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Billet de blog 14 mai 2021

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Jacques Bouveresse is not dead

Cette semaine est mort Jacques Bouveresse. Sans boucan. Comme l'oeuvre incommensurable que ce penseur professionnel a légué, au fil du temps, à ses contemporains. Je vais revenir ici sur ce que, de mon point de vue (j'ai Bac + rien), il aura laissé comme une trace, si brillante d'espoir et d'ardeur, face à un monde, brutal, injuste.

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Cette semaine est mort Jacques Bouveresse.

Sans boucan. Comme l'oeuvre incommensurable que ce penseur professionnel a légué, au fil du temps, à ses contemporains. Je vais revenir ici sur ce que, de mon point de vue (j'ai Bac + rien), il aura laissé comme une trace, si brillante d'espoir et d'ardeur, face à un monde, brutal, injuste.

Mais je voudrais d'abord dire combien il a été important pour ma vie courante.

Jacques Bouveresse était titulaire de la chaire de « philosophie du langage et de la connaissance ». Ça n'a l'air de rien, dit comme ça. Mais pour moi, il est la personne connue de son vivant, dont la boussole n'a jamais bougé d'un iota. À 80 ans, j'aimerais tant, avoir un tel usage, de mon ciboulot, qui marcherait alors comme devrait marcher un ciboulot humain : juste, raisonnable, équitable et exact, et, dans l'élégance de l'humilité, par l'une des plus belles façons de conduire son esprit.

Son travail, je l'ai rencontré dans les années 1990, où son ami et collègue Pierre Bourdieu est devenu une « star », non seulement des sciences sociales et de la sociologie, dont pour moi il a fondé un vif renouveau, ou du moins une poursuite assidue et féroce, mais surtout auprès du monde littéraire, politique, et journalistique. À part Philippe Val (qui aurait mieux fait), toute une gauche lui a emprunté des billes. Et Bouveresse publia alors un petit truc qui a eu un effet terrible dans un certain milieu, et fut nommée « l'affaire Sokal ». Je laisse aux curieuses et curieux le délice de s'en enquérir. Cette affaire a même sa page Wikipédia.

Ce petit livre, Prodiges et vertiges de l'analogie, m'a permis de renouer très rapidement avec cette matière qui m'avait tant plue, tant « parlé », adolescent : la philo. Ma prof de philo de lycée, était une grande amie du fils de Gilles Deleuze. Un mouton noir, comme elle s'appelait alors elle – même, et l'une des plus salvatrices rencontres de ma scolarité bien morne. Un peu plus tard, Prodiges et vertiges, rien que le titre était une tarte à la crème polie à la face de, comme il le disait alors aussi poliment, pas mal de fantaisistes, justement ou non en vogue, qui plus est à gauche (Virilio, Deleuze, Krtisteva, Debray..). En gros : comment des « lettrés », pas trop au fait des sciences physiques, peuvent écrire en empruntant aux sciences, notamment la physique, pendant que les physiciens chevronnés, elles et eux, ne comprenaient rien à ces « analogies » fumeuses. En réalité de vraies trahison à la Raison, à la justesse de la science, et de facto à la morale, dans une idée très matérialiste de justice.

Jacques Bouveresse a passé sa vie à déterminer, déligner, distinguer, ce qui pouvait être su, ce qu'on pouvait connaître, de ce qu'on ne pouvait pas. Facile, résumé ainsi. Sauf que vu la déferlante, néo-religieuse, mais aussi médaitique, depuis ces années aux « temps de cerveau disponible » chez TF1, jusque la lame de fond des chausses trappes des « sciences cognitives », pour ne prendre que deux exemples « inter-classes », en un mot vu la déferlante de bêtise et de vacherie ambiantes et généralisées, le boulot n'était vraiment pas évident.

Et ce petit bonhomme, une idée après l'autre, étendait l'arsenal, forgeait et fourbissait les armes de la raison les plus affûtées de mon temps. Je n'ai parfois pas compris 100% de ses démarches intellectuelles, par faute de culture. Mais j'en ai compris 90%, et sur les enjeux, de ce qu'il « disait », et voulait dire, je l'ai suivi à 100.000%. Pas très critique, comme posture, on me dira. C'est vrai, mais c'est la seule personne que j'aurais suivie les yeux fermés, calme et serein, non pas nimbé niaisement ni hypnotisé par le ton toujours très concentré de sa voix ni par son timbre clair, mais par l'obstination que cet homme avait de s'exprimer sans relâche avec une exactitude on ne peut plus aboutie.

Je suis très triste d'un monde sans un Jacques Bouveresse. Il qui était l'un des exégètes les plus ardus des Autrichiens d'avant 1940 : Ludwig Wittgenstein pour la philo, Karl Kraus pour sa critique féroce de la posture journalistique, et Robert Musil pour la finesse romanesque, ces années qui ont vu le nid de l'hitlérisme et des fascismes s'ancrer de plus en plus solidement dans cette Europe, moisie par les crises et les ressentiments, au point qu'elle en explose. Or, ironie du sort, ou justement signe des temps, Bouveresse reprenait récemment les termes d'un monument de l'oeuvre de Kraus, à qui il voua une passion disciplinaire, comme un tribut, une continuité. Passion bien pessimiste, mais du moins pas mal armée. J'ai grâce à lui toujours pensé à peu près qu'il n'y a pas de pessimistes par nature. Juste, qu'on le devient, parce que les optimistes nous sont soûlants, de se croire « naturels ». Kraus a écrit Les derniers jours de l'Humanité, en 1918. En 2019, un directeur de thèses a eu la très judicieuse idée de se saisir de cette pointure du Collège de France, nouvellement retraité, pour lui demander un entretien. J'ai fait par chance partie des scribes qui ont retranscrit quelques pages de cette œuvre, de ce dernier récit vivant, du moins connu de moi, Les Premiers jours de l'inhumanité. Questions sur les temps présents.

Je vous en prie, bien que je ne croie en rien, lisez, faites lire, faites nétour, découvrez et faites découvrir l'oeuvre de Jacques Bouveresse. Qu'il parle de trucs que vous ne connaissiez pas ? Pas grave, vous verrez, même sans un rond, ça enrichit pour la vie, et qu'est-ce que sa colère, son opiniâtreté, son goût finalement taquin de renvoyer dans les cordes toutes, je dis bien toutes calembredaines, fadaises, et toutes formes de sornettes, toujours prêtes à faire le lit du mal, qu'est-ce que ça fait jouir.

J'aimerais tellement lui avoir dit merci. Je le fais ici avec l'humilité la plus profonde d'un tout petit cancre du fond de la classe qui ne demandait pourtant qu'à s'instruire..

...et à survivre, pour la guerre qui vient.

Sam Bertoni

Reading and making newspapers everydaylong.

Ou presque.

ex – La Brique (Lille)

ex – L'Empaillé (Aveyron)

Professional ex.

@BriqueSeb

Jacques Bouveresse,

Les Premiers jours de l'inhumanité, Karl Kraus et la guerre, éd. Hors d'atteinte, 2019

Nietzsche contre Foucault, Sur la vérité, la connaissance, le pouvoir, éd. Agone, 2016

en intro et accès libre :

La Vérité en question, Le Monde Diplomatique, mars 2016, p.21

(tant et tant...)

Prodiges et vertiges de l'analogie, éd. Liber, coll. Raisons d'agir, 1999

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