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Billet de blog 1 février 2024

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La courte saga de l'Aérotrain

Comme des dizaines de milliers d'usagers de la ligne SNCF qui relie Orléans à Paris et sa proche région, vous avez sans doute déjà entr’aperçu depuis la fenêtre du train, une drôle de ligne de béton surélevée, entre Saran et Ruan (Loiret) … Et si cette énigmatique structure qui semble fendre les brumes de la Beauce vous intrigue, ce qui va suivre ne manquera pas de vous intéresser.

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Idées de génies

Au départ, il y a un homme : Jean Bertin, né en 1917, polytechnicien et ingénieur à l'École Nationale Supérieure de l'Aéronautique. A partir de 1943, il dirige la Société Nationale d’Étude et de Construction des Moteurs d'Aviation puis quittera ce poste en 1955. C'est un an plus tard, début 1956, qu'il fondera sa propre société, Bertin & Cie : lui et ses équipes sont alors convaincus des possibilités hors-normes offertes par « l'effet de sol » (phénomène aérodynamique qui permet de « porter » un engin grâce au flux d'air passant sous celui-ci)... De cette idée, naîtra le fameux « Aérotrain », pensé pour un usage grand-public, un parfait hybride entre l’avion et le train : l’engin, très léger, est conçu pour avancer à l’aide d’un réacteur placé à l’arrière du véhicule ; le tout posé sur une sorte de monorail pour guider l'appareil.

Illustration 1
Aérotrain, schéma de sustentation © Arnaud Pérat / Ryxéo

Et c'est là que tout démarre réellement pour l'inventeur et ses ingénieurs : il souhaite ardemment utiliser les technologies issues de l'aéronautique dans d'autres moyens de transports. Combiné à un engin puissamment propulsé (et suffisamment financé !) l'idée paraît, même aujourd'hui, sortie d'une utopie futuriste. Bien plus léger et stable qu’un train sur rail, l’aérotrain promet des déplacements très rapides et confortables sur de longues distances. La fameuse "grande ligne de béton" dont nous vous parlions en chapô de cette article est en fait la voie de test des aérotrains, longue de 18 kilomètres, ce drôle de monument construit en 1969 a permis quelques records; nous y reviendrons. 

Illustration 2
1er prototype d'aérotrain, conçu en 1965 © Siren-com

Enfance heureuse 

Dès les premiers temps du projet, les prototypes se succèdent et impressionnent ; la fin des année 1960 voit arriver le deuxième rejeton de la famille: le 02, qui effectue des voyages-test frôlant les 425 km/h (!) ; viendra aussi le S-44, prévu pour le transport suburbain à grande vitesse. Quelques années plus tard, en mars 1974, on verra même le I80 HV (pour « haute-vitesse ») établir un record mondial à 430,2 km/h.

Si les aérotrains, avec leurs prouesses techniques et leurs designs modernes, ont fait rêver nombres d'ingénieurs ou de passionnés, les gouvernements aussi ont un temps sérieusement lorgné sur cette nouvelle invention; les financements étaient accordés, le projet était pris au sérieux et les tests que nous avons mentionnés plus haut donnaient un puissant crédit à Bertin et ses équipes : Daniel Ermisse, ancien pilote de l'aérotrain pour la société, raconte :

«  [...] tout le monde y croyait, on avait déjà des lignes prévues à l'étranger – on a emmené dans l'aérotrain d'Orléans beaucoup de ministres … on nous a même demandé des études de faisabilité à ce moment-là ; je pense par exemple à la ligne de Buenos-Aires … »

Durant cette période le Comité Interministériel à l'Aménagement du Territoire appuyait le projet, l'engouement avait même, rendez-vous compte, atteint le Brésil et les États-Unis ! Une partie du ministère des transports, lui, voyait sans aucun doute en ce nouvel hybride le symbole d'une France du futur prête à devenir un véritable phare en matière d'ingénierie des transports : les villes nouvelles du nord-ouest parisien prévoient alors une liaison La Défense-Cergy avec le fameux S44.

Chahut sur rails

Big boss du transport ferroviaire national, solidement installée, la sacro-sainte SNCF n'entend bien-entendu pas se laisser faire, elle qui concocte déjà dans ses marmites depuis plusieurs années le projet de « Turbo-Train » (l'ancêtre du TGV). Certes moins rapide, plus traditionnel, mais perçu en ces temps comme beaucoup plus économique que l'aérotrain (facteur non-négligeable; le choc pétrolier de 1973 frappe l'occident de plein fouet).

Illustration 3
TurboTrain à Houlgate (Calvados) © Grégory Deryckère

Le temps commence alors à se gâter sérieusement du côté de l'aérotrain : Mme Giscard d’Estaing, première dame et surtout membre de la famille Jeumot-Schneider, qui a donné son nom à la firme qui fournissait les postes d'aiguillages à la SNCF (ainsi que sa distribution et le transport de son énergie électrique, ses équipements de contrôle, de commandes, de régulations, de signaux ferroviaires etc …) n’est sans doute pas étrangère à la préférence du couple présidentiel pour le bon vieux chemin de fer ... Vous suivez ? De toute évidence, les inquiétudes sur les proximités du pouvoir et des grands groupes ne datent pas d’hier !

Pratiques de lobbying tous azimuts, discussions bien senties dans les sphères de pouvoir, on l’a vu, déjà bien convaincues par le rail … la mise à mort du projet se prépare en haut lieu et le coup de grâce viendra en 1974 avec le retour de l’État sur sa décision concernant le projet d’aérotrain Cergy – La Défense : l’idée est purement et simplement abandonnée. Le projet était, encore une fois, décrit comme trop chère et surtout trop gourmand en énergie (on lui a préféré le RER, bien plus sobre).

Fin de partie

l’Épisode qui commence à cette période, soyons francs, est une cascade sérieuses déconvenues pour Bertin et sa société : même après l'établissement du record de vitesse de 1974, les équipes voient un-à-un les gouvernements et les investisseurs se détourner de l’aérotrain. Daniel Ermisse, l'ancien pilote qui s'est bien souvent retrouvé aux premières loges des démonstrations aux nombreux émissaires et investisseurs étrangers, évoque cette époque :

"Quand on a arrêté le projet en France, eh bien [...] ils se sont tous dits que quelque chose n'allait pas."

Comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, l'année suivante, Jean Bertin décède d'une tumeur au cerveau à 58 ans et ne verra pas le dernier vol du I80, en 1977.

Le volet final de cette aventure laisse une drôle d'impression ; en Mars 1992 les prototypes S-44 et I-80, respectivement entreposés à Gometz-la-Ville et à Chevilly, attendent sagement leur transport vers un futur musée à Saran ; annoncé dans la presse locale le convois n’aura jamais lieu. Quelques jours à peine après publication de l’information, les deux prototypes sont incendiés – à l’aide de 100 litres de kérosène, révélera l’enquête – alors qu'un projet de musée et de ligne d’un aérotrain touristique venait d'être réactivés. L’enquête n’a pas, à ce jour, permise de trouver le ou les coupables ; mais une chose est sûre, le projet devait être oublié. Fort heureusement, plusieurs prototypes ont pu être sauvés et sont maintenant régulièrement exposés au public.

Aujourd'hui, de nombreux passionnés continuent de faire vivre la mémoire de l’aérotrain et de son créateur : journées du patrimoine, visites et conférences perpétuent l’histoire de cette extraordinaire aventure technique qui, bien que n’ayant duré que quelques années, a influencé la grande saga des transports en France comme ailleurs.

Après tout, qui sait ? En ces temps de révolutions écologiques et technologiques, l’élégante machine, dans une version "revue et corrigée" finira peut-être par refaire parler d'elle.

Pour aller plus loin :

- le groupe de post-rock orléanais Have The Moskovik à utilisé pléthore de magnifiques images d’archive pour son clip du titre « UFO piétons » en 2014 : https://www.youtube.com/watch?v=UWeWrmK2HS8&ab_channel=HaveTheMoskovik

- l’association « les amis de l’ingénieur Jean Bertin » effectue un travail de documentation et de mémoire autour de l’aérotrain et de son créateur Jean Bertin : https://www.jean-bertin.fr/wp/

- le site « l’Aérotrain et les Naviplanes » conçu et garni par un passionné, Pierre Bouillet : http://aernav.free.fr/Index.html

- le mini documentaire « L'Aérotrain - L'Hyperloop français avant le TGV » de l’excellente chaîne YouTube « Stardust, La Chaîne Air & Espace » : https://www.youtube.com/watch?v=N4PqmWmkEHQ&ab_channel=Stardust-LaCha%C3%AEneAir%26Espace

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