Il est tentant de faire du blogueur un nombriliste qui s'ignore. Dans la droite lignée de Narcisse, l'auteur d'un blog souffrirait d'une pathologie du moi, qui le pousserait à privilégier son image au détriment de son « moi réel ». Livrant ainsi sa prose à l'autre anonyme, il scrute avidement les commentaires élogieux, les statistiques de fréquentation, les occurrences de son patronyme dans les moteurs de recherche. Perdu dans les interstices de la réalité virtuelle, il cherche une consistance subjective de substitution à une identité en mal de reconnaissance sociale.
Le blogueur veut exister : il dépend donc du regard de l'autre, mais peut s'en prémunir « d'un clic » à chaque instant. Le « vide intérieur » a pour pendant l'abolition de la relation à l'autre, celle-ci étant avortée au moindre accroc. Il est si facile de supprimer un « commentaire » peu élogieux, voire même de le modifier à son propre avantage. L'auteur du blog est seul maître à bord : sous couvert de rencontrer l'autre, il le réifie et le réduit au statut d'image spéculaire. L'autre n'est « autre » que dans la mesure où il conforte cette image que je me fais de moi-même. La confrontation de ces différentes attentes spéculaires donne le vertige, occasionne des subjectivations éphémères, ne remettant pas en question l'identité profonde du sujet, puisque celle-ci n'est autre qu'un grand vide. Le blog ne ferait que démultiplier les effets de ce que David Riesman appelait déjà dans les années 1950 « l'hétéro-détermination » dans La foule solitaire : l'individu ne conçoit désormais son identité personnelle que par le biais d'une consommation de signes manifestant une appartenance (dont on peut à l'occasion se défaire). « Sujet vide », il erre parmi les signes, s'y fige et reconnaît l'espace d'un moment, pour poursuivre plus loin son errance butinante. Aucune ligne de force, pas de trajectoire : le mot d'ordre est au multiple et à la subjectivation instable se voulant amorale.
Mais Narcisse est vite rattrapé par les profondeurs qu'il occulte, comme le soulignait ZIZEK dans un article du Monde du 27 janvier 2007 (« Démocratie ou barbarie virtuelle »). Les nouvelles modalités de participation et d'expression virtuelles libèrent nos fantasmes les plus secrets et les plus dangereux. Sous couvert de cette identité virtuelle, tout devient permis et le fantasme retrouve droit de cité sans sublimation aucune et ce dans l'oubli des interférences entre réalité virtuelle et réalité actuelle. Le blog, parmi d'autres outils d'expression virtuelle, permet donc de donner libre cours à nos fantasmes, sans que pour autant nous les percevions comme tels. Il leur donne une consistance qui n'est pas sans effet sur les sujets qui transitent dans ces espaces. « Or le fait qu'aucun d'eux n'en soit conscient a pour conséquence que ce décalage entre ce que « vous » êtes réellement et ce que « vous » semblez être dans l'espace numérique peut mener à la violence meurtrière. » (Zizek, article cité). Ces deux « identités » n'étant pas étanches l'une à l'autre, nous courons le risque d'une expression brutale du fantasme dans un espace autre que numérique. Symptôme de son époque, « fils de son temps » (aurait ditHegel), le blogueur oscille entre Narcisse et Conan le Barbare, dans un espace qui n'aurait de public que le nom.
Mais je persiste à penser que le blog peut aussi être l'espace de construction d'une pensée se faisant publique, au même titre que le livre, mais dans une spatio-temporalité différente. Les blogs sont ainsi l'occasion de la mise en scène conflictuelle de deux usages de l'imagination. Le premier, d'ordre fantasmatique, consiste dans la projection sur autrui de ces propres fantasmes solitaires et reste négateur de l'altérité. Le second, au contraire, plus « courtois », s'efforce de faire preuve d'une « mentalité élargie ». Celle-ci consiste à tenter de se mettre à la place de l'autre depuis une position pourtant solitaire. Cette mesure réciproque des jugements, constitutive de l'espace critique, repose bien sur un usage de l'imaginaire, mais réfléchi.
« Le penser critique n'est possible que là où les points de vue de tous les autres sont ouverts à l'examen. C'est pourquoi le penser critique, qui est pourtant une affaire solitaire, ne se coupe pas de « tous les autres ». Il poursuit assurément son chemin dans l'isolement, mais, par la force de l'imagination, il rend les autres présents et se meut ainsi dans un espace public potentiel, ouvert à tous les points de vue ;(...). Penser avec une mentalité élargie veut dire qu'on exerce son imagination à aller en visite. » (Arendt, Juger, Seuil, p.72).