
Les quatre îles de la lune? Entendez par là : Anjouan (ou Ndzouani), Moheli (ou Mwali), Grande Comore (ou N'gazidja), Mayotte (ou Maore)…
Quatre îles au confins de l’océan indien, au Nord de Madagascar. Les trois premières appartiennent à l'Union des Comores, pays indépendant, et Mayotte reste à ce jour une collectivité d'outre-mer française de fait. Il y a peu, on entendait parler de Mayotte pour ses centres de rétention des étrangers, un des pires qu’ait vu la Cimade en termes d’insalubrité et de promiscuité. La Cimade y a également constaté des dérives graves concernant la rétention des mineurs - certains de très jeunes enfants - qui sont placés en rétention et expulsés à l’encontre de la législation française. Avec 13 253 reconduites en 2006, plus de 16 000 en 2007, dont 3 000 mineurs, c’est également à Mayotte que la machine à expulser est la plus terrible, tant est si bien que Hortefeux considère Mayotte comme l’endroit idéal pour expérimenter les mesures qu’il prépare pour traiter les étrangers de métropole (voir le projet de loi de finances pour 2008 et la partie consacrée à l’outre-mer, sur le site du Sénat).
Tout ça pour dire que les Iles de la lune constituent un observatoire de qualité pour qui s’intéresse aux droits de l’homme et aux relations de la France avec ses partenaires du Sud…
Nous en venons donc à l’excellent journal mensuel qu’est Kashkazi. Découvert lors d’un voyage dans l’Océan indien, je peux vous dire que je n’en revenais pas : ce journal m’a fait penser à une sorte de Monde diplomatique local hybridé avec… je ne sais même pas quoi, tellement j’avais plaisir à trouver du journalisme d’investigation, des grandes enquêtes sur le terrain, une approche socioculturelle et historique des questions de société, des faits éclairés par un regard analytique et critique remarquable. Je vous joins un exemplaire du journal en pdf, vous comprendrez vous-mêmes. Et allez jeter un coup d’œil aux sommaires, vous n’en reviendrez pas ! Tous les numéros de Kashkazi (depuis le n°62), ainsi que le numéro en cours sont achetables en ligne au prix de 4€. Après le paiement paypal, la version pdf est alors immédiatement accessible et téléchargeable. Inutile de préciser que le navire a failli couler il y a peu de temps et que tous les soutiens financiers à cette entreprise de conscientisation publique sont les bienvenus.
Le site de Kaskazi: http://www.kashkazi.com/
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Le numéro 73 vient de sortir. Edito :

L'entente du plus fort. D'abord, il y a l'espoir. Puis la désillusion.
Pour l'heure, nous n'en sommes pas encore à la deuxième phase, mais la première semble déjà dépassée. Il faut bien avouer que "la nouvelle entente" franco-comorienne prônée dans le courant du mois de mai par Yves Jégo, ministre français de l'Outremer -ou "des Colonies", c'est selon- ressemble comme deux gouttes d'eaux à la stratégie du président français Nicolas Sarkozy. Une méthode faite de beaux discours -de nauséabonds aussi, comme celui prononcé à Dakar en juillet 2007- sans actes ; de rupture sans changement.
La Françafrique en sait quelque chose, elle qui voyait d'un mauvais œil l'élection d'un homme qui, quelques mois avant sa victoire, avait osé remettre en cause le bon vieux système promu par De Gaulle et adopté par tous ses successeurs. Quand Sarkozy était candidat, il était temps pour Paris et ses anciennes colonies africaines de "chasser les vieux démons", de "créer les conditions de relations adultes, responsables et décomplexées", de "s'épanouir en pleine lumière, sous le regard de tous". Il fallait en finir avec "les émissaires officieux" et les réseaux "qui ont fait tant de mal" il fallait aussi déclarer la guerre "à la mauvaise gouvernance et aux régimes prédateurs". Sarkozy président, il n'était plus question que de realpolitik. Les régimes prédateurs de Bongo et Sassou Nguesso sont devenus des alliés historiques. Pas question de mettre à mal de si fraternelles relations… Jean-Marie Bockel, secrétaire d'Etat à la Coopération envoyé aux oubliettes des Anciens combattants en mars dernier pour avoir osé déclarer vouloir signer "l'acte de décès de la Françafrique", en sait quelque chose. Peut-être ignorait-il que dans le même temps, Sarkozy fricotait avec Bourgui -qu'il a décoré à l'Elysée-, l'un des plus actifs agents de la Françafrique présents sur le continent. Bongo a demandé la peau de Bockel -plusieurs membres du gouvernement français l'ont confirmé : il l'a eue, en même temps que celle des belles paroles du candidat Sarkozy.
Dans ce contexte, les paroles de Jégo résonnent autrement. Certes, l'homme ne manque pas de panache et certains de ses propos sont remarquables. Car qu'on le veuille ou non, qu'un ministre français parle de "quatre îles sœurs", de "libre circulation des personnes" et de "zone de libre-échange" dans l'archipel relève de l'inédit. Que ce même ministre réponde à un journaliste mahorais que des deux visions différentes que l'on a à Maore et à Ngazidja des migrations (immigration clandestine pour les uns, simple exode rural pour les autres), aucune n'est fausse -"ce sont deux vérités" a-t-il dit- relève carrément de l'inespéré. A Kashkazi, né pour défendre l'idée d'une ouverture des frontières et d'un rapprochement humain entre les îles, on ne va pas mégoter sur de telles opinions. Parfois, les mots sont une première étape essentielle à un changement des mentalités.
Toutefois, cette "nouvelle entente" synonyme de la fin "d'une logique d'affrontement" souhaitée par Jégo et matérialisée par des aides financières importantes, laisse perplexe. Nombreux sont ceux qui pensent qu'il ne s'agit que d'un leurre visant à calmer Sambi et à lui faire accepter les reconduites à la frontière, rangées au rang de priorité vitale par le gouvernement français et les élus mahorais.
Ce type de stratégie n'a rien de nouveau. La France a agi ainsi, auparavant, avec le Brésil et le Surinam : en échange d'aides financières, ceux-ci acceptent sans moufter les reconduites à la frontière de leurs ressortissants entrés "illégalement" en Guyane. Le même chantage a été fait à l'Algérie en 2003. "Vous délivrez plus de laissez-passer et vous aurez plus de visas". L'Algérie s'est exécutée et a délivré des laissez-passer permettant aux autorités françaises de renvoyer ses ressortissants à tour de bras ; la France, elle continue de trouver mille excuses pour freiner le nombre de visas attribués à des Algériens. Une spécialiste du droit des étrangers à Paris reste ainsi dubitative : "Jusqu'à présent, la France renvoyait les ressortissants comoriens vers Anjouan qui acceptait ces personnes sans formalités. La reprise du contrôle d'Anjouan par l'Union des Comores a eu pour conséquence sa revendication d'accepter ou non les personnes qu'on lui renvoie. Ce que fait n'importe quel autre pays. En métropole, pour éloigner les personnes, il faut réunir deux choses : un billet d'avion et un laissez-passer consulaire. Beaucoup de pays n'acceptaient pas de délivrer les laissez-passer parce qu'ils n'avaient pas envie qu'on renvoie quelqu'un qui depuis la France faisait vivre tout un village.”
“Ces consulats prenaient prétexte de devoir consulter les fichiers d'état civil dans leur pays qui n'étaient pas informatisés, pour dire que vu la durée de la rétention ils n'avaient pas le temps de donner leur réponse”, poursuit notre avocate. “C'est sur cet argument que la rétention a été allongée en 2003 de 12 jours à 32 jours maximum. Le levier suivant a été de faire pression sur les pays qui résistent en leur faisant des chantages sur la délivrance des visas. Un bilan a été fait et [le député UMP Thierry] Mariani a proposé qu'on restreigne les visas diplomatiques pour les derniers récalcitrants. Ces accords bilatéraux [entre Paris et Moroni, ndlr] interviennent à un moment où les Comores revendiquent de pouvoir dire qui peut entrer sur leur territoire. Alors pas de problème, la France trouve la solution ! Et en plus personne ne perd la face."
Comment ne pas accorder de crédit à ces propos quand, quelques jours seulement après la reprise des reconduites à la frontière, le 1er mai, 162 personnes s'entassaient dans un Centre de rétention prévu pour en "héberger" 60 ; quand les forces de l'ordre bafouaient (bafouent) à nouveau -et de plus belle- les droits des étrangers en arrêtant élèves scolarisés, mineurs non accompagnés, malades… Comment ne pas verser dans le pessimisme quand, alors que Jégo évoque "la paix retrouvée" dans l'archipel, ses troupes (en l'occurrence la police) organisent leurs rafles aux abords des mosquées le vendredi à 12 heures, comme ce fut le cas fin mai à Mamoudzou…
"Tandis qu'elle chante la libre circulation des personnes, [la politique française] s'applique à rattraper le retard sur ses quotas et à rafler les gens simples", s'insurge à juste titre le GRDC.
Les nombreuses atteintes aux droits des étrangers ont fini par annuler les belles paroles de Jégo, comme les pressions politico-judiciaires de Bongo ont rendu caduques celles de Sarkozy. Ainsi doit-on comprendre que par "nouvelle entente", le gouvernement français entend avant tout imposer sa loi -celle du plus fort, évidemment. Sans comparer les deux situations, c'est cette même logique de la terre brûlée qu'a adoptée Israël depuis des années : imposer sa loi et négocier uniquement ce qui, de son propre point de vue, est négociable (pas question, par exemple d'aborder la question des réfugiés palestiniens ou de Jérusalem), quand le besoin s'en fait sentir (c'est-à-dire quand les actes terroristes deviennent insupportables). Le problème, c'est que cette politique-là ne marche pas, et mène Israël (en même temps que le peuple palestinien) droit au mur. C'est ainsi qu'en Israël, une (infime) frange de la population en est arrivée à la conclusion que la seule entente acceptable car efficace sera celle qui se basera sur le respect : des Palestiniens, des résolutions de l'ONU, des frontières d'avant 1967.
Une nouvelle entente basée sur la permanence du concept de la loi du plus fort est inacceptable d'un point de vue moral ; elle est surtout l'assurance d'un échec à plus ou moins long terme. Cette logique rend la situation du dominant précaire, et celle de son interlocuteur illégitime aux yeux de son peuple. C'est parce que le Fatah de Yasser Arafat avait accepté le "deal" israélien que le Hamas est arrivé démocratiquement au pouvoir… C'est parce que Sambi a consenti les bases de cette "nouvelle entente" biaisée qu'il est en passe de perdre l'aura gagnée après le débarquement à Ndzuani.
Rémi Carayol
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Extrait d’article :
A Badjo, “si tu cours pas, tu manges pas”
A Mohéli, les détenus sont appelés à poursuivre et attraper les animaux en divagation dans la capitale, pour financer leur propre détention. Reportage.
Scène surréaliste à Fomboni. Nous sommes le 29 mai. Au milieu des ânes qui peuplent les alentours de la place de l'Indépendance, au centre de la capitale, un groupe d'hommes se met à courir derrière des cabris en divagation. Ce sont des prisonniers…
Réveillés à 6 heures ce matin-là, les hommes sont descendus à pied de la maison d'arrêt. "On nous réveille tôt pour arriver avant que les animaux se dispersent", rapporte le plus ancien, dont la tâche est de porter les cordes. Aux côtés des gardes, les prisonniers courent dans tous les sens, dans la capitale mohélienne. Une fois qu'ils en auront attrapé assez, les détenus enverront les cabris à la fourrière.
C'est devenu une habitude à Mwali ces derniers temps. Incapable de remédier au problème des animaux en divagation, l'autorité publique a décidé de recourir aux services des détenus de la prison. "Nous tentons tant bien que mal de pallier la faiblesse de notre budget avec ce que rapportent les activités de fourrière", souligne un garde. Alors que les propriétaires des animaux attrapés doivent débourser 3.000 fc (6 euros) pour récupérer leur chèvre, et 5.000 fc (10 euros) si c'est un zébu, une partie de cet argent revient aux prisonniers. "Ils vivent ainsi de la fourrière", souligne le garde. Outre le fait de permettre aux détenus de se dégourdir les jambes, la trouvaille a deux avantages : non seulement elle améliore leur quotidien, mais en plus elle rend service à la communauté. "S'il n'y avait pas de gens pour faire ce travail, ce serait un problème", estime le garde. Elle a tout de mêm! e un gros inconvénient : certains profitent de ces sorties pour s'évader. "Des prisonniers fuient vers Ndzuani ou Ngazidja", confirme le procureur de la République, regrettant le manque de collaboration de ses collègues des autres îles qui ne se pressent pour attraper et renvoyer les fuyards à Badjo.
"Badjo". En shimwali, le mot signifie "morceau". Il a donné son nom à l'unique prison de l'île. A l'écart de la ville, sur les hauteurs de Fomboni, la route qui y mène est en mauvais état ; difficile de s'y rendre en voiture. "Il faut un tout-terrain pour y accéder. En saison des pluies, il est pratiquement impossible de s'y rendre", affirme Soilihi Mahamoud, procureur de la République de l'île. A pieds, il faut 30 à 40 minutes de marche depuis la capitale. Enfouie dans une cocoteraie, la prison est constituée d'une grande bâtisse datant de la fin des années 80. Sur la façade qui donne sur la cour principale, des mots négligemment écrits au-dessus de la porte d'entrée informent qu'ici, on se trouve dans la "Prison de haute sécurité de Mohéli-Badjo".
(la suite dans Kashkazi n°73 - en vente dans les kiosques de l'archipel durant les mois de juin et juillet)
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Et puis pour terminer ce papier sur Mayotte, l’émission Périphéries a consacré quatre émissions au traitement des étrangers dans ce bout de France trop souvent soustrait aux regards du grand nombre, mais je ne sais pas si on peut les télécharger quelque part. Si vous avez des idées, n'hésitez pas à me contacter :
30 mars 2008 : Mayotte traque les clandestins
6 avril 2008 : Au centre de rétention de Mayotte
13 avril 2008 : Mayotte : des expulsions parfois illégales
20 avril 2008 : Les orphelins de Mayotte