« Peut-on (encore) penser la politique ? » se demandait Alain Badiou en 1985, prenant acte du retrait de la politique au profit de la gestion des acquis du libéralisme, de la défense des Droits de l’Homme, les « Nouveaux Philosophes » en première ligne. Le « socialisme réellement existant » a révélé sa vraie nature, emportant dans sa chute l’illusion d’un autre du libéralisme. Une page de l’histoire se ferme et avec elle l’ambition politique d’un ailleurs, d’une forme d’organisation qui ne se contenterait pas du « service des biens ». Unanimité dans le consensus : nous ne pourrons trouver mieux que les démocraties libérales que nous avons patiemment élaborées. Tout changement prendra le visage rassurant de la réforme. La révolution est terminée. Soyons réalistes. L’illusion communiste ne trompe plus que quelques égarés d’une idéologie rétrograde qui a, depuis belle lurette, rencontré son principe de réalité. Fin de l’histoire : tout le monde descend.
D’ailleurs, dès l’après-guerre dans les années 1950, un des premiers déçus du marxisme, Cornélius Castoriadis, ne signifiait-il pas l’étroite collusion entre U.R.S.S. et Europe, deux manifestations du « capitalisme bureaucratique » (« d’Etat » pour la première, « fragmenté » pour la seconde). Est comme Ouest poursuivent la même logique d’exploitation, aux différences d’échelle près. Si l’on oublie l’homologie entre capitalisme et socialisme soviétique, la critique des démocraties européennes comme « oligarchies libérales », restent alors les désillusions d’un ancien trotskiste du P.C.I. et le pseudo-constat d’une supériorité de la forme fragmentaire du capitalisme bureaucratique. Finalement, ce n’est pas si mal : Ah, l’éternelle supériorité a priori des droits politiques ! « Nous, au moins, nous avons des droits et si le capitalisme n’est pas la panacée, il reste un moindre mal. » Soyons réalistes : les révolutions ne sont plus d’actualité. Le totalitarisme russe signait la fin de l’illusion communiste d’un achèvement de la Révolution française par émancipation pleine et entière de l’individu. Cette révolution était déjà achevée, dans l’assomption libérale des droits de l’homme et du citoyen. Toute tentative, dans la veine marxiste, d’un dépassement de leur formalisme, se mue inévitablement en dérive terroriste. Victoire du libéralisme politique comme politique de « l’impuissance », selon les termes mêmes de Pierre Manent : « L’organisation des séparations produit donc le système de la liberté moderne, c’est-à-dire la mise en œuvre la plus stable, pour autant la plus satisfaisante, de la liberté politique que l’humanité ait connu. En même temps, ce système fait pénétrer la séparation, la division, à l’intérieur même de l’âme des sociétaires : ils veulent et ils ne peuvent pas ; ils reconnaissent leur représentant et ils le rejettent ; ils sont tout-puissants, puisque le pouvoir repose sur leur volonté, et ils sont impuissants, puisque leur volonté est entravée, limitée, arrêtée par la volonté de l’autre parti. » (Cours familier de philosophie politique, Tel, p.37).
C’est dans ce renoncement politique, dans cette victoire du libéralisme, que prend sens la distinction entre LA politique et LE politique, que rejoue Badiou dans son texte. (1) Le retrait du politique (entendre ici la fin des mouvements révolutionnaires et ouvriers) pour laisser place à la gestion bureaucratique des affaires humaines, à la « montée de l’insignifiance » (Castoriadis), à « l’empire du moindre mal » (Michéa), réaffirme en creux une autre césure essentielle constitutive de la politique. Pour la rendre manifeste, l’article et le changement de genre ne sont pas de trop. Qu’on se le dise, il ne faut pas confondre « la » politique et « le » politique, comme si la réalité politique était divisée à l’origine. Finasserie de philosophes, direz-vous, ultime soubresaut d’une pensée en déprise qui, devant son impuissance, se borne à la thématiser. Loin s’en faut, même si le geste conceptuel peut de prime abord sembler dérisoire.
L’insignifiance politique des démocraties occidentales n’est que le recouvrement de l’impossibilité politique elle-même. Son « essence » (2) reste et demeure sauve par-delà les errances du politique. Et la distinction prend forme : par « le » politique, il faudra entendre la mise en « fiction » de la communauté sous la forme d’un lien qui lui serait immanent (le peuple, la volonté générale souveraine, les figures légitimes de la représentation, etc.). Ce que Jacques Rancière nommera la « police », la cartographie des sujets, leur assignation à une place qui fait sens et dont ils ne peuvent s’échapper sans retomber inévitablement dans une case qui les attendait. Par opposition, « la » politique se manifeste par la rupture qu’elle instaure à l’intérieur de la société civile et de sa bonne gestion politique. La politique se joue de la gestion policière des ordres, elle les fait délirer pour incarner l’activité instituante dans son autonomie.
« La première tâche, pour fixer en fiction le politique et s’orienter vers la politique, est de dégager celle-ci de la prescription du lien. Il faut effectuer, pratiquement et théoriquement, la dé-fixion de la politique comme lien ou rapport. Il convient de poser en axiome que la mobilité délivrée de la politique tient à ce qu’elle touche au réel dans le mode de la coupure, et non pas celui du rassemblement. » (Badiou Alain, Peut-on penser la politique ?, Paris, Seuil, 1985, p.18).
Par-delà les fictions du politique, le réel de la politique, comme expérimentation des points aveugles des fictions dominantes. L’acte politique est celui par lequel le sujet institue un possible qui jusqu’alors était considéré comme impossible.
20 ans après, du même impuissant : « Elever l’impuissance à l’impossible, c’est se détourner du service des biens, qui est l’impuissance du possible. C’est donc faire choix d’un point tel qu’il soit votre point et que vous disiez, contre la loi du monde, que vous le tiendrez coûte que coûte. Quel point ? N’importe lequel, dès lors qu’il est formellement en exception de la particularité du service, et propose universellement la discipline d’une vérité. » (Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Lignes, 2007, p. 54-55).
Autour de la distinction le/la politique s’opère une conversion de l’impuissance. Chaque ordre présente le point de dépotentialisation de l’autre. Le politique circonscrit l’ensemble des actions possibles sous l’ordre fictionnel établi et assigne toute alternative à l’utopie, à l’impuissance. Au contraire, la politique révèle la puissance créatrice de l’impossible, permet l’institution d’un ordre nouveau, jusqu’alors jugé impossible. Dès lors, depuis la politique, le politique brille de toute son impuissance, rivé à la conservation stérile de l’ordre établi, incapable de création.
Un exemple : la « décroissance » comme point réel (3). Dans les fictions officielles du politique, la décroissance est une utopie réactionnaire qui vise un retour illusoire à un état primitif de l’humanité, une politique d’austérité qui refuse le progrès. C’est une option politique officiellement irréelle, puisqu’on ne réfléchit que dans les termes de la croissance. D’ailleurs, la tendance serait plutôt à une « libération de la croissance », selon la dénomination de la commission Attali. Pourtant, sans rentrer dans la complexité des analyses économiques, ne pourrait-on pas voir dans le principe même de la « décroissance » le seul point réel viable pour nos sociétés développées ? Comment peut-on croire à une croissance ou un développement infini dans un espace fini ?
« Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est un fou, ou un économiste. » (Formule introduisant le recueil Objectif décroissance, Lyon, Parangon, 2005).
Cette contradiction élémentaire dans la fiction de la croissance opère un débouchage, amorce un autre possible, sous le signifiant « décroissance », dont il reste à préciser la teneur. C’est à ce niveau (qu’entendre par décroissance ?) que se joue le problème politique réel et non dans les moyens de libérer la croissance. Les « décroissants », par-delà leurs divergences éventuelles, assignent le « service des biens » à son irréalité et à son impuissance. Ils tiennent leur point réel, sortent « du » politique, pour nous donner le « la ».
NOTES:
(1) Carl Schmitt est, d’après Castoriadis (« Pouvoir, politique, autonomie », in Le monde morcelé, Seuil, 1990, p. 153), le premier à introduire l’expression « le politique ». Il s’en sert pour désigner, dans La notion de politique, le critère de définition du politique par différence avec son « instance étatique ». Le critère du politique est pour C. Schmitt la distinction entre ami et ennemi, dont l’Etat n’est qu’une manifestation possible. Par cette notion, il dégage ainsi la politique de l’Etat, il opère une déliaison entre ces deux notions. Ainsi, le politique pourra survivre au déclin de l’Etat, puisqu’il lui préexiste.
« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive. »
(Carl Schmitt, La notion de politique (1928), Paris, Flammarion, 1992, p. 64).
En dehors du contexte de la philosophie schmittienne, cette césure entre la politique et le politique permet d’instaurer une différence au cœur même de la réalité politique, pour faire signe vers un ailleurs, une alter institution de la société. C’est dans cette optique que Badiou utilise cette distinction, nous semble-t-il.
(2) « Mais quand c’est du procès de l’absence qu’on veut s’assurer, on s’oriente vers ce qui disparaît, et ce n’est pas la fondation qui est à l’ordre du jour, plutôt l’aptitude à essentialiser au lieu même de l’évanouissement. »
Badiou Alain, Peut-on penser la politique ?, Seuil, 1985, p.10.