(chapitre 7)
Si donc un seul, un nombre restreint, ou un grand nombre, dirige en vue de l'intérêt commun, le régime est correct.
Mais c'est justement le contenu de ce commun qui demande à être éclairci, rendu si possible plus concret. Or ceci échappe à la prise de la théorie, dont les formulations resteront nécessairement creuses, au-delà du champ des lois, et appartient au champ de la pratique : de la délibération. Mais, même sans cet éclaircissement, l'opposition à un intérêt particulier, manifestement privilégié, fait assez comprendre ce que c'est.
Dans cette perspective, assez formelle dans le sens où on fait abstraction de ce que sont, socialement, ces groupes, le nombre des dirigeants apparaît secondaire par rapport au but visé. On le voit varier entre un seul et le grand nombre en conservant la même division, intérêt commun ou intérêt propre. Chacun des trois régimes corrects correspond à une concentration du mérite dans une société. Le côté profit du pouvoir est dans les trois cas subordonné au côté service. (Même si le service ne peut jamais être absolument pur de tout profit : ne serait-ce que sous la forme honneur, reconnaissance.)
Une royauté semble pourtant différer de l’esquisse supposant qu’une société digne de ce nom regroupait des personnes libres ? Il faut croire alors que cette liberté s’étend jusqu’aux sujets d’un roi d’une bonne monarchie, dans laquelle les lois sont respectées : ce qui est en quelque sorte déjà la liberté moderne.
Il ne faut pas oublier que cette partition régimes corrects/régimes déviés ne vaut que comme une première et grossière approximation : tout le despotique est rejeté, mais le proprement politique et le paternalisme d'un chef bienveillant sont rangés au même niveau.
Quand un grand nombre est aux affaires dans l’intérêt commun, ce régime particulier reçoit le nom du terme général (politeia, république)
Et inversement, quand un intérêt propre est privilégié, que ce soit celui d'un seul, d'un petit groupe, ou d'un grand groupe, le régime est faussé, détourné, approprié.
Mais, assimiler un, peu, beaucoup, ne serait-ce pas voir les choses d'un point de vue oligarchique ? L’intérêt de la foule des pauvres ne serait-il pas tout de même plus légitime que celui des milliardaires, ou d’un tyran ? Le grand nombre a implicitement ici le sens de masse, canaille, populace, ne rêvant que pillage des riches. C’est là une figure extrêmement abaissée du peuple, c’est un peuple privé de toute intelligence, de toute vertu, avide et envieux.
Qu’est-ce qui fait que le grand nombre est supposé pouvoir gouverner tantôt dans l’intérêt commun, tantôt dans son seul intérêt ? Le peuple peut, ou non, supporter qu’il y ait des riches. Cela tient sans doute à ce que sont les riches eux-mêmes : le danger d’une masse revancharde et confiscatoire est plus grand dans le cas où le pouvoir est arraché à une oligarchie insolente ayant nourri l’indignation contre elle.
Être citoyen, c'est avoir part à l'intérêt. Faut-il comprendre cela comme profit ? On serait repassé au pouvoir-avantage ? Possible, mais pas nécessairement : l'intérêt peut être compris dans un sens plus noble d'intérêt commun, de bien en général.
Intérêt commun : si c'est celui des riches et des pauvres en tant que tels, la conciliation est-elle seulement possible ? Il faut pour cela que ces riches ne s'écartent pas excessivement de la moyenne, pendant que les pauvres se hissant vers celle-ci, ne soient pas dans la misère.
Aristote distingue parmi les vertus : celles liées à la guerre poussent vers la démocratie, du fait qu'elles peuvent facilement être assez répandues. Avoir montré sa valeur en temps de guerre, voilà qui est déterminant pour appuyer une légitimité : Quel mérite plus indiscutable que d'avoir sauvé la patrie ? Ce point de vue de la contribution à la puissance est à comparer à celui de la richesse : a-t-on voix au chapitre parce qu'on est armés ? Ou parce qu'on paie l'impôt ? Mais cette question de la valeur guerrière disparaît dans la suite de la discussion, qui ne fait plus qu’arpenter les rapports possibles entre les pauvres, les riches, et les bons. Peut-être que cette disparition du mérite militaire dans les comptes est dû au recours aux mercenaires, puisque ce qui compte alors c’est ce qu’on peut se payer comme armée ? (Voir si la dimension armement n'est pas un vestige, reparaissant parfois par-dessus la richesse.)
(chapitre 8)
Ceux qui abordent la politique philosophiquement, et non pas seulement pour la pratique, doivent bien tout prendre en compte (des choses que la pratique peut négliger), et éclaircir la vérité sur tous les points.
Ainsi les équivalences petit nombre = riches
grand nombre = pauvres
qui semblent aller de soi (il y avait eu substitution sans crier gare à la fin de 7) doivent être discutées. Assimiler le petit nombre et les riches, n'est-ce pas faire une croix trop rapidement sur l'aristocratie ? Celle-ci est en effet aussi un gouvernement du petit nombre, mais non pas des riches, de ceux qui se distinguent par leur vertu. Ici, Aristote la laisse de côté, et rejoint l’opinion courante que les deux grands types de régime sont l'oligarchie et la démocratie. (Opinion qu’Aristote reprend à son compte dans les développements du livre IV.) C'est la division pauvres/riches qui est essentielle, structurante. Et ainsi dans cette approche, l'oligarchie est tout bonnement ploutocratie. La richesse, à certaines époques, avait pu être supposée associée à d'autres qualités (bonne famille, éducation). Quand elle s’est complètement autonomisée de la bonne éducation, nous tombons sur ces « nouveaux riches », dont un passage de la Rhétorique fait le portrait ; ils sont fort semblables aux nôtres.
Peu sont riches, tandis que la condition d'homme libre, tout le monde l'a. (Tout le monde... On sait qu’on en est en fait très loin : les autres, esclaves ou femmes, on n'en parle même pas... Aristote se place dans le cadre de ce consensus.) En effet, par une nouvelle substitution, les "libres" ont pris la place, dans la discussion, des "pauvres". Car les pauvres en effet ne se disent pas pauvres : ils mettent plus volontiers en avant ce qui les distingue de ceux qui sont encore plus bas dans l’ordre social et tout à fait exclus. Ils sont libres, mais quelconques, puisque s’ils étaient riches ou avaient des capacités sortant du rang, ils regarderaient probablement de haut cette trop commune liberté. Mais, s'ils n'ont que cela à faire valoir, cette "liberté" ainsi entendue n'est rien de plus qu'un privilège de naissance, elle n’est que le plus bas degré de la noblesse ? Il faut donc que cette liberté, si on veut qu’elle soit autre chose, soit en quelque sorte investie d’un désir de vertu (ce que fait par exemple un terme comme « libéralité »), que soit présent dans le demos un désir d'aristocratisation (et donc une certaine représentation de l'élite, bien distinguée de la classe riche et notamment du luxe que celle-ci fait miroiter).
Sur la base de la réduction de l’oligarchie et de la démocratie à la richesse et à la pauvreté, on note entre ces deux régimes apparemment opposés un important point commun : leur commune insuffisance, relativement à l’aristocratie, dans la représentation du bien : les oligarques comme les démocrates ne voient pas plus loin que l’intérêt (et qui plus est, leur intérêt propre).
On peut se demander en arrivant aux chapitres 8 et 9 pourquoi l’étude se centre sur oligarchie et démocratie, qui ne sont après tout que deux sur les six régimes du chapitre 7, et qui plus est, deux régimes mauvais parce que déviés ? Au livre IV Aristote les désigne explicitement comme les deux principaux régimes, les deux grands éléments des bricolages institutionnels cherchant à atteindre des constitutions bien équilibrées. La raison de leur place prépondérante dans les recherches est que les forces sociales poussant à ces deux régimes sont les plus puissantes.
Il est curieux aussi de mêler dans une même discussion, des points de vue où oligarchie et aristocratie sont nettement distingués voire opposés : quand il est question de la finalité que ces régimes se proposent, à savoir l’intérêt pour l’oligarchie et la vertu pour l’aristocratie (et dans cette opposition ce sont oligarchie et démocratie qui se rapprochent, vus de l’aristocratie), et d’autres points de vue où ils se confondent, dans leur opposition commune à la démocratie : la volonté de faire valoir la supériorité (mais de richesse ou de vertu) contre l’égalité.