(chapitre 4)
Attend-on, exige-t-on, les mêmes qualités d'un homme de valeur et d'un bon citoyen ?
Cette question commande les considérations des chapitres 4 et 5. La discussion est, telle que nous l'avons, malheureusement un peu confuse, mais contient toutefois des éléments importants. (À partir de cette même question, le livre VII suit un autre fil : quelle éducation mettre en place pour faire des citoyens, autant qu’il sera possible, des hommes de valeur ? Mais, dans ce livre VII, la perspective est plus aristocratique : on souhaite que chacun des citoyens passe par les positions de dirigé et de dirigeant, mais on y néglige la dimension démocratique, essentielle dans ce livre III, posée fermement dès le premier chapitre, du pouvoir ouvert.)
En somme, l'enjeu d’une telle question est de savoir si un régime autre qu'une aristocratie est acceptable. Puisque s'il fallait nécessairement posséder des qualités intellectuelles et morales distinguées, passant le niveau ordinaire, pour mériter d'être citoyen, cela voudrait bien dire que seule de tous les régimes l'aristocratie est légitime. On peut penser que cette question était spécialement importante dans le contexte où ces considérations politiques étaient partagées du fait que l’auditoire de ces recherches devait probablement pencher du côté d’un tel régime. On verra plus loin (10) qu’une pure aristocratie souffre d'un grave défaut : celui de laisser les quelconques exclus de tout, et par là rabaissés. (Un autre inconvénient, et non moins grave, étant sa pente irrésistible à dégénérer en oligarchie : les positions éminentes, acquises plus ou moins légitimement par un mérite, cherchent à se maintenir et à se consolider, y compris quand tout mérite a finalement disparu.)
L'aristocratie ne saurait donc être un régime souhaitable, mais elle est importante comme dimension d'un régime. Un régime, quel qu'il puisse être par ailleurs, doit tout de même avoir quelque chose d'aristocratique (on le verra surtout au chapitre 9).
La tâche est de conserver la communauté, son organisation.
La conservation, c’est l’expression minimale de la tâche commune, le chapitre 9 insistera sur le fait qu'on ne peut s'en tenir là. Il s'agit de contribuer au maintien de la communauté en tant qu'instituée, structurée. Et donc ce qu'on attend d'un citoyen dépend de ce qu'est le régime. Et inversement : le régime doit être adapté à ce qu'il est raisonnable d'attendre des citoyens : à la répartition des mérites, des capacités, dans la population. (Mais les mérites ne peuvent être estimés que très approximativement. On fait comme un pari sur les mérites. Parions-nous sur nous-mêmes ? Nous les quelconques ? Ou préférons-nous nous en remettre à un maître ?)
Il doit être possible d'être bon citoyen sans faire partie de l'élite. Mais un dirigeant, un responsable, doit, lui, être doté de vertus, et notamment d'intelligence pratique.
Cette intelligence, exigée pour tous les postes personnels, est également attendue de celui qui prend la parole devant une assemblée (on le voit dans la Rhétorique). Elle est quelque chose de plus que le simple jugement de bon sens des membres de l'assemblée, qui ne peuvent pas forcément élaborer eux-mêmes des propositions, mais doivent du moins pouvoir juger celles qui leur sont soumises.
Faudrait-il alors une éducation spéciale pour l'élite dirigeante ?
Autant que possible non, puisqu'on aspire à une large ventilation des pouvoirs dans la société, à éviter leur captation, autrement dit à résister aux mouvements d'oligarchisation. Souvenons-nous que la présence, inévitable, de pouvoir au sein d'une société doit tendre à coïncider au plus juste avec le bon emploi, le plein emploi, des diverses puissances qui s'y trouvent. Ce qui passe par une minimisation de la part des pouvoirs personnels, ou, ce qui revient au même, par le renforcement du pôle des pouvoirs ouverts. Mais pour l’instant ces pouvoirs sont laissés de côté. En restant dans la considération des seuls pouvoirs personnels, il existe une manière d’éviter leur captation :
Peut-être, mais en tout cas, ce que nous trouvons bon, c'est de pouvoir et diriger et être dirigé.
Cet idéal du rapport au pouvoir pointe ce qui est désirable : une aptitude égale, presqu'indifférente, à commander ou à obéir. À quels types de régimes ouvre cette condition ? Au bloc (démocratie-aristocratie). Elle écarte tous ceux qui reposent sur l'amour exclusif du pouvoir, ou même qui le tolèrent, offrant un champ favorable aux désirs effrénés de supériorité.
On peut se demander dans quelle mesure cette double valorisation, d'être tout aussi bien capable de diriger que de suivre, appartenait à la « doxa », à l’opinion commune ? N'est-ce pas là de la part d’Aristote un coup de force dans la discussion, d'intégrer cette demande de rotation des rôles dans la doxa ? Ce n’est pas tout le monde qui pense que chacun devrait être apte à diriger et à être dirigé : ce n’est en tous cas pas l’avis des oligarques ou d’un tyran ! (N'est-ce pas, au fond, postuler quelque amitié entre nous, car l'amitié possède cette vertu de nous rendre plus semblables, de voiler les écarts qui existent entre nous plutôt que de les faire saillir ? Car cette indifférence au sujet du diriger et du suivre, c’est aussi l'idéal d'une relation amicale. Pensons par exemple à ce qu’est une conversation : on y prend la parole et on écoute.) L'initiative circule. Des possibilités de bien apparaissent tantôt à l'un tantôt à l'autre. Celles dont nous sommes l’origine ne peuvent être au mieux qu'un détail de la scène.
Cette symétrie, ne vaut-elle que pour les pouvoirs personnels ? Pas forcément : chacun peut, dans une assemblée, tantôt participer activement, tantôt s'en remettre à ses décisions. Le bon citoyen ne cherche pas forcément à dire son mot dans toutes les discussions. Ce serait fausser l’esprit d’ouverture qui doit être celui des assemblées.
Certes il existe un pouvoir de type despotique.
C'est d'ailleurs la caractéristique commune aux régimes déviés (le nombre, un, quelques uns, beaucoup, étant de ce point de vue secondaire. L'important est que ce pouvoir s'exerce dans le seul intérêt de celui ou ceux qui le détiennent, au mépris des intérêts des autres.)
Mais il existe aussi un autre type de pouvoir, celui qui convient à des semblables, des personnes libres, et c'est celui-là que l'on appelle proprement politique.
Le discours d'Aristote est pour une bonne part un éloge, une défense, de ce type de pouvoir-là. La grande difficulté, l’obstacle, vient de ce que l’idée de pouvoir la plus répandue, celle qui domine dans les représentations quand on parle de « pouvoir » en général, est celle du type despotique, et qu’on perde de vue le pouvoir politique. C'est celui-ci que nous aussi devons promouvoir, mettre en place dans les diverses institutions. Si du moins nous nous considérons comme des semblables et des personnes libres... Car c'est seulement si nous sommes bien d'accord là-dessus, que c’est de cette manière que nous voulons nous voir les uns les autres, qu'il faut se pencher sur les pouvoirs de caractère ouvert, et les personnels (qui ne sauraient jamais être totalement éliminés), leur balance à faire, et à refaire, suivant l’évolution des situations.
Et on voit déjà venir avec cette condition pour qu’un pouvoir soit politique l'importance des lois : Car ce principe de symétrie, d’exercice des fonctions par alternance, c’est déjà en quelque sorte de la loi. (Il faut juste ne pas trop attendre des seules lois.)
Il ne faut pas voir ici dans les personnes libres les seuls pauvres, que cette qualification de "libres" désignera aux chapitres suivants (quand nous nous placerons au point de vue de l'opposition démocratie/oligarchie). Ce sont plutôt ces « aristocrates » qu’on verra pointant sous un ordre monarchique et le défaire dans le schéma historique du chapitre 15, s’affirmant et cherchant un premier partage du pouvoir, puis les "démocratisations", élargissements, d'un tel mouvement.
Le pouvoir politique (en tant qu'opposé au pouvoir despotique), on n'apprend à l'exercer qu'en y étant, d'abord, soumis soi-même.
À l'opposé de cette voie d’accès au pouvoir, nous rencontrerons au livre IV un portrait des privilégiés, qui ne veulent que commander, et ne veulent pas entendre parler…pour eux… d’obéissance
Le côté expérience est indispensable. À moins d'être un salaud, et de prendre plaisir à en faire baver, ce passage par la position subordonnée permet, en principe, de ne pas oublier que c'est un égal, un semblable, qui se trouve subordonné, lorsque nous accédons à notre tour à quelque autorité.
Il s'agit de réduire autant que possible l'inévitable coupure entre diriger et être dirigé, de désensibiliser ces questions de pouvoir, trop facilement irritantes, car le rapport aux autres (a-t-on la place qu’on mérite ou qu’on pense mériter ? Est-on respecté ?) est toujours délicat, passionnel (on le voit bien dans la partie sur les passions de la Rhétorique). D'investir correctement ce pouvoir en tant qu'objet de désir, jusqu'à la neutralité d'un "faire le job". Le désinvestir, ce serait excessif : il est bon qu'il y ait quelque passion, quelque engagement dans l'exercice. Il faut bien que quelqu’un s’y colle ! Mais il faut qu'on puisse passer aussi, aisément, c'est-à-dire avec plaisir, de la fonction attribuée à la condition privée, au rôle politique de figurant, qu'on ne se croie pas irremplaçable. Et, pour que ce passage puisse être vraiment plaisant, il faut être apte au loisir : avoir bénéficié d'une éducation libérale. (Cela se verra mieux au livre VII).
Cette condition, d’accepter un pouvoir et tout aussi bien d’accepter de le laisser à un autre, cache en fait, sous une apparence simple, anodine, une très forte exigence: puisqu'elle demande encore plus que l’aptitude au pouvoir (qui demande, déjà, beaucoup : il faut de l'intelligence et de la moralité.)
Tout ceci pointerait vers un idéal d'aristocratie démocratique, ou de démocratie aristocratique, dont on se rapprochera si nous savons nous donner une bonne éducation publique. Une véritable aristocratie est démocratique, grande ouverte au peuple, dans le sens où, consciente de sa faiblesse relative devant les partisans démocrates ou oligarques, elle aspire à être renforcée par les talents naissant dans les classes défavorisées. Elle ne l'est pas en revanche dans le sens où elle distingue la valeur, et refuse la loi du nombre.
La république est visée à partir de deux oppositions : celle entre démocratie et aristocratie, et celle entre démocratie et oligarchie.
La première sur le plan, un peu idéal, des principes, de la valeur intrinsèque des personnes ou vertu, et sans tenir compte des avantages comme richesse ou naissance : Que faire avec des bons et des médiocres ?
La deuxième sur un plan plus concret puisque ce sont démocratie et oligarchie qui dominent dans les constitutions existantes, que la distinction en classes s’opère, en fait, non par la vertu mais par la richesse, qui fournissent le gros des partis en lutte. Que faire avec des riches et des pauvres ?
Ce qui favorise la stabilité de la forme république, c'est l'aristocratisation du demos d'une part, et un écart modéré entre les conditions. Or l'apparition, et la domination dans les représentations de la richesse, pour faire vite, de l’argent, la fameuse « chrèmatistique » étudiée au premier livre, a pour effet, à l’échelle politique, d’accroître les écarts de conditions, d'éloigner la fraction oligarchique de l'aristocratie, et par là d'affaiblir celle-ci.