(chapitre 9)
Oligarques et démocrates fondent leur prétention au pouvoir sur des représentations de la justice.
Les premiers disent : des personnes égales doivent avoir un droit au pouvoir égal.
Les autres : ceux qui sont supérieurs ont droit à plus.
De fait, les deux idées ont quelque chose de correct, mais elles sont aussi incomplètes, car les uns et les autres se gardent bien de dire en quoi, sur quel plan, cette égalité ou inégalité est prise en compte. (Mais est-ce encore la justice, qui refuse de voir au-delà de ce qui coïncide avec son propre intérêt ?)
Ils s'arrêtent en chemin dans la recherche de la justice, avant d’avoir atteint, ou au moins approché, un sens plus fort, plus complet, de celle-ci. Qui serait le composé des diverses prétentions. Et peut-être même encore quelque chose de plus si ce sens plus développé de la justice enveloppe la vertu. Mais il se trouve que cette justice recherchée ne peut pas s'énoncer aussi simplement, et ainsi les discours démocratique et oligarchique sont destinés à conserver de leur validité. Ce ne sont que des idées simples et courtes, qui peuvent agréger des partis. (Est-ce la même chose, cette justice qui intégrerait les vues partiales, et la justice « tout simplement » du chapitre 6 ? Les deux ne semblent pas très différentes, approximation ou compromis. Dans les deux manières de qualifier une justice plus satisfaisante que celles des partis, il y a au fond la visée du bien commun, déterminée d’abord négativement par son opposition au profit de la classe au pouvoir. L'idée aristocratique de la justice doit venir compléter celles de l'oligarchie et de la démocratie, et sans doute parfois tenter de s'imposer à elles, quand elles triomphent et ne font plus que favoriser des intérêts.)
À quoi pensent-ils donc, quand ils parlent ainsi, en toute abstraction, d'égalité ou de supériorité ? Aristote cherche (ou plutôt il invite ses auditeurs ou lecteurs à chercher) à faire composer ces partis, à les faire sortir de l’affrontement, et pour cela il les force à expliciter ce que les uns et les autres préfèrent taire, camoufler en évidence. Car il importe de retrouver des principes communs, une base de concorde.
Ils parlent d'un certain aspect seulement de la justice, et croient avec ça avoir tout dit.
Le croient-ils vraiment ? De bonne foi ? N'est-ce pas une stratégie consciente, délibérée, de légitimation d'un intérêt de classe ? Sans doute, mais aussi rien n’est plus naturel que la tendance à juger avantageusement de ce qui nous touche de près : voyez le penchant presqu’universel à faire trop grand cas de ses enfants ou de ses œuvres… Et qu’est-ce qui nous touche de plus près que notre place dans la société ?
Ainsi la revendication démocratique d’égalité peut être soupçonnée de n’être, en fait, qu’une position provisoire en situation d’infériorité, destinée à être abandonnée dès l’atteinte d’une situation meilleure. Ces prétendus « démocrates » ne sont, quand ils ne sont que cela, que les perdants du jeu oligarchique. Ils risquent bien de rejoindre le camp oligarchique dès qu'ils auront à leur tour quelque avantage à faire valoir... Ce risque est surtout grand quand l’idée de liberté est désinvestie de toute visée de vertu, et repliée sur le statut, vide d’exigences : les oligarques n’ont alors pas tout à fait tort de ne voir dans les démocrates que des pauvres.
Une fonction de l'aristocratie est de maintenir ouverte la question de la justice face aux trop courtes solutions absolutisées prétendant s'imposer. Et surtout permettant d'imposer par là leurs partisans au pouvoir.
Ainsi, ceux qui sont supérieurs d'un certain point de vue, par la richesse, pensent l'être globalement. Et ceux qui sont égaux d'un certain point de vue, par leur statut d’homme libre, croient aussi l'être à tous égards.
Les riches prétendent apporter plus que les autres à la communauté. Et c’était dans un sens le cas, avec l’institution des liturgies, c’est-à dire, pour faire vite, une sorte d’impôt sur la fortune. Mais, même en admettant cet apport, il faut observer que la contribution reste sur un seul plan : une aide financière. (Nos liturgies : la gloire d’être employeur, cette fausse liturgie du capital. Le bête avantage doit pouvoir se présenter aussi comme généreux service. Ruissellement etc.)
Ceci s'accorde bien avec le portrait des riches dans la Rhétorique (au livre II chapitre15) : ils se comportent comme s'ils avaient tous les biens.
Aristote va poursuivre la discussion en disant : Bon, ceci est bien sujet à critique, mais d’accord, admettons, sous réserve, avec vous que vous apportez plus à l’économie.
Mais ce qu’ils omettent, c’est le plus important !
Or si ce "plus important" (on va bientôt voir ce que c’est) manque durablement, ne se fait jour nulle part, on risque de passer du dialogue de sourds à la guerre civile. La fonction des aristocrates (ce que sont notamment les apprentis constitutionnalistes qui suivent ces leçons d’Aristote) est de pousser au compromis oligarques et démocrates, tout en les "aristocratisant" les uns et les autres autant qu'il sera possible. Il s’agit de montrer aux deux partis antagonistes, peut-être plus encore à ceux qui sont tentés de les rejoindre mais hésitent encore, que leurs discours sont trop sommaires : Les uns et les autres ne sont ni si égaux ni si supérieurs qu'ils le croient, ou le prétendent.
Les égaux - il est vrai que nous n'avons rien de spécial, aux points de vue de la richesse et des capacités (vertu), que nous sommes quelconques, mais il n'est pas vrai que nous devions pour autant nous taire et ne faire que subir le pouvoir, le bon plaisir des riches, ou même des bons ou prétendus tels. Les autres, oligarques ou aristocrates - Peut-être. Mais pour cela il faudrait que vous soyiez capables de produire de la bonne décision.
C’est précisément ce défi des inégalitaires (oligarques et aristocrates) qui est relevé plus loin, au chapitre 11 : on y verra qu'une assemblée peut produire du bon avec du moyen.
Et ce plus important, perdu de vue par ces frères ennemis démocrates et oligarques, myopes et butés sur leurs intérêts, c'est d'avoir une idée de ce qu'est au fond la finalité de la Cité, de la société, pour tâcher de la mieux atteindre : À quoi ça sert de former une société ?
On revient ici à la rapide ouverture du chapitre 6 sur "la vie". Très bien, mais comment donc une telle question parvient-elle à percer, à être posée, dans le débat public ? Quand le discours oligarchique s'est imposé partout ? Ce n'est pas là une question toute théorique!.. Dans l’effacement du souci de la fonction, de la finalité, du pourquoi nous vivons ensemble, c'est l'idée de vertu même qui vient à manquer, puisque sera qualifié de vertu ce qui contribue au mieux à l'accomplissement de cette fonction. Qu'est-ce qu'on cherche, nous, Cité, et pas simplement telle ou telle classe ? (Mais, n'est-ce pas encore qu'une classe, qui accède à un point de vue global sur la Cité ?)
S'agit-il seulement de vivre ? De se faire plaisir, de ménager au mieux ses intérêts et son confort ? Ne s'agit-il pas, plus profondément, de vivre bien ?
Un vivre bien, aux contours nécessairement peu définis, mais contenant tout à la fois pouvoir et loisir (on revient de plus près sur cette question du loisir au livre VII), le pouvoir étant compris dans ses deux modalités : suivre et diriger.
Voilà ce qui motive le rejet, comme insuffisantes, des constructions, tant oligarchiques que démocratiques: c'est qu'elles négligent l'aspiration à la vie bonne. Ceux qui se soucient vraiment d'un bon arrangement de la société se préoccupent de la vertu. Après la référence à la vie bonne, heureuse, l'appel se centre sur la vertu comme but politique. Car la politique ne peut rien, du moins directement, pour le bonheur des gens, mais elle peut, par de bonnes lois, par l'éducation, favoriser dans la population la présence de la vertu, et par là la possibilité du bonheur.
Aristote s'attarde assez longuement sur l'hypothèse d'une société qui, au contraire, s'organiserait sans valorisation de la vertu. Que reste-t-il ? Une sorte de pacte, des exigences, minimales, du respect de certaines règles, des garanties de sécurité. Bref le business et la police. La loi n'y est plus que convention, la justice réduite à des formalités, bref c'est l'hypothèse d'un droit absolument et purement positif. Il ne faut que respecter les règles du jeu, et pourquoi pas tricher quand on le peut impunément. C'est l'exact opposé de l'idéal d'«honnêteté», dessiné à la fin du livre V de l’Éthique, pour lequel la justice dans ce sens étroit n’est qu’un fort pauvre et triste minimum.
Ces lois de convention ne sont d'ailleurs pas forcément écrites : elles sont ce qui trace les grandes lignes de l'activité. Enrichissez-vous !
Ce qui est décrit est une chute : De la communauté à la coexistence, qu'on se contente de contenir et de divertir. Chute : des lois formatrices à des règles à respecter. De la justice comme aspiration à l'excellence morale à la justice comme respect de ces règles
À l'opposé de ce cauchemar ? Une société tendue vers son bonheur, où la communauté se fonde sur un accord sur l'essentiel : sur des représentations pas trop appauvries du bonheur, et où la justice légale vaut surtout comme première et grossière approximation de l'honnêteté, qui est désirée.
On sent dans ce chapitre de l'indignation devant ce à quoi pourrait se ratatiner une prétendue société, si l'élément aristocratique est neutralisé, si l'oligarchie l'emporte. Non ! La Cité doit être le lieu de la valeur, projet de bonheur. Et la valeur, certes contient le champ de l'intérêt, mais le déborde largement. C'est là qu'on est en opposition frontale au libéralisme, un certain libéralisme du moins, qui ne cherche au fond qu'à gérer un stock d'esclaves plus ou moins affranchis, des hommes tenus a priori pour mauvais, incapables de voir plus loin que le bout de leur plaisir ou de leur leur intérêt, et desquels on n'attend rien de plus que le respect, forcé, de certaines règles du jeu. Et on ne se contente pas de ne pas désirer la vertu, une bonté répandue dans la population : On se vante de s'en passer ! Mais, comme il subsiste, malgré tout, un goût, une aspiration, au bonheur, il n'est autorisé à se montrer sous ses formes immatures de manques à combler (et à exploiter). Plus les idées élaborées, consistantes, et partagées, du bonheur s'effacent, plus ardentes se font les convoitises. Et pour nous modernes, la principale forme dégradée, émancipée de la vertu, du bonheur est : la croissance.
Qu'importe l'"égalité des chances", si ce n'est que celle de faire son trou dans un milieu hostile ? Et suicidaire ?! À quoi bon un "ascenseur social", dans une tour croulante ? Préférons un rez-de-chaussée...avec jardin…
En somme, ce chapitre met en balance aristocratie, ou du moins régimes contenant quelque dimension aristocratique, quelque aspiration à être une personne valable, à en avoir autour de soi, avec (oligarchie-démocratie) considérées dans leur forme pure, c’est-à-dire plate, réduites au seul intérêt, et qui sont tenues, de ce point de vue, pour équivalentes dans leur essentielle insuffisance.
C'est pour qu'il y ait entre nous, par nous, de la bonne, de la belle, activité, que nous prenons la peine de former une communauté politique, et non pas seulement pour coexister sans trop de frictions.
N'est-elle pas trop rare une telle activité, invisible, marginalisée, incertaine de ses moyens ? Comment la faciliter ?
Le chapitre final de l’Éthique à Nicomaque aborde ces mêmes questions, dans une perspective différente. L’appel à la vertu, qui a couru dans tout le livre, ne saurait atteindre que des natures heureusement douées, mais la foule obéit moins à un sens de l’honneur ou à l'amour de la justice qu’à la crainte de la punition. Il faut donc bien, pour cette foule, de ces lois minimales préservant du plus gros de l’injustice. Mais ce qui scandalise Aristote, c’est qu’une société puisse envisager de s’en tenir là, que la simple correction des conduites ne soit pas un terrain pour aller plus loin, sinon pour tous, au moins pour le plus grand nombre qu'il sera possible. La portée de la loi est double: préserver des injustices les plus grossières, mais elle doit en outre former à la vertu.
En conclusion (provisoire) ce sont ceux qui contribuent le mieux à ce que la communauté soit vertueuse, qui doivent y avoir la plus grande part. Plutôt que ceux qui, du point de vue du statut, ou de l’ancienneté de leur famille dans la Cité, sont égaux, ou même supérieurs, mais qui ne valent guère par leur vertu, ou que ceux qui, grands par leur fortune, sont peu de chose par leur valeur personnelle.
Entendons, plus encore que les vertueux, les éducateurs : ceux qui permettent à la vertu d'être aimée et de se diffuser.
La liberté est ici rapprochée du genos, de la famille : et c'est logique, si ma prétention à "en être" n'est fondée que sur ma qualité abstraite, mon statut, d'homme libre. Ce n'est que le plus modeste des privilèges, mais privilège tout de même. Pensez aux « Français de souche »..
Vertu : ne pas oublier que celle-ci comprend aussi la sagesse, l’étude, la culture (notamment la philosophie politique mais s'étendant bien au-delà). Il est vrai que cet aspect de la vertu est laissé ici de côté, et qu'on se contente pour simplifier d'une vertu simplement pratique, mais c'est cette vie de culture qui doit prospérer sur un terrain politiquement, socialement, sain. La promotion d'une telle vie accompagne le désinvestissement du pouvoir. Mais un désinvestissement qui ne soit pas une fuite ! Elle n'est possible que sur le fond d’un traitement acceptable, durable, de la question du pouvoir (faute de quoi, le loisir déchoit en privilège et en divertissement).
On peut croire, arrivés à ce point, qu'Aristote se dirige vers un plaidoyer pour l'aristocratie, ayant renvoyé dos-à-dos oligarchie et démocratie pour leur insuffisance, rendue manifeste par le rappel de la finalité.