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Billet de blog 18 décembre 2025

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En lisant Aristote 7/9

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

(chapitre 10)

Après le repérage démocratie/oligarchie-aristocratie, et aristocratie/oligarchie-démocratie, le présent chapitre rouvre plus large sur toutes les possibilités : on va retrouver les monarchies (royauté et tyrannie).

Or voilà, toutes ces possibilités de répartition des pouvoirs, toutes les solutions pour déterminer qui doit avoir le pouvoir entraînent de graves difficultés. Oui toutes ! Aristocratie comprise, vers laquelle le chapitre précédent semblait incliner. Avec ce chapitre nous atteignons le comble de l' « aporétique », c’est-à-dire que tout semble déboucher sur des impasses. Mais il faut se garder toutefois de ne voir dans ces débats que de l'aporétique : oui les voies simples sont coupées, mais on dégage des éléments pour des solutions possibles. C'est moins une impasse qu'un carrefour. Les difficultés qui se présentent en foule sont les conséquences mauvaises, ou carrément absurdes, des solutions unilatérales, des logiques idéologiques suivies trop rigidement et poussées trop loin. Moralité : la question de la répartition des pouvoirs doit être abordée avec prudence, souplesse, le débat toujours repris pour s'ajuster aux rapports sociaux, eux-mêmes toujours en évolution. Il n'y a pas de dernier mot en politique, de système meilleur que les autres, qu'il suffirait de mettre en place pour n'avoir plus qu'à y rester.

Oui, l'aristocratie serait tentante, mais il ne faut pas trop compter dessus : D’abord parce que d'autres prétentions ont aussi leur part de validité. Ensuite parce que la qualité de ses membres ne compense pas la faiblesse de leur nombre (devant celui des démocrates et même celui des oligarques). Enfin par sa fragilité : on sait que trop de pouvoir corrompra jusqu’aux meilleurs eux-mêmes : À moins d'une ouverture accueillante aux bons éléments venus du peuple, une aristocratie est condamnée à dégénérer en oligarchie. La pente institutionnelle vers l'oligarchie est une constante, contre laquelle le combat est donc toujours à reprendre.

Les difficultés sont mises au jour au cours d'une sorte de grand débat entre défenseurs des divers régimes.

Prenons une démocratie : les pauvres pourront, s’ils ont tout le pouvoir, dès qu'ils le veulent, dépouiller les riches. - Et alors ? C'est justice, puisque c'est la volonté du souverain !

Les riches peuvent d'ailleurs en faire tout autant dans une oligarchie : pourquoi ne plumeraient-ils pas les pauvres ?

Non, dans un cas comme dans l'autre, comme, avec encore plus d'évidence dans celui d'une tyrannie, le simple fait de la souveraineté n'enveloppe pas la justice.

Mais enfin qu'est-ce que c'est que cette "justice" qui nuirait à la Cité ?

On voit en passant dans cette protestation que la justice comprend et dépasse l'intérêt.

Eh bien, il faut pour éviter ces inconvénients que ce soient les bons qui dirigent : eux au moins, il leur est impossible, par définition, d'aller contre la justice ! L’aristocratie, voilà la solution !

(On peut noter que c'est là précisément l'exemple illustrant ce qu’est la concorde dans l'Éthique.)

Mais c’est un autre problème qui se présente alors : si seuls les meilleurs ont tous les pouvoirs, tous les autres sont déconsidérés, annulés, rabaissés.

Ils sont privés de cette reconnaissance de leur valeur - modeste, mais non pas nulle - que sont les pouvoirs politiques.

Ici est pointée l'indignité qu'entraîne l'exclusion du pouvoir (ce qui avait été négligé au chapitre 7). Car les pouvoirs sont, aussi, des marques de reconnaissance. Et par là, la question à première vue froidement constitutionnelle, mécanique, du pouvoir, se rattache à celle, très chaude, très passionnelle, de l'estime de soi. On n'est quelque chose, quelqu'un, que si on a un rôle dans ce qui se fait, une place. Le même mot grec que nous traduisons par pouvoir signifie également principe, commencement. Et on n'a en effet quelque pouvoir que si on peut être à l'origine, à l'initiative de quelque chose dans la pratique collective, et non pas fondu et comme annulé dans une masse passive.

C'est cette exigence de reconnaissance de parties de la population au-delà de l'élite qui commande, dans la suite (chapitre11) la défense résolue des pouvoirs ouverts, et dans la perspective du livre IV, le ralliement des classes moyennes au régime que doivent se proposer les législateurs (et non pas comme simple soutien, par votes ou plébiscites, mais comme actif collaborateur.)

Il ne faut donc plus songer à un régime de type purement aristocratique. On peut se demander alors pourquoi l'aristocratie avait été comptée au nombre des régimes corrects ? C'est parce qu' Aristote se propose de jeter un coup d'oeil sur toutes les situations possibles, et parmi celles-ci il faut bien admettre qu'un peuple puisse se trouver dans un  état d'abrutissement tel que sa participation serait illusoire. Alors, force est de se contenter d'une aristocratie, ou d'une monarchie. Les Cités doivent, autant que possible, intégrer dans la distribution des pouvoirs des fractions larges de la population, mais à la condition évidemment que cette association aux affaires soit rendue possible par un certain niveau intellectuel et moral de la population. La démocratie est quelque chose qui se mérite. (Et de même, pourquoi s'étendre plus loin sur le sujet de la monarchie ? On s'appliquera en fait surtout à montrer que si, malheureusement, monarchie il doit y avoir, elle doit du moins être contenue, encadrée, par des lois, ceci étant d’ailleurs également valable pour les autres régimes.)

Alors un seul, le meilleur, pour décider de tout ?

Mais c'est encore pire ! C'est le comble de l'oligarchie, (ou de l’aristocratie dans le meilleur des cas, si le roi est d’une qualité exceptionnelle), puisque c'est alors la totalité de la population, et non seulement les classes populaires, qui est exclue et rabaissée.

Et si la loi seule régnait ?

Ceci nous mettrait à couvert de tout ce que les passions peuvent avoir de mauvais. Mais si les lois elles-mêmes sont oligarchiques ou démocratiques ? Car la loi est certes dépassionnée, mais non pas pour autant neutre : elle repose sur des représentations de ce qu'il faut favoriser ou empêcher. Et puis de toute façon elles ne peuvent pas suffire à tout : il faut bien des personnes pour les appliquer, et il y aura toujours des décisions à prendre dans des situations qu’elles n'ont pu prévoir.

(chapitre11)

Ce chapitre entreprend de montrer que le grand nombre peut avoir des avantages sur l'élite, par l'effet du rassemblement.

Ce n’est pas là une chose du genre qui se démontre, comme un théorème mathématique. Les arguments mis en œuvre pour nous persuader de cela ne sauraient être contraignants, et on peut rester sceptique. C’est au fond une question de croyance. Ou bien vous croyez que seuls des savants, des experts, doivent gérer les affaires, ou bien vous croyez que les gens ordinaires peuvent aussi le faire, et globalement pas plus mal.

Avant de suivre Aristote dans sa défense de la démocratie, et en supposant qu’il pourra entraîner, au moins tous ceux qui n’ont pas trop de mépris pour le peuple, notons une question qui ne peut être esquivée : Comment doivent se faire les rassemblements pour que les qualités, éparses dans ses membres, émergent de la masse des points de vue et se composent ? Importante question !  Comment la meilleure manière de voir le bien commun, la proposition d’action la plus intelligente, se dégageront-ils ? Nous n’apprenons pas grand-chose d’Aristote sur ce point, ce qui n’est pas bien grave, puisque l’important est de reposer le problème pour nous, pour nos assemblées. Mais ne faut-il pas, tout de même, pour espérer un tel effet de production du valable à partir du médiocre, une démocratie qui contienne déjà quelque tendance vers l'aristocratie, un certain goût pour l’intelligence et la vertu ? (On n'est pas là en tous cas dans la démocratie du début du chapitre 10, qui ne songeait qu'à dépouiller les riches pour se partager les confiscations ! Ni même dans celle du chapitre 9, qui, sans aller jusqu’à voler les richesses, ne songeait qu’à l’intérêt des pauvres.) 

Faute d'une véritable intelligence pratique, celle qui est capable de produire et de soumettre des propositions d'action, (et il faut en outre pouvoir les formuler de manière convaincante…), il faut du moins que les membres de l'assemblée puissent former des jugements corrects sur ces propositions, que tout le monde n'est pas capable d'élaborer. Et faute de vertu à proprement parler, du moins une estime de celle-ci. En tout cas une assemblée, si on veut qu'elle apporte les avantages qu'y voit Aristote, doit être tout autre chose qu'une simple sommation des opinions avec arbitrage par la majorité. Il suppose que dans l'assemblée se produit une véritable recherche en commun. D'où l'importance d'une culture rhétorique largement diffusée : sachez parler, ou, au moins, sachez écouter, apprécier un discours, ne pas succomber aux séductions faciles de la démagogie, car c'est la condition pour participer à des pouvoirs ouverts valant quelque chose, dignes de rivaliser avantageusement avec les experts. Dans sa Rhétorique, en défendant l’utilité de cet apprentissage de la parole en public, Aristote montre également assez de confiance dans le jugement des quelconques : il suppose que la vérité et la justice sont plus forts naturellement que leurs contraires, et que si le défenseur d’une proposition raisonnable et juste est battu, c’est qu’il aura été mauvais dans sa défense.

Tout le monde a bien, un tant soit peu, de sens moral, de compréhension de ce qui est bien, et de jugeote.

Et donc, dans cette supposition, le risque qu'entraîne la déconsidération d'un trop grand nombre écarté du pouvoir est également une injustice. Il est juste de faire une place aux capacités ordinaires, dont doit pouvoir se dégager du bon.

Le risque est ce qui apparaît pragmatiquement, du point de vue d'une éventuelle aristocratie. Aristote a préféré l'évoquer avant l'injustice sans doute parce qu'il s'adressait à un auditoire qu'on peut supposer plutôt enclin à l'aristocratie. L'injustice, elle, touche un auditoire plus démocratique. Elle devrait toucher en fait aussi l'aristocratie, si celle-ci est tout-à-fait pure de toute tendance oligarchique

Cela n'est sans doute pas vrai pour toute assemblée.

À condition que cette assemblée ne s'effondre pas en masse. Pour ceci, il faut, comme on l'a vu, un certain "niveau" minimal, mais aussi beaucoup tient au comment a lieu l'assemblée. Le comment dépend sans doute lui-même du pourquoi : les fins que peuvent viser les assemblées ne sont pas toutes également propres à en faire émerger le meilleur. Et la Cité est-elle toujours maîtresse de se proposer ses fins ? La nécessité de la défense peut réduire considérablement l’éventail des possibilités (VII 13).

Chacun voit un côté du problème, et à eux tous, ils voient le tout.

La multilatéralité est ce qui compense le manque de connaissances savantes.

 Mais certes ceux qui sont seulement libres, sans richesse ni capacités notables, ne doivent pas accéder personnellement à des charges importantes.

Car tout ne pouvant pas se traiter en assemblées, il faut nécessairement aussi des postes de décision attribués à des individus, et qui exigent des compétences, qu'il n'est pas non plus raisonnable d'attendre d'un individu tiré au sort.

Ils pourraient faire des sottises en effet, mais il faut d'une manière ou d'une autre leur faire place, puisque leur exclusion est injuste et dangereuse. Il est mauvais que trop de monde soit à la fois pauvre et se sente exclu, humilié : c'est une grave source de troubles.

 Pouvoir et reconnaissance sont en principe liés, sont même parfois assimilés, mais peuvent aussi être dissociés : il existe un danger, pour des démocrates naïfs, de se contenter de signes de reconnaissance vides en fait du moindre pouvoir. (La citoyenneté toute formelle et dérisoire évoquée au chapitre 5). Il est aussi fort possible que cette exclusion ne soit pas même ressentie, et ainsi ne produise aucune indignation : c'est bien ce qui arrive avec la liberté "moderne" : d'accord pour n’avoir pas, ou infiniment peu, de pouvoir politique, du moment que nous pouvons faire nos affaires en sûreté. Ne vivons-nous pas un temps où la domination a su neutraliser ce danger ?

Reste donc à leur confier la délibération et les tribunaux.

Ce sont les deux principales fonctions qui doivent être exercées par des groupes larges, ouverts, pour qu'on puisse commencer à parler de république. On retrouve là la définition minimale du citoyen par l'accès aux pouvoirs ouverts du premier chapitre.

À eux aussi de voter pour choisir les titulaires des charges individualisées, et à eux encore de demander des comptes à ces titulaires à l'occasion de leur sortie de charge.

Voilà pointé le "pack" de pouvoir qu'il s'agit d'ancrer du côté du nombre. Il faut, pour parler sérieusement de démocratie, maintenir tout cela hors des mains des spécialistes de la politique : délibération, justice, choix et critique du personnel politique. Tout cela est-il bien chez nous, à nous, les quelconques ? Ou cela tient-il dans quelques mains seulement, dans un monde minuscule d’«élites»? Questions qu’il est nécessaire de se poser si on veut juger de ce qu’est l’ordre politique dans lequel nous vivons.

Ainsi, alors qu’on semblait, à la fin de 9, s'acheminer vers une proposition plutôt aristocratique, nous sommes repartis de là un grand coup en direction de la démocratie, grâce à la reconnaissance, quelque peu méfiante mais plutôt optimiste, des vertus propres aux assemblées, soutenue par un pragmatisme qui redoute le danger qui peut naître de trop de frustration, et qui tient à se rallier la majorité "silencieuse", les pouvoirs ouverts étant les outils de ce ralliement.

Objection : Mais c’est à ses semblables, pas au premier venu, qu’un médecin doit rendre des comptes ! Argument pour laisser les affaires entre les mains des experts. Oui, mais à qui reconnaît-on quelque compétence en médecine ? Les praticiens, les théoriciens, mais encore des particuliers cultivés dans la discipline, des connaisseurs, et on peut accorder quelque valeur au jugement de ces derniers, et non exclusivement à celui des diplômés. Car ces derniers peuvent bien, malgré la supériorité objective de leur savoir, défaillir pour telle ou telle raison, corruption, renvoi d'ascenseur, bref vendre leur autorité, leur expertise..

Et puis ce n'est pas forcément toujours les professionnels qui sont à même de mieux juger. Son constructeur affirmera toujours que la maison est bien bâtie, mais l'avis de celui qui l'habite compte peut-être plus.

Dans l'ordre de la production, le travail, l'activité, est subordonné à l'oeuvre, au résultat produit. Mais le produit à son tour ne vaut que par son usage, dont il n'est qu'un moyen. Et il n'est peut-être pas mauvais de voir cela de manière générale : la sphère des produits comme négligeable devant celle des pratiques, quoique beaucoup plus apparente. Quelles sont nos pratiques ? De quoi avons-nous besoin pour vivre bien ?

Si je veux savoir si un dîner a été bon, j'en croirais plutôt les invités que le cuisinier...

Bref, il y a des raisons de se méfier des experts. Pensons à nos experts du libéralisme qui disaient il y a quarante ans que ça allait peut-être être un peu dur au début, mais que ça irait certainement bien mieux ensuite...et qui ne disent plus que "c'est comme ça", il faut s'adapter.

Mais n'est-il pas quand même absurde que des gens ordinaires se retrouvent les maîtres par-dessus les meilleurs ? Non, car chaque membre d'une assemblée ou d'un tribunal n'est pas par lui-même, individuellement, un dirigeant : c'est le tribunal, c'est l'assemblée, qui juge et décide. Cette difficulté avait déjà été mentionnée au premier chapitre : elle tient à ce qu’il est difficile de nous représenter le pouvoir autrement que comme un attribut individuel.

Et puis, par ailleurs, intelligence et moralité laissées de côté, l'assemblée de gens sinon tout-à-fait pauvres, de fortunes moyennes et modestes, totalise, sur le plan des contributions financières, un montant supérieur à celui des riches pris séparément. Puisque nous payons plus d'impôts, nous avons droit de décider de leurs usages. Par un tel argument le camp démocratique peut retourner à son avantage la logique oligarchique elle-même !

Avant d'aborder la suite du livre, il faut tout de même avouer que cet éloge des assemblées se trouve bien tempéré par d’autres passages dans les écrits d’Aristote. Au début de la Rhétorique par exemple, on lit : « Les lois correctement établies se doivent donc de définir tout ce qui peut l’être et laisser le moins possible à la charge de ceux qui jugent, d’abord parce qu’il est plus facile de trouver une ou quelques personnes sensées et capables de légiférer et de prononcer un verdict que d’en trouver beaucoup ; ensuite parce que les législations émanent de gens qui ont longuement examiné les choses, tandis que les jugements sont prononcés séance tenante, ce qui rend difficile aux juges de décider convenablement du juste et de l’utile. Mais la principale raison est que le jugement du législateur ne porte pas sur le singulier mais sur le futur et l’universel, tandis que le membre de l’assemblée ou le juré, en tant que tels, tranchent des questions actuelles et déterminées. Et dès lors, chez ces derniers, l’amitié, la haine ou l’intérêt personnel interviennent souvent, si bien qu’ils ne sont plus suffisamment en mesure de discerner ce qui est vrai et que leur plaisir ou leur déplaisir personnels obscurcissent leur jugement. Il faut donc, comme nous le disions, faire en sorte que la compétence du juge s’étende au moins de chose possible. Mais décider de ce qui s’est produit ou ne s’est pas produit, de ce qui sera ou ne sera pas, cela, il est nécessaire de le laisser à la charge des juges, car il n’est pas possible que le législateur le prévoie. » Autre bémol : au livre IV, une démocratie contenant une forte population paysanne lui paraît meilleure qu'une démocratie comprenant plutôt des artisans installés en ville. Pourquoi? Parce que ces paysans, forcément dispersés sur le territoire, ne peuvent aisément tenir des assemblées.

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