Une médiathèque clandestine pour lutter contre la censure du cinéma documentaire
En ce mois de mars, New Delhi s’est paré de ses meilleurs atours : le ciel azur semble offrir un répit entre deux pics de pollution, la température est encore supportable avant les grosses chaleurs, les parcs fleuris propices aux discussions. C’est ici qu’Anirban Dutta et Anupama Srinivasan se sont croisés une première fois en 2004 à la faveur d’un forum, Film for Freedom, constitué par un collectif contre la censure imposée par le gouvernement indien. Plutôt réticente à s’engager dans un projet de groupe, Anupama Srinivasan l’indépendante s’enthousiasme, héberge dans son appartement une médiathèque clandestine composée de DVD de films censurés, le Delhi Film Archive. Etudiants, associations, organisations non gouvernementales défilent pour emprunter, visionner et projeter les films qui ont été rejetés par le MIFF (Mumbai International Film Festival) organe du ministère de l’information et de la radiodiffusion dédié aux documentaires, courts métrages et films d’animation. Cette année-là, le comité de sélection du festival rejette tous les films aux sujets « dérangeants » : mouvements de déplacements de populations lors de constructions de barrages, actions en faveur de l’environnement, droits des communautés indigènes.
Du Kerala au Bengale, parcours de deux cinéastes
Dans une Inde toujours imprégnée par un fort déterminisme social, les chemins d’Anirban Dutta et Anupama Srinivasan avait peu de chances de converger : photographe et cinéaste autodidacte, Anirban Dutta dont la famille est originaire d’un village du Bengale occidental, s’est révolté dès son plus jeune âge contre les discriminations lié au système de castes, se reconnaissant aisément dans le personnage d’Antoine Doinel ; Anupama Srinivasan se souvient d’avoir vu tant de films dans son enfance au Kerala, en Inde du sud, a par la suite bénéficié d’une bourse d’étude à Harvard, suivie d’une formation dans la plus prestigieuse des écoles de cinéma indienne, le FTII (Film and Television Institute of India). Au moment de leur rencontre, chacun d’entre eux a déjà creusé sa propre voie. Après avoir travaillé pour la télévision, Anirban Dutta a créé sa propre société de production, Metamorphosis. Dans ses projets de commande, en majorité pour des agences des Nations Unies, comme dans ses propres travaux d’exploration, il s’est approprié l’adage de la photographe américaine Nan Goldin : « Les images naissent d'une relation et non d'observations. » De son côté, la jeune Anupama Srinivasan n’a pas succombé aux étoiles de l’Amérique : dans son salon sont exposées une série de photographies qu’elle a réalisées sur les déchets urbains de Boston. Revenue en Inde, formatrice et curatrice, elle compte à son actif une série de documentaires, notamment sur les femmes vivant seules dans les grandes villes, On my own, en 2002.
Réaliser des films sur ses propres expériences culturelles
Dix ans après leur première rencontre, en 2014, Anirban Dutta entraîne Anupama Srinivasan pour des reportages dans le Nord-Est de l’Inde, une région qu’il explore depuis de nombreuses années, distante de plus de 2300 kilomètres de la capitale, coincée entre le Bangladesh et la Birmanie. Faisant fi des tensions inter communautaires qui ébranlent l’état de Manipur, ils s’intéressent avant tout à la vie de leurs semblables et revendiquent une approche culturelle de l’intérieur. Lorsque les deux cinéastes entendent parler d’un projet d’électrification rurale, ils saisissent l’occasion pour en filmer l'installation dans le village de Tora situé dans les montagnes. Pour Anirban Dutta « le regard occidental est une structure narrative en trois actes avec un début, un milieu, une fin ». Le projet qu’il engage avec sa collaboratrice dans ce village Tora est au contraire ouvert à tous les possibles, sans limitation de sujets ou de durée. Six longues heures sur une route chaotique sont nécessaires pour atteindre ce lieu sans eau courante ni électricité, un système éducatif en partie assurée par l’Église locale, faute d’école gouvernementale. Comme une grande proportion d’habitants de cet état, les villageois de Tora ont hérité du christianisme d’anglicans présents à la fin du XIXe siècle, parlent un dialecte de la famille tibéto-birmane, si éloignée des langues indo-européennes comme l’hindi.
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Un cinéma d’immersion dans une communauté de villageois
Débutent alors cinq longues années de tournages intermittents de Flickering lights (Les lumières vacillantes) suivies de trois ans de post-production. Alors que l’installation de l’électricité semble imminente, le projet est sans cesse repoussé, les employés du département de l’électricité partent pêcher, assistent les villageois aux travaux des champs, repartent chez eux. L’équipe réduite de tournage fait également des allers-retours au gré des annonces, vit dans une pièce unique, collecte son eau de pluie, participe aux discussions et aux repas, devient part entière du village, se fond dans le décor. « Nous ne nous imposons pas parce que nous sommes très conscients de notre position, en tant qu’Indiens du continent se rendant à cet endroit » dit Anupama Srinivasan. Cet apprivoisement réciproque permet de capter des scènes de la vie quotidienne, alternant plans larges et plans rapprochés filmés au raz-du sol, à la manière d’Ozu, au moyen d’une focale 50 mm, la plus proche de la vision humaine, sans jamais avoir recours à un zoom. Le projet initial de capter les changements liés à l’arrivée de l’électricité évolue avec le temps, prend la forme d’un feuilleton à suspens : « A ce moment-là, nous avions aussi le sentiment, comme les villageois, que l'électricité n'arriverait jamais ! » Après de multiples rebondissements, l’équipe filme l’éclat de lumière de la première ampoule et les réactions des villageois : progrès pour Jasmine qui pourra vendre des glaces grâce à son réfrigérateur, perte de tradition pour le doyen.
Les conditions de production d’un cinéma indépendant sans concession
Huit longues années auront été nécessaires pour mener à bout ce documentaire. Au-delà de la lenteur revendiquée par des cinéastes à l’éthique exigeante, les conditions de production et de diffusion de documentaires en Inde posent question. La principale organisation de financement de documentaires PSVT (Public Service Broadcasting Trust) alloue des budgets modestes et octroie les droits d’exploitation. Pas question non plus de compter sur les retombées d'une diffusion dans les salles de cinéma grand public réservées au cinéma commercial. Anupama Srinivasan se souvient encore de sa réticence à présenter ce projet au marché de films internationaux, Docedge, à Kolkata en 2017. En surgissant une lampe solaire à la main dans une salle aux lumières éteintes, les réalisateurs conquièrent l’assistance avec leur performance. Par la suite, ils bénéficieront de financements de fonds asiatiques et européens à divers stades de leur projet, obtiendront le prix de la meilleure photographie à l’IDFA (International Documentary Film Festival Amsterdam) en 2023 et le Prix Mondes en regards au festival Jean Rouch en 2024. Au final, seuls 50% du financement de ce film auront été pris en charge par des institutions.
Une nouvelle idée de film provoquée par une rencontre
La production de Flickering lights n’est pas encore achevée qu’Anirban Dutta et Anupama Srinivasan croisent sur leur chemin Mansi, une jeune chercheuse rattachée à un laboratoire de Pune, au sud de Mumbai. Elle leur décrit les papillons de nuit qu’elle étudie dans les forêts sauvages de l’Arunachal Pradesh, autre état du Nord-Est. Alors qu’ils souffrent tous les deux de la forte pollution de Delhi après une enfance passée pour l’une dans un jardin d’Inde du sud et pour l’autre dans la baie du Bengale, ils ont un pressentiment : ces expérimentations scientifiques dans un environnement naturel encore relativement préservé sera le fil conducteur de leur prochain film, Nocturnes, projeté au Festival des 3 continents de Nantes en 2024. Quelle belle analogie entre le cinéma et l’écran lumineux que Mansi tend les nuits de pleine lune pour attirer les papillons ! Quel défi pour des cinéastes de tourner dans l’obscurité, tout en limitant au maximum l’apport de lumières artificielles !
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La condition humaine à l’épreuve du temps
Fidèles à leur démarche, le film qu’ils projettent n’a pas pour objectif de documenter un travail de recherche mais de rendre compte d’une quête existentielle : comment l’espèce humaine se situe-t-elle dans cet environnement naturel, une forêt gigantesque cernée par les bancs de nuages épais ? Comment les papillons de nuit s’adaptent-ils au changement climatique ? Moins intéressés par les informations scientifiques que le travail de terrain de Mansi, Anirban Dutta et Anupama Srinivasan opposent la noirceur de la nuit à la lumière de la connaissance. Salué par la critique pour la beauté de ses plans cinématographiques, notamment par un Prix spécial du jury au festival de film de Sundance en 2024, Nocturnes transcende l’histoire qui le traverse. Pour Anirban Dutta, ce film révèle « la beauté immaculée, thérapeutique, méditative, spirituelle de la forêt ». A l’image de ces papillons de nuits qui existent depuis 300 millions d’années mais ne vivent que l’espace de quels jours « la durée de vie humaine n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan ou juste une seconde, juste un scintillement » ajoute Anupama Srinivasan.
Une femme digne et indépendante dans un monde d’homme
Mais encore, dans le contexte de médiatisation de violences à l’encontre de femmes en Inde, Nocturnes tourne le dos à tous les poncifs. Dans une forêt immaculée loin de toute habitation, en proie aux pluies torrentielles et aux insectes, une jeune femme indienne éduquée a planté sa tente, installé son ordinateur et ses appareils de mesure. Et lorsque le chemin de la voiture tout-terrain est bloqué par un éboulis de pierres, Mansi, responsable de la mission, n’hésite pas à se mêler à ses assistants locaux, tous des hommes, pour le déblayer. En prenant le temps de filmer un processus de travail dans toutes ses dimensions humaines, Anirban Dutta et Anupama Srinivasan ont su capter d’authentiques moments d’échanges qui font voler en éclat les barrières socio-culturelles si prégnantes en Inde : Mansi, photographiant les papillons à la lampe frontale, demande à « Bicki » la traduction du nom de certaines espèces dans sa langue Bugun, en voie de disparition, ce dernier l’interroge sur leurs noms scientifiques. Entre les crépitements des ailes de papillons venus se poser sur la toile et les silences nocturnes, la douceur de leurs voix trahit une relation de confiance et de respect.
En choisissant leurs sujets de documentaires au gré des rencontres, en filmant aussi bien des villageois que des chercheurs dans des régions marginalisées, Anirban Dutta et Anupama Srinivasan, donnent à voir une Inde multiculturelle aux structures sociales bien plus perméables qu’elles ne paraissent, soixante-dix après son indépendance. Leur cinéma humaniste né d’échanges plus que d’observations, porté par un superbe geste cinématographique, est une invitation à prendre le temps de philosopher, s’émerveiller ou éprouver les difficultés de leurs compatriotes. Un autre regard sur l’Inde assurément, porté par un duo de cinéastes prometteurs, déjà acclamé par la critique outre-Atlantique, qui mérite d’être mieux connu en France.
Reprise de Nocturnes d’Anirban Dutta et Anupama Srinivasan, film lauréat du prix Gaïa au Festival international Jean Rouch 2025.
Musée de l'homme, auditorium Jean Rouch, le jeudi 22 mai 2025 à 16h45.
https://www.comitedufilmethnographique.com/films-primes-2025-award-winning-films-2025/
https://www.comitedufilmethnographique.com/event/festival-international-jean-rouch-2025/reprise-des-films-primes-de-la-selection-internationale-de-2025/