiciaire. Dès lors, s’il apparaît légitime de censurer a posteriori un propos identifié comme infractionnel, la privation totale de la liberté d’expression d’une personne et ce en raison de propos infractionnels tenus par le passé semble plus difficile à concevoir. Il est vrai qu’il arrive aux tribunaux de condamner des délinquants à des peines d’emprisonnement fermes afin de protéger la société contre une éventuelle récidive. Une peine de silence médiatique s’inscrirait exactement dans une telle conception : l’auteur a déjà commis par le passé une infraction, il faut donc éviter par tout moyen qu’il n’en commette une semblable à l’avenir.
Cependant une telle solution, éminemment sécuritaire et préventive, est-elle souhaitable dans une société démocratique ? Si Beccaria pouvait à bon droit estimer que la prévention était souvent préférable à la répression, il n’allait pas jusqu’à souhaiter une société du contrôle permanent dans laquelle toute autonomie individuelle serait annihilée : « à quoi serions-nous réduits, si tout ce qui peut être une occasion de délit nous était interdit ? [37] » Par conséquent la conception utilitariste de la peine, aussi tentante soit elle, n’apparaît nullement souhaitable dans un État de droit qui place la liberté comme la règle, la restriction comme l’exception[38].
Comment donc "détoxifier" le débat public, si ce n’est par la loi pénale ? Il semblerait que le droit administratif nous offre une solution alternative convenable. Le caractère préventif de la police administrative permet ainsi d’empêcher la commission de comportements répréhensibles avant même qu’ils ne tombent sous le coup de la loi pénale, ce qui permet donc d’appréhender les atteintes à l’intégrité du débat public comme menaces contre l’ordre public. Il est établi par la jurisprudence du Conseil d’État que la police administrative ne se cantonne pas à la protection d’un ordre public matériel et la doctrine a pu assister progressivement à l’émergence d’un ordre public immatériel[39] comprenant en premier lieu le respect de la dignité de la personne humaine[40]. L’ordonnance Dieudonné M’Bala M’Bala et Société les Productions de la Plume apparaît topique en ce sens : le Conseil d’État construit un régime préventif pour la liberté d’expression, estimant que l’existence, entre autres, de condamnations pénales préexistantes prononcées à l’encontre du requérant pour d’anciens propos antisémites et négationnistes est de nature à constituer « un risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrée par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen et par la tradition républicaine » ; par conséquent, est justifiée l’interdiction préventive de la tenue d’un spectacle par décision du Premier ministre[41].
Bien loin d’une mesure de police judiciaire de silence médiatique, une mesure préventive de police administrative pourrait assurer la conciliation entre liberté d’expression et protection de l’ordre public immatériel sous le contrôle du juge administratif au cas par cas. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel, chargé de veiller à ce que les programmes ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de mœurs, de religion ou de nationalité[42], est doté d’un arsenal répressif administratif permettant de lutter contre la prolifération de l’intolérance dans le débat public. Il apparaît cependant que les sanctions pécuniaires ne remplissent plus le rôle préventif ou répressif qui leur était assigné, les grands groupes médiatiques considérant souvent en pratique qu’il est dans leur intérêt économique de ne pas censurer un polémiste assurant une certaine audience quotidienne et de s’acquitter des amendes ponctuellement. La solution définitive au problème donné pourrait résider dans une refonte globale du milieu médiatique et journalistique, dans un contrôle étatique plus poussé des financements privés des groupes médiatiques, dans la création d’un conseil déontologique de la profession de journaliste et la création d’une profession pleinement réglementée au même titre que les avocats ou les médecins, en somme dans un changement global et démocratique du paradigme médiatique.
[1][1] X. Pin, Droit pénal général, 13e éd., Dalloz, 2021, §357, p. 383.
[2] M. Foucault, Surveiller et punir, éd. Gallimard, coll. Tel, 1975.
[3] https://www.youtube.com/watch?v=ZNNGg375E9Q.
[4] T. Hanke, « Frankreich verliert an Stabilität, Macron sitzt in der Falle der Rechten », Handelsblatt, 15 mai 2021.
[5] G. Noiriel, Le venin dans la plume, éd. La Découverte, 2021, p. 15.
[6] Ibidem, pp. 25-34.
[7] L. Bantigny et U. Palheta, Face à la menace fasciste, éd. Textuel, 2021, pp. 69-70.
[8] L. Delaporte, « Les youtubeurs de la haine : un néofascisme débonnaire », Médiapart, 14 mars 2021.
[9] K. Popper, La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1990-1991, 2 vol.
[10] Voir à ce sujet le dossier Ultradroite : la menace terroriste accessible sur le site de Médiapart qui fait état d’une augmentation significative des actes terroristes de la mouvance d’extrême droite en France majoritairement démantelés par les services de renseignement français quotidiennement.
[11] L. Bantigny et U. Palheta, Face à la menace fasciste, éd. Textuel, 2021, p. 11.
[12] CE, ord., 9 janvier 2014, Dieudonné M’Bala M’Bala et Société les Productions de la Plume, req. n°374.508.
[13] Cons. const., 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, déc. n°2009-580 DC, cons. 11.
[14] E. Dreyer, Droit pénal général, 5e éd., LexisNexis, 2021, §1495, p. 1168.
[15] Cons. const., 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, déc. n°2009-580 DC, cons. 7.
[16] Cour EDH, 1er décembre 2015, Cengiz et autres c. Turquie, req. n°s48.226/10 et 14.027/11, §§ 49 et 52.
[17] Cons. const., 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, déc. n°2009-580 DC, cons. 11.
[18] Cons. const., 18 juin 2020, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, déc. n°2020-801 DC, cons. 19.
[19] P. Wachsmann, « La liberté d’expression », Liberté et droits fondamentaux 2021, §604, p. 511.
[20] Cons. const., 18 juin 2020, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, déc. n°2020-801 DC, cons. 29 à 31.
[21] Cons. const., 8 janvier 2016, M. Vincent R…, déc. n°2015-512 QPC, cons. 5.
[22] Cour EDH, 26 novembre 1991, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, série A n°216, §59.
[23] Cour EDH, plén., 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, req. n°54.93/72, §49.
[24] D. Rivière, « Les rapports entre liberté politique et liberté d’expression. Enjeu de l’introduction du principe de proportionnalité dans la mise en œuvre de l’ordre public immatériel », Droit et société, 2016, n°3, p. 581-602.
[25] Cour EDH, 20 octobre 2015, M’Bala M’Bala c. France, req. n°25.239/13, §40.
[26] Crim., 7 janvier 2020, req. n°19-80.374.
[27] K. Popper, La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1990-1991, 2 vol.
[28] P. Wachsmann, Libertés publiques, 9e éd., Dalloz, 2021, §485, p. 810.
[29] Cour EDH, 10 décembre 2009, Féret c. Belgique, req. n°15.615/07.
[30] Cons. const., 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, déc. n°2009-580 DC, cons. 15.
[31] Cons. const., 19 et 20 janvier 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, déc. n°80-127 DC, cons. 13.
[32] E. Bonis et V. Peltier, Droit de la peine, 3e éd., LexisNexis, 2019, §369, p. 92.
[33] Cons. const., 20 décembre 2018, Loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information, déc. n°2018-773 DC.
[34] P. Wachsmann, Libertés publiques, 9e éd., Dalloz, 2021, §489, p. 821.
[35] E. Dreyer, Droit pénal général, 5e éd., LexisNexis, 2021, §1342, pp. 1053-1054.
[36] Ibidem, §§1344-1349, pp. 1055-1061.
[37] C. Beccaria, Des délits et des peines, Genève : Droz, 1965, p. 74.
[38] X. Bebin, Pourquoi punir ? L’approche utilitariste de la sanction pénale, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 37-38.
[39] J. Morand-Deviller, P. Bourdon, F. Poulet, Droit administratif, Paris, 16e éd., LGDJ, 2019, pp. 568-569.
[40] CE, ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge.
[41] CE, ord., 9 janvier 2014, Dieudonné M’Bala M’Bala et Société les Productions de la Plume, req. n°374.508.
[42] Loi n°86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, art. 15.