Qu'est-ce la politique du care? Sandra Laugier, philosophe, Pascale Molinier, psychologue, et Patricia Paperman, sociologue, mettent en cause la vision conformiste et électoraliste qu'en donne actuellement le Parti socialiste.
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Nous travaillons depuis plusieurs années sur les approches qui commencent à être maintenant bien connues sous le nom d'éthique du care. Nous prenons part à ce vaste mouvement de pensée qui se développe depuis une trentaine d'années au plan international aussi bien en Amérique du Nord et du Sud que dans différents pays européens. Les problèmes soulevés par l'éthique du careintéressent aussi bien des sociologues, des juristes, des psychologues, des philosophes, des politistes, des littéraires, des géographes, des anthropologues. Ces approches se trouvent également utilisées par de nombreux praticiens du soin ou du travail social. C'est dire l'ampleur de la perspective du care, qui entre en résonance avec un ensemble de transformations sociales importantes comme l'entrée massive des femmes sur le marché du travail, la féminisation des migrations transnationales, les mouvements de travailleurs-travailleuses sans papier, les transformations des modes capitalistes d'organisation du travail (flexibilité, intensification...), l'allongement de la durée de la vie, le changement de la place des patients et des familles dans le processus de soin (exemple : VIH, Alzheimer et handicaps). La perspective du care capte des préoccupations sociales saillantes aujourd'hui
Les analyses du care ont pour vocation de donner forme à des questions qui ne trouvaient pas leur place dans le débat public et d'infléchir ou de transformer la définition de ce qui compte d'un point de vue éthique et politique. À l'origine de tous ces travaux, et chez leurs différents auteurs, on trouve une critique féministe des théories morales et politiques majoritaires, dont la plus connue est celle de la justice de Rawls. L'intérêt de ces critiques est d'avoir fait apparaître dans le champ moral et politique, des voix subalternes, jusqu'alors disqualifiées. Ces voix demandent qui décide de ce qui est important moralement et politiquement et de ce qui l'est moins - et qui est donc rejeté, selon les circonstances, dans la "moralité des femmes", les histoires de bons sentiments, les solidarités familiales ou de voisinage, voire dans les "nunucheries". Ces voix ne sont pas seulement celles des femmes mais de toutes les catégories sociales désavantagées, ethnicisées, racialisées, etc. Ce sont les voix de toutes les personnes qui réalisent majoritairement le travail de care dans la sphère domestique et dans les institutions de soin, c'est-à-dire qui s'occupent pratiquement des besoins d'autres qu'elles-même, qu'ils soient officiellement dépendants ou non. Toutes ces personnes qui réalisent un travail indispensable et vital sont mal payées, mal considérées, leurs besoins ignorés, leurs savoirs et savoir-faire rabaissés et déniés. Nounous, auxillaires de vie, femmes de ménage, aidants familiaux... avec ou sans papiers, rémunérées ou non, composent cette armée de l'ombre reléguée dans les coulisses d'un monde de la performance, qui veut les ignorer. Les plus performants sont aussi ceux qui parviennent trop bien à ne pas voir en quoi leur succès et l'extension de leurs capacités d'action dépendent de qui les sert.
On comprend peut-être mieux ainsi le rejet assez immédiat, de leur part, des analyses du care, toujours suspectées de ramener au centre du tableau ces détails sans importance qui salissent l'image de la puissance. Le care est un concept critique, qui révèle des positions de pouvoir, et agace.
En effet, c'est en ce sens, critique, qu'on peut parler de politique du care : d'une politique qui mette le care, et l'organisation sociale et politique de ce travail de care, au centre de ses priorités, et fasse du care un enjeu de la démocratie. Et il ne suffit pas pour cela d'invoquer la solidarité, le soin, l'attention aux autres, comme cela a été fait de façon irréfléchie et moralisante ces derniers temps, par ceux et celles qui revendiquent soudain le care comme par ceux qui le rejettent. Une telle modification politique par le care ne peut advenir sans un changement radical de vision, et sans que trouvent expression les expériences diversifiées (par le sexe, par l'origine et par la classe) du travail de care. Il faut aller jusqu'au bout de l'idée critique et radicale - féministe, encore une fois - qui était à la source de l'éthique du care : que les éthiques majoritaires, et leur articulation au politique, sont le produit et l'expression d'une pratique sociale qui dévalorise l'attitude et le travail de care et par là les réserve prioritairement aux femmes, aux pauvres, aux immigrés.
La force de l'éthique du care était dès son introduction par Carol Gilligan (Une voix différente, réédition Champs Flammarion, 2008) de faire place aux sentiments, et au souci des autres, dans la politique et la justice : mais faute d'une compréhension de la dimension politique des sentiments, et de l'expérience concrète du travail de care, l'appel à une « société du soin » est aussi vain que conformiste.
Il ne s'agit pas de préconiser une idée d'un "soin mutuel" mais plutôt de questionner qui fait quoi et comment. La « société du bien-être » ne pourra faire l'économie des conflits et des tensions que suscitent ces interrogations, et plus largement d'une réflexion sur la politique du care.
Sandra Laugier, philosophe.
Pascale Molinier, psychologue.
Patricia Paperman, sociologue.
Ont publié
Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Payot, 2009.
Le souci des autres, Ethique et Politique du care, Editions de l'EHESS, 2005.