(chapitre 5)
Dans ce contexte politique, où l’activité dépend des choix, et donc de discours, c'est l’intelligence qui acquiert une place privilégiée parmi les vertus. Oui, quand il s’agit de penser à nos affaires, et d’en parler, la sagesse, l’intelligence, passent loin devant la tempérance, le courage, et toutes les vertus proprement morales. Du moins dès que la Cité est organisée, que ses relations avec ses voisines sont à peu près pacifiées. (Et si tout va encore mieux, ce sont les qualités « sociales » que propose le quatrième livre de l`Éthique qui gagnent en importance, traçant, d’abord dans des sociétés choisies, mais destinées à s’étendre, un idéal qu’on peut rapprocher de celui de notre « honnêteté » classique.)
Le citoyen doit être un homme de valeur s’il peut accéder aux postes personnels, mais il peut ne pas l’être si sa participation ne va pas au-delà des pouvoirs ouverts. Pouvant jouer son rôle sans de grandes qualités intellectuelles et morales, il faut, tout de même, que le citoyen moyen atteigne un certain niveau sur ces plans, puisqu’il faut que l’assemblée soit mieux qu’un ramassis.
Le citoyen doit disposer de loisir, ne pas être absorbé par sa besogne (artisan) ou ses affaires (commerçant). Ce point de vue est aristocratique (et dans un sens se rapprochant ici du sens courant : mépris des nobles pour le travail). La richesse est tout-à-fait secondaire, du moins dès qu’une modeste aisance est atteinte : c’est le temps libre qui fait la différence. Il est entendu que ce temps n’est pas libre pour le divertissement, il l’est pour son amélioration en vertus.
Mais, s’il faut avoir concrètement les moyens d’exercer sa fonction de citoyen, il faut donc en somme être riche ? Comment éviter la pente vers l’oligarchie ? En tâchant de contenir le désir de richesse au niveau de l’aisance. (D’où l’importance d'une discussion du premier livre, faisant effort pour raviver une telle idée de la richesse, contre celle qui la voit comme accumulation infinie.)
(chapitre 6)
En somme, ce qu’est un régime, cela tient à la composition de son corps civique. Autre manière de dire que l’important est qui est citoyen. On se rapproche d'un point de vue pratique : Qui, quelle classe (éventuellement réduite à un individu dans le cas de la monarchie), est aux affaires ? Et quel discours tiennent ces classes pour faire valoir leur accès au pouvoir comme légitime ?
Une constitution, c'est en somme une mise ordre des divers pouvoirs, et avant tout de celui qui décide des choses importantes. Qui doit avoir part à la délibération, à la justice (ainsi qu’au choix du personnel, et au jugement sur les mandats exécutés) ? Cette question de qui emporte avec elle celle de la forme du pouvoir : car si la base est restreinte à un petit nombre, tout se fera par des pouvoirs personnels, on restera cantonnés à des variations sur le terrain aristocratie/royauté/tyrannie/oligarchie ; si la base est large, si beaucoup sont reconnus citoyens, il faudra nécessairement aussi des pouvoirs ouverts, et le régime sera démocratie, ou république.
Ainsi le pouvoir se présente comme objet de compétition entre classes sociales (on laisse dans un premier temps de côté l’hypothèse de la réduction à un seul individu: roi ou tyran), qui rationalisent leurs prétentions à l'exercer en se basant sur une idée, certes partiellement valable, mais inadéquate et partisane de la justice. Qu'il faille suivre la justice, on suppose que cela est reconnu par tous. C'est là une forme faible, minimale, de la concorde, c'est ce qui retient les luttes pour le pouvoir de tourner à la guerre civile, où la force armée l’emporte sur les discours.
Mais, avant d’écouter les discours des uns et des autres à l'appui de leurs prétentions, voyons d'abord en vue de quoi nous formons société.
Remarquons que la question reste ouverte pour nous. Mais il y a diverses manières de faire avec cette ouverture : fermeture artificielle autoritaire, béance, conflit, conférence... Quelles sont les bonnes manières de nous la poser ? Dans un sens, le seul fait de la poser est déjà un acte aristocratique. Pour d’autres, la question ne se pose même pas : on trouve évident que chacun doit suivre son intérêt.
L’apparition de cette question étonne d’abord dans le cours d'une réflexion sur les institutions : on pense spontanément plutôt à des « rouages » du pouvoir, à de la mécanique. Elle est posée parce que nous allons avoir besoin, pour évaluer la légitimité des prétentions concurrentes, d'une détermination plus fondamentale que l'idée de justice même, qui reste trop formelle, en plus d'être l'enjeu d'une interminable querelle. Il faut donc jeter un œil sur la finalité ultime de notre vie en société, et on y reviendra encore. C’est le recours, la boussole, quand nous nous sentons égarés : Que cherche-t-on avec tout ça au fond ? Avec toutes nos activités dans tous les domaines, et la politique parmi elles, qui donne un cadre aux autres ? Mais on ne fait que pointer brièvement dans cette direction, on ne peut s’y maintenir, car à y rester trop longtemps, nous nous retrouverions en fait à parcourir tout le champ de l’éthique. Ainsi, pour le gros de la discussion on se contente d’une compréhension assez sommaire de la finalité : comme « intérêt commun ».
On repart de cette détermination de l'homme marquée au début du premier livre, que l'homme est par nature un être politique, ou social, car on se place ici d'un point de vue plus général que la politique vue par ses institutions du pouvoir. Nous appartenons à un groupe plus grand que la famille, les amis, ou les collaborateurs : nous avons à faire, aussi, avec des gens que nous ne connaissons pas personnellement.
Aristote pense que ce désir de vivre avec les autres dépasse la seule sphère des besoins, des intérêts. Ce "vivre-avec" serait comme un intermédiaire entre le simple vivre, une vie qui ne cherche pas plus loin que ses plaisirs et ses intérêts, et le vivre bien. Tout vivre avec les autres ne suffit encore pas, on le verra au chapitre 9.
Certes l'intérêt compte, mais c’est au fond surtout dans la mesure où il permet d'accéder au vivre bien. (On voit dans la rhétorique que le discours délibératif lui-même ne s'en tient pas étroitement à l'intérêt commun - si du moins des aristocrates parviennent à se faire entendre - il prend appui pour persuader sur une vue plus large et plus élevée de ce que c'est que vivre bien.)
On se regroupe pour vivre. Oui il se peut que les hommes s'assemblent pour vivre tout court, sans aspiration à un vivre bien. Mais s’ils en restent là c'est en somme alors du nihilisme. Ou, plus communément, l’association se forme sur des représentations de ce que c’est que ce vivre bien, qui sont trop courtes, trop pauvres : la "réussite", et ses signes. La finalité, je veux dire la vie vraiment bonne, peut être plus ou moins oubliée. Mais on peut remarquer que cet objet essentiel du désir peut travailler sans être explicité. N'y a-t-il pas toujours quelque idée de " ce que ça devrait être, de vivre" ? Il faut qu'elle soit posée solidement, qu'elle tienne assez pour inspirer la pratique, sans jamais pouvoir être tout-à-fait définie.
Ce petit développement sur la vie servira, on l’a déjà dit, surtout au chapitre 9 ; on se tourne maintenant sur les formes de gouvernement, les relations de pouvoir.
Le dirigeant, dans l'hypothèse plutôt idéale d'un pouvoir tout entier charge, tout au service de la communauté, a, paradoxalement, un point commun avec l'esclave : s'il trouve son intérêt dans l'exercice de sa fonction, ce n'est que par accident. Dans la relation maître-esclave, il est vrai que l'esclave y trouve dans un sens aussi son compte, il n'empêche que l'intérêt servi est d'abord et essentiellement celui du maître. De même le dirigeant correct peut certes trouver son intérêt dans l'accomplissement de sa tâche, mais cet intérêt ne fait que s'ensuivre de l'intérêt positivement recherché, qui est celui des dirigés.
Ainsi le pilote fait partie des passagers. Ou le professeur qui enseigne profite aussi des cours qu'il donne, quoi qu'ils soient tournés tout entiers vers le profit des élèves.
Ce type de pouvoir donne un premier schéma des régimes corrects. Sont corrects, quel que soit le nombre des dirigeants (un, quelques-uns, un grand nombre) les régimes où le pouvoir s’exerce dans le souci du bien des dirigés. (Mais, si on anticipe un peu sur la suite, c'est ce bien de la population dirigée qui manque ici provisoirement d'une détermination essentielle, dans les cas où la base sociale du pouvoir est trop resserrée (un seul ou un nombre restreint) : celle de sa prise en charge par elle-même de sa conduite, de ses affaires.)
Ainsi, en principe, le pouvoir est charge, service. Il peut le redevenir à mesure qu'une société se rapproche de sa finalité, de la valorisation de la vertu et du loisir, si on parvient à traiter les maladies, les manies, du désir, de l'investissement. Mais cette caractéristique de ce que devrait être le pouvoir n'est en fait qu'une légère trace, à peine sensible, sous le pouvoir-profit (que ce soit en argent ou en image) qui le recouvre et l’efface. Pour qu’il reste charge, ou ne s’en éloigne pas trop, il faut que la reconnaissance (ou honneur) soit indépendante de la richesse.
Parce qu’un profit personnel peut toujours être retiré de la gestion des affaires communes, de l'exercice du pouvoir, certains s'y accrochent, ne supportent pas l’idée d’avoir à le quitter, comme des malades qui en ont absolument besoin pour se soigner : Le pouvoir est aussi drogue, et certains sont dépendants. Le pouvoir tend alors à s'identifier à la vie même : on ne se conçoit que dominant. Il est devenu insupportable de n’être qu’un simple particulier.
Les régimes qui cherchent l'intérêt commun sont corrects selon ce qui est dit être simplement juste. Qu'est-ce que cette justice ainsi qualifiée ? Cette précision indique sans doute un contraste avec les versions démocratique et oligarchique de la justice, dont il sera parlé plus loin. Une bonne intégration, composition des intérêts de classes ? Une approximation grossière ? Un juste en gros, décent ?
Ceux des régimes qui favorisent au contraire certains intérêts sont en fait de nature despotique. Mais, une véritable société est composée de personnes libres ! Il y a dévoiement, captation, usurpation, appropriation, bref abus du pouvoir.
Ici, "libre" s'oppose à esclave, avec une dimension aristocratique, tandis que dans le débat sur la justice qui fait suite, l'opposition est aux riches.
Remarquons qu'Aristote ne pose pas la question de savoir s'il est seulement possible d'agir au mieux pour tous. Qu'est-ce que l'intérêt commun si les intérêts propres sont non seulement distincts mais opposés ? Mais on peut déjà deviner à partir de là qu’une large classe moyenne est bien préférable à deux classes antagonistes de très riches et de très pauvres.
Aristote ne le dit pas, mais, à partir de cette distinction des deux genres de pouvoir, on pourrait concevoir que le pouvoir n’est pour ainsi dire jamais purement « politique » ou « despotique », mais politico-despotique, avec répartitions variables de ces deux caractères.