Introduction
Je propose ici de suivre Aristote dans une phase fondamentale de ses recherches politiques. Cela a-t-il du sens de lire un livre isolé, sur les huit qui constituent la Politique ? Je le crois, car pour qui ne connaît pas Aristote, et n’entend pas forcément se lancer dans cette étude, ce livre présente l’approche sur laquelle se développe le reste. Et surtout, cette approche conserve quelque chose d’actuel. Car ses problèmes sont les nôtres. Quels sont les grands types de pouvoirs s’exerçant dans une société ? Leurs manières de s’exercer ?
Le grand débat de fond qui parcourt le livre, reposant sur une première division du genre pouvoir, est celui de la légitimité, et de la composition, de l’équilibrage, des deux grands types de pouvoir observables dans une société : fermé (sur un individu) et ouvert (à une multitude indéfinie de semblables quelconques). Ou, si on préfère, individuel et collectif. Avec cela nous avons les éléments à partir desquels construire de la pensée politique. Quant à la manière, on opère avec une deuxième division de ce qui est pouvoir en général. En gros: un pouvoir peut s’exercer ou bien dans l’intérêt propre de son détenteur, ou bien dans l’intérêt commun.
C’est en croisant ces deux divisions qu’on accède aux concepts des divers régimes. Une oligarchie, par exemple, se compose d’une répartition de pouvoirs tous du type personnel, et on l’exerce à son profit (le sien et/ou celui de sa classe sociale).
S’ajoute, après une discussion sur ces bases, une étude sur les rapports entre ces deux types (de quelque façon qu’ils soient articulés l’un à l’autre), et un troisième, qu’on avait négligé en première approche. Ce troisième type est plus impersonnel, je veux dire non seulement plus impersonnel que les pouvoirs de type individuel, mais aussi que les pouvoirs de type collectif : c’est ainsi que se présente celui des lois.
On commence ainsi à pouvoir se repérer dans un « espace » ou un « système » des régimes. Une difficulté qui se posera à nous tout au long de la lecture est celle du vocabulaire : des termes comme démocratie, république, aristocratie, royauté, auront ici des sens parfois différents de leur sens courant. Le livre IV abordera plus concrètement, c’est-à-dire avec une investigation plus poussée des composantes d’une société et de leurs rapports, les manières de composer les pouvoirs.
Notons pour finir cette introduction un trait de la démarche susceptible de décontenancer un lecteur moderne : La discussion prend appui, pour progresser, et à plusieurs reprises, sur une recherche de la finalité de la vie en société. Que faisons-nous, à vivre ensemble ? Que pourrions-nous, devrions-nous, faire ?
(chapitre 1)
L’entrée en matière se fait par le biais d’un problème dont nous pouvons facilement trouver des exemples plus modernes, et qui nous parlent : De ce qu’un pays a pu faire, disons, sous une dictature, doit-on tenir le pays lui-même pour responsable, ou ces agissements doivent-ils être attribués à la seule dictature ? Aristote ne cherche spécialement pas à résoudre ce problème ; il lui suffit d’avoir, en l’ayant posé, mis en évidence des cas où un régime politique ne coïncide pas du tout avec la société. Ce sont les cas où le régime est, comme il le dit plus loin, « dévié » ou « perverti ».
En effet, l’écart entre ce qu’est le pays, la société, le peuple, (polis) et l’ordre politique dans lequel il se trouve (politeia, « république » dans un sens très large) est quelque chose de très variable : il est maximal en cas de tyrannie, où la société subit, de force, un pouvoir qui lui est extérieur. Si on se tourne à l’opposé de cette situation, on voit que l’écart ne peut être tout à fait annulé, mais seulement minimisé : c’est ce qui arrive avec un régime équilibré, ajusté sur les puissances diverses existant, les intégrant à son organisation, et orienté vers le bien commun. Ce régime, diamétralement opposé à la tyrannie dans un « espace des régimes », est appelé du nom même du genre entier pour les régimes : politeia. C’est le bon régime, dans lequel un grand nombre cherche et sert le bien de l’ensemble. Pour ce terme là aussi, nous userons du terme de « république ».
Ce livre commence une recherche sur la citoyenneté : Qu'est-ce que c'est que d'être citoyen d'une Cité ? Qui, c’est-à-dire quelles classes (on laisse d’abord de côté le cas particulier où un individu prend une place déterminante mais on parlera plus loin des monarchies), peuvent, doivent, fournir ces citoyens ?
La réponse proposée est la suivante: Être citoyen c'est, en somme, avoir un rôle non négligeable dans l'activité de la Cité (sinon personnellement, du moins en tant que classe), y avoir quelque place, quelque fonction, qui ne réduise pas à n’être qu’un simple exécutant. Oui, rien ne définit mieux, pour faire simple, un citoyen, que sa participation aux pouvoirs.
Ces "pouvoirs", ici abordés de manière extrêmement générale et vague, on cherchera plus loin à les voir de plus près, quels champs ils peuvent couvrir, comment ils se coordonnent les uns avec les autres, mais pour cette entrée en matière, nous pouvons commencer en en distinguant deux grands types :
D'un côté des pouvoirs dits "aoristos", ouverts à un grand nombre, exercés en assemblée, qui ne sont attachés à personne en particulier,
De l'autre des pouvoirs qualifiés de "oristos", fermés, nous dirons personnels, confiés à un individu (choisi suivant tel ou tel procédé, élection ou succession).
Le pouvoir ouvert n'est présent qu'en démocratie, ou plutôt, plus généralement, que dans des régimes ayant du moins quelque dimension démocratique.
Tout le pouvoir peut fort bien aussi être approprié sans reste : n'être présent que sous la forme personnelle : pouvoir d'untel. C'est le cas, dans le système des régimes que nous allons esquisser, de tout le bloc (aristocratie-oligarchie-royauté-tyrannie). (Quoique, du côté des aristocraties et oligarchies, il puisse y avoir en quelque sorte du pouvoir ouvert, sur des bases plus restreintes que dans les républiques et démocraties, un « Conseil » des notables, sous peine de tomber en dynastie – c’est le nom que donne Aristote aux formes très resserrées d’oligarchie - ou tyrannie.)
Quelles sont les propriétés des assemblées ? Par rapport à la détention de tous les pouvoirs par certaines personnes bien déterminées en nombre limité ? On verra cela plus loin (en arrivant au chapitre 11).
Mais pourquoi ne pas jeter dès maintenant un premier coup d'œil ?
Où ? Quand ? Pourquoi ? Comment ? nous assemblons-nous ? Comment s'ouvrent à une multitude de semblables les questions "Que faire ?", "Que voudrions-nous ?" Mais aussi « Cet accusé est-il coupable ou innocent ? », car les tribunaux peuvent également être constitués en forme ouverte. (Et tout ceci peut d’ailleurs être étendu de l'échelle globale, politique, à celle de toutes les petites "sociétés" plus restreintes.) Autrement dit, nous croyons, quand nous croyons valable la forme « assemblée », au pouvoir d'une société sur elle-même. Par un exercice élargi de la délibération, c’est la multitude qui prend des décisions. La séparation de la fonction gouvernementale ne peut être tout-à-fait annulée, nous l’avons déjà dit, mais on peut la réduire de beaucoup. Les formes ouvertes de pouvoir sont un outil pour cette réduction. Si nous regardons notre situation politique actuelle, on peut dire que c'est bien cela, l’ouverture, qui est tué dans l'oeuf dans une prétendue assemblée comme notre Assemblée Nationale, comédie de pur style oligarchique, où le nombre de paroles audibles est, a priori, réduit à quelques unes, celles des chefs de partis, des « ténors ». Le reste n’ayant, pratiquement, pas la parole, et ne se manifestant que par des applaudissements, ou des huées. Les partis dénaturent l’assemblée par les luttes entre pouvoirs personnels. D’un autre côté, inversement, le titulaire d’une charge peut fort bien l’exercer en s’ouvrant à des avis d’où qu’ils viennent. Autrement dit un pouvoir en principe personnel peut être exercé en quelque sorte de manière ouverte. Ainsi la distinction des deux types est moins nette, moins simple, qu’elle ne semblait l’être à première vue : outre le nombre, compte aussi l’esprit dans lequel les pouvoirs sont exercés. Notons aussi qu’en l’absence de véritables assemblées, quelque chose peut en fournir un substitut : l’opinion publique. Mais c'est un substitut appauvri, car il manque alors l’effet des délibérations.
Dans quel rapport se trouvent ces pouvoirs ouverts aux formes personnelles ? Dans quel rapport aux lois ? Ce sont des questions qui seront abordées dans la suite.
À quelles conditions l'action de la république peut-elle être considérée comme action de la société elle-même ? Ce n'est jamais tout-à-fait le cas, mais ça peut l'être plus ou moins. Il faut progresser vers le plus. Le "nous" que nous employons est-il composé de véritables participants, ou de simples spectateurs ? La république doit être en quelque sorte une projection de la polis, une réduction, mais qui ne tende pas à la séparation, et qui ne la déforme pas trop. La société doit pouvoir s'y reconnaître, ne pas ressentir son régime comme un corps séparé et étranger. La question peut encore se poser ainsi : Comment la société se fait sujet de son activité ?