(chapitre 12)
Le chapitre suivant reprend le fil du neuvième, mais en quelque sorte à rebours : d'abord un retour sur les principes : c’est le bien qu’on cherche, puis les vues partielles et partiales de la justice.
Mais, puisque le bien est la fin de toutes les sciences et de tous les arts, le plus important et le plus puissant de tous, c’est-à-dire l’art social, doit avoir pour résultat le plus grand de tous les biens, c’est-à-dire le bien politique ou de la société, la justice, qui n’est elle-même que l’utilité commune.
On vient retremper la pensée dans la perspective de la finalité, qui fournit un point fixe dans le chaos des prétentions rivales au pouvoir. Faire société ? Comment, et d’abord pour quoi faire ? Une première approximation est donnée par les lois. Le traducteur cité n’a-t-il pas tort de restreindre trop la justice avec « que l’utilité commune » ? Ou alors l’utilité commune doit être entendue dans un sens si profond et développé, que cela dépasse de loin l’arrangement des intérêts entre riches et pauvres, l’ordre de l’intérêt en général. Pour se centrer sur la vertu (y compris les relations d’ordre amical) et au-delà (l’idéal d’honnêteté). Dans un sens, sous ce court paragraphe, il y a toute l’Éthique (qui commence elle-même par « C’est le bien qu’on cherche »), qui est, du point de vue politique, l'affirmation de l'aristocratie, dans ses tâtonnements, ouverte aux forces démocrates.
Mais l'égalité ou l'inégalité dont parlent les partisans, de quoi s'agit-il en fait ? Rester dans l'abstraction, ne pas dire ce qui compte quand on revendique l'égalité ou les droits de la supériorité, c'est laisser la réflexion politique inaboutie, pour instrumentaliser une idéologie au service d'un parti. On reprend donc ici un fil du chapitre 9.
Aristote veut les bousculer un peu ces partisans. Il reprend le problème du critère de cette inégalité ou supériorité sur un plan théorique. Et il le fait d’ailleurs en plaisantant d'une manière toute socratique : en suivant l'hypothèse farfelue selon laquelle n'importe quelle supériorité ouvrirait un accès, un droit, proportionnel à cette supériorité, au pouvoir.
"Si vous êtes plus x vous devez bénéficier de plus de pouvoir. " doit être vrai quel que soit x dans l'hypothèse qui a été posée. Prenons donc x=bien jouer de la flûte. Le pouvoir doit donc revenir aux meilleurs joueurs de flûte. On voit immédiatement l'hypothèse aboutir à une conséquence ridicule.
C'est à une supériorité dans l'accomplissement de la fonction, de la tâche, qu'il est raisonnable de donner des outils, des moyens, supérieurs.
Faute de quoi, la prétendue supériorité n'est en fait qu'un absurde privilège.
Et s'il faut que la supériorité en question contribue à l'accomplissement de la tâche, on voit que la richesse, ou la naissance, ou le simple statut d'homme libre, n'y contribuent en rien.
Mais c'est en fait plus général que l'accès au pouvoir : cela englobe les moyens de disposer de loisir pour les bons. Et il faut prendre garde à cette illusion répandue dont il parle ailleurs (VII 13) qui est de croire que la supériorité dans l'accomplissement de la fonction vient de, est due, à la supériorité de l'instrument.
Mais voilà, la tâche à accomplir elle-même change, selon l'état de guerre ou de paix. Ou, pour nous modernes, par la guerre économique et sa course technologique...ceci pointant d'ailleurs, comme on le voit, vers la guerre tout court.
Cette tâche, si on l'envisage comme action d'une société sur elle-même, et en restant dans une situation globalement pacifique, peut se désigner en gros comme la facilitation du travail de la tendance à dépasser le simple vivre en un vivre bien. Et au niveau éthique, individuel, il s'agit de mettre à profit cette tendance, selon ses préférences et les exigences de la situation, si mon éducation a été assez bonne pour me permettre de vivre bien et dans le travail -avec plus ou moins de "responsabilités"- et dans le loisir.
Les poids de ces avantages sont soupesés ailleurs, dans l'Éthique, à l’occasion de l’examen de la vertu de magnanimité (ou grandeur d'âme, ou grandeur tout court). Idéalement, tout devrait s'effacer derrière la vertu, mais, de fait, nous voyons bien que la richesse et la naissance gardent des prestiges, et non seulement aux yeux de la foule, mais même pour les amateurs de la vertu. Il est assez clair que nous ne vivons pas dans de pures aristocraties... Le cours, socialement institué des divers avantages est variable, traversé de tendances diverses : la vertu monte ou baisse (et ce sont telles ou telles vertus qui peuvent être plus ou moins prisées), la naissance, la richesse, se trouvent aussi, selon les temps, plus ou moins valorisées. Une société peut faire le plus grand cas de telle qualité, parfaitement insignifiante pour une autre. Ce qui fait que la préférence aristocratique pour la vertu doit s'accompagner d'un réalisme, d'un pragmatisme, prenant en compte qu'il y a un goût aussi, et plus répandu, plus actif, et un respect, pour la naissance et la richesse. Et donc nous devons, si nous voulons avancer un peu, expliciter ce que nous tenons en estime, en considération. À quels avantages va notre estime ? Bref comment pondérons-nous l'ensemble (vertu/richesse/naissance) ?
Mais, plus concrètement, et plus simplement, il est assez clair qu’il s'agit, pour nous, de sortir de l'extrême aplatissement, pour ne pas dire de l’anéantissement, de la vertu sous la richesse. Nous avons donc besoin de représentations simples, consensuelles, attractives, de la vertu, en portée directe sur notre pratique globale, pour la relever dans le champ de nos estimes et de nos aspirations.
La naissance : on pourrait croire que c'est là quelque chose de tout à fait dépassé et fort loin derrière nous. Certes personne ne rêve plus de titres de noblesse, mais pensons à ces familles, de politiciens, de journalistes, stars ou autres "people" : tous les noms ne sont pas égaux ! Et puis aux formes ordinaires de la xénophobie : "Quoi ? Ils viennent d'arriver et ils auraient autant que nous ?!"
Un autre problème d’une logique qui voudrait associer du pouvoir à toutes les formes de supériorité est le suivant : il faudrait encore que tous les biens, les avantages, soient commensurables les uns avec les autres.
Puisqu'il faut tout (richesse, naissance, vertu, beauté) ramener sur une seule dimension, celle du pouvoir. La démarche de ce livre III est d'harmoniser des prétentions, partiellement valables, mais hétérogènes et difficilement commensurables. La croyance en leur commensurabilité n'aboutirait en fait qu'à la victoire de l'une d'elles, la plus souplement convertible en les autres, la plus facilement mesurable, je veux dire l’argent. (Le riche, dont le portrait est fait dans la Rhétorique, croit que tout s'achète.)
En fait, tous ont d'assez bonnes raisons de prétendre aux responsabilités. Il faut bien qu'il y ait des citoyens libres, des riches, des vertueux. Mais ils en restent, les libres et les riches, au niveau des nécessités ; seule la vertu avance vers l'accomplissement de la fonction de la Cité, qui est de tendre, autant que possible, à être un lieu où des bontés s'activent, à y rendre possible le bonheur.
(chapitre 13)
Ainsi, pour la simple existence de la société, on peut penser que toutes les prétentions ont leur part de validité, mais dès lors qu'on considère qu'il s'agit aussi et surtout de vivre bien, c'est bien le « parti » de la bonne formation, de la vertu, qui a les prétentions les plus légitimes. Il faut donc que, si inapparente qu'elle soit dans la masse de la société, assurer quelque prééminence à l'aristocratie (sur les plans notamment de la législation et de l'éducation). Et, pour assurer ces fonctions, les philosophes, qui constituent l’un des groupes de cette aristocratie diversifiée, doivent savoir se faire entendre.
Reprenons une fois de plus la question : Quels avantages ouvrent légitimement, raisonnablement, droit à plus de pouvoir ?
Eh bien d'abord la vertu, l'éducation, la culture, sans lesquelles la société s'abaisse au triste fonctionnement décrit au chapitre 9 (entendons ici culture comme développement, non pas comme signe de distinction, car la distinction est un principe oligarchique plutôt qu'aristocratique.) Mais il faut remarquer là que la vertu, qui est la plus juste des prétentions au pouvoir, s'accompagne aussi d'un goût seulement tempéré pour celui-ci, à l'opposé de ces malades pour lesquels il est une drogue. Il y aurait même plutôt un risque de fuite, de retranchement dans la vie privée (Aristote l’évoque au livre VII). Les bons sachant trouver, chacun à leur manière, la meilleure part de leur satisfaction en-dehors de la sphère (richesse- reconnaissance-pouvoir), c’est-à-dire des biens qui sont disputés, objets de rivalité.
Les régimes qui surévaluent, en les absolutisant, l'égalité ou l'inégalité - réelles toutes deux, mais sur tel ou tel point seulement - sont faussés ; ils détournent du pouvoir. Ce n'est pas tout-à-fait ce qui avait été dit précédemment, où l'important était de savoir en faveur de qui le régime gouvernait, peu important qui : le grand nombre, le petit nombre ou même un seul pouvaient fournir des régimes corrects. Il est sous-entendu en revanche ici que les riches ou les pauvres feront, fatalement, dominer leur intérêt propre, au détriment de la classe opposée.
Mais qui est capable d'une évaluation correcte, si les avantages en compétition sont incommensurables ? Il y a, toujours, une balance à faire entre les valeurs investies (et celles qui pourraient l'être), portées par des puissances entendant les faire valoir. Autant dire que la question de l'institutionnalisation reste en quelque sorte toujours ouverte, que de la puissance instituante est à même de travailler la société.
Aristote reprend et explicite les arguments que font valoir, et tentent de faire dominer, les libres et les riches.
Libres, c'est-à-dire ici rattachés aux familles bien installées. Peut-être voyait-il un mouvement à exploiter de ces familles en direction, sinon du peuple, de la classe moyenne, par hostilité envers la classe montante des nouveaux riches ? La, relativement récente, mobilité de la richesse subvertissait les ordres sociaux établis.
Les libres, les riches. Bon. Mais aussi le grand nombre ! Du fait qu'ils peuvent se trouver, ensemble, plus riches que les riches ou plus forts que les forts. Mais encore, au contraire, un individu tout seul, s'il est plus riche que tout le reste, ou bien meilleur que les autres. Ainsi les logiques de l'accès au pouvoir en vertu d'une quelconque supériorité (l'excellence pour la logique aristocratique, la richesse pour la logique oligarchique) invitent naturellement à se pencher sur l'hypothèse monarchique.
(C'est une des difficultés de la lecture de ces chapitres, que se trouvent mêlées la recherche sur la recevabilité des prétentions et celle sur les formes de gouvernement.)
Les conclusions un seul et tous sont, sinon intenables, du moins des cas limites, destinés en principe à être rares, des bords de l’ensemble des situations politiques. Les prétentions doivent rester en balance, ou on prend le risque de suivre l'une ou l'autre de toutes les mauvaises pentes qui ont été aperçues. Leur incommensurabilité est en fait une chance, parce qu'elle permet, par la balance sans cesse reprise, de retenir la république entre les tentations extrêmistes… Aristote, en arpentant le terrain politique pour s’y repérer, et plus encore pour offrir à ses lecteurs ou auditeurs les éléments de l’action politique, trace en quelque sorte un cadre, un lieu qui serait comme un barycentre des prétentions politiques raisonnables. Certes la concorde désirée n'atteindra jamais l'unanimité, mais il est possible de s'en éloigner, en tombant des rivalités contenues à la guerre civile, et souhaitable de s'en rapprocher, par de bons compromis.
Est citoyen celui qui peut et qui veut avoir accès à quelque pouvoir, mais aussi accepte volontiers d'être dirigé quand ce n'est pas son tour. Dans le meilleur régime, il est celui qui fait cela en vue de la vie bonne, vertueuse.
Diriger, ou être dirigé, aussi bien l'un que l'autre, comme si cela était indifférent, accidentel. Ce détachement à l'égard du pouvoir, qui n'est pas une fuite de celui-ci, est analogue à celui du libéral envers l'argent. L'idéal est en quelque sorte de neutraliser le pouvoir, ses aspects charge et profit. Ceci suppose que les qualités requises pour l'exercice d'une fonction politique soient proches de celles qu'on attend du "citoyen de base". Et donc que l'activité de la société soit telle qu'elle requiert le moins possible de pouvoir de type séparé. Autrement dit la paix.
Et on peut raisonnablement espérer que meilleure est la visée, meilleure sera la manière de répartir les pouvoirs. Une visée commune vraiment bonne et motivante délivre du tourment de se placer. L'actualisation que nous avons à opérer sur ce que nous reconnaissons comme vertu, en la moulant sur ce qui est actuellement désirable en termes de pratique, est en quelque sorte préparée par Aristote lui-même quand il critique la représentation spartiate de la vertu (tout pour le courage, la valeur militaire, la puissance), et en appelle à une conception plus large, faisant par exemple une place importante aux vertus de la sociabilité.
Dans un sens, nous sommes arrivés là à un aboutissement de la recherche de ce livre, et le reste peut aussi bien être lu comme le début du quatrième. Les résultats n’ont pas la netteté qu’on pourrait attendre, mais nous nous sommes familiarisés en discutant avec les éléments mêmes des débats de fond sur la politique. Pouvoirs de type ouvert ou personnel, dont on cherchera à préciser les rapports possibles, de style despotique ou politique, manières de voir la finalité de la vie sociale et politique.
La suite de ce chapitre (ce découpage en chapitres, comme d’ailleurs celui en livres, n’est pas d’Aristote, et pas toujours bien logique, mais enfin cela permet de se repérer) prend un nouveau départ, en posant un problème qui peut paraître bien accessoire, et pour ainsi dire folklorique, à la suite de ce parcours dans les éléments fondamentaux : celui de l'ostracisme.
Car un point important à prendre en compte est qu’une trop grande supériorité ne peut être intégrée à un système politique réglé.
C'est le plus évident pour les démocrates, puisque ceux-ci recherchent ouvertement l'égalité. L'égalité est, nous l’avons vu, principe de légitimation du régime (puisque nous sommes égaux en tant que personnes libres, nous devons avoir même droit au pouvoir), mais elle est aussi le but recherché : Il faut renforcer, réaliser le principe (ce qui le rend insupportable aux oligarques : crainte du "nivellement")
Mais on voit que l'élimination des personnes qui sortent trop du lot est également une pratique des tyrannies. Et en fait ce sont tous les régimes qui ont besoin pour fonctionner correctement d’une relative homogénéité de leurs membres. Celui qui se distingue trop ne peut plus être un membre de la communauté, car il risque de déséquilibrer le jeu, en concentrant trop de pouvoir.
Voilà pourquoi celui qu'on croit dépasser trop nettement les autres en puissance, par la richesse, ou les réseaux, ou je ne sais quelle autre force politique, on l'ostracise. Il est question ici de dunamis : influence, pouvoir, crédit. C'est la chance concrète d'accéder au pouvoir, mais qui n’est plus ici une forme institutionnelle : il est rapproché de la force, tandis que l'archè est compris comme fonction, déterminée, insérée dans un jeu de fonctions, réglée. Mais ces deux concepts de pouvoir, comme force et comme fonction ne peuvent être nettement distingués, ils se recouvrent.
La question vaut en fait tout aussi bien pour les régimes corrects : les diverses parties doivent jouer ensemble, ne pas se gripper par des accroissements qui rompent les proportions. Mais, dans la pratique politicienne, l'ostracisme s'est vite réduit, en fait, à une arme partisane servant à éliminer des adversaires.
Les exemples que l’on pourrait prendre dans notre vie politique, de l’opportunité d’une mesure telle que l’ostracisme, surabondent. Voyez les positions constituées comme incontournables des Macron, Le Pen, ou Mélenchon. Les partis, du moins ceux qui entendraient rester des outils pour des multitudes, pourraient gagner à s'inspirer de cette pratique.
Mais, si se manifeste malgré tout parmi nous une nette et incontestable supériorité de vertu ? Quelqu'un qui ferait tout largement mieux que les autres? On ne va quand même pas l'exiler, et on ne peut l’intégrer comme une simple partie à un ordre : reste à l'accepter comme roi.
C'est ce qui introduit à l'étude de la royauté, qui commence au chapitre 14.