(chapitre 14)
Ainsi, le chapitre précédent avait débouché sur une étude de la royauté. Celle-ci avait pourtant semblé disqualifiée au chapitre 10 ? Mais c'était sous la réserve que la population ne soit pas trop abaissée, qu’elle soit capable de prendre en charge ses affaires. Or elle peut, malheureusement, se trouver dans cet état. Et même son élite peut l'être, relativement à une excellence hors pair. Si telle personne est, de loin, meilleure que toutes les autres, ne faut-il pas, si on n'a pas pu, ou pas voulu, l'exiler, l'admettre pour roi ?
Plus généralement qu'à un point de vue strictement politique, cette étude de la royauté vaut pour toute situation de grande dissymétrie, plus ou moins méritée, de la répartition du pouvoir dans un groupe.
C'est aussi dans un sens la poursuite de l'étude de l'ostracisme : la royauté étant ce qui peut arriver en cas de son échec, ou de son absence, quand on a négligé de préserver la communauté d'une trop grande concentration d'avantages dans les mêmes mains.
Le chapitre passe en revue quelques variétés, ce que divers régimes ont pu accorder en fait de pouvoirs à leurs « rois », mais l’étude se concentrera en fait sur le cas de la « Pambasileia » c’est-à-dire à peu près la monarchie absolue. C’est en somme le pouvoir "économique", examiné dans le premier livre, du maître de maison sur les membres de sa famille, mais transposé à l'échelle politique. On peut donc appeler cela du paternalisme.
(chapitre 15)
Critique de la royauté. Le point de départ de cette étude est le suivant :
Vaut-il mieux être dirigés par le meilleur homme, ou par les meilleures lois ?
Reprenant un problème posé par Platon, Aristote en fait l'occasion d'une appréciation de la portée des lois sur un ordre social, qui sera un trait déterminant dans les recherches plus fouillées de IV sur le système des régimes.
Les partisans de la royauté s’appuient sur une critique de la loi : dans toute pratique, s'en tenir étroitement, aveuglément, à la lettre, est stupide ("c'est l'règlement"). C'est pourquoi, également, la loi n'a qu'une fonction secondaire dans l'Éthique : On ne s'y contente pas de chercher des lois, des règles, pour la conduite. (Plus généralement d’ailleurs, agir bien n’est pas suivre de bonnes règles. Ce qui est dit du roi vaut plus largement pour la véritable vertu. La loi, pour les bons, n'est encore qu'un b-a ba.)
Mais une critique du pouvoir personnel a autant d’évidence : La loi a l'avantage d'être épurée de tout ce que des passions trop humaines peuvent fausser dans les jugements, les décisions.
Le roi, s'il est bon, c’est-à-dire en somme s’il mérite ce titre de roi, doit être en même temps législateur. Mais, là où la loi s'applique mal, et on sait qu’il y a toujours de tels cas, puisqu’elle est, inévitablement, insuffisante, qui doit décider ? Le meilleur ? Ne vaut-il pas mieux plusieurs bons ? Nous retrouvons ici l'argument du chapitre 11 établissant la supériorité d'une assemblée sur le meilleur individu. Parce que l'assemblée peut produire quelque chose de valable à partir des divers points de vue, et qu’en outre elle est moins facilement corruptible (par la colère ou la faveur par exemple) que l'individu, comme un fleuve absorbe mieux une pollution qu'un ruisseau.
(Cette affirmation vient à l’encontre de représentations très répandues de foules agissant irrationnellement sous le coup de la passion, enragées de haine par exemple.)
À la condition que nous soyons un assez grand nombre de personnes libres, et dignes de l’être (toujours la réserve sur la qualité minimale des membres de l'assemblée).
Mais, dès qu'il y a nombre, il y a partage, lutte, ce qui n'arrive pas si un seul décide.
Ce nouvel argument en faveur de la concentration du pouvoir semble contredire ce qui vient d’être dit sur la moindre corruptibilité du nombre relativement à celle de l'individu. Cette hypothèse favorable au nombre supposait en fait une assemblée qui ne soit pas trop portée à des divisions hostiles. Car alors en effet rien n'est plus passionnel que des partis qui se déchirent en cherchant à se dominer.
Mais, puisque vous, les royalistes, vous vous accordez la facilité de supposer un roi parfait, pourquoi ne supposerions-nous pas, nous, une pluralité bonne ? Nous avons même un avantage: nous n'en exigeons pas l'excellence de tous les membres, il nous suffit même qu'elle soit moyenne, pas trop polarisée, partialisée.
D'ailleurs, historiquement (Aristote fait là une petite esquisse des transitions entre régimes politiques), c’est bien en général un passage de la royauté à l’aristocratie que l’on observe : On part d’une situation où un individu s’est distingué nettement (par la conquête par exemple, ou la remise en ordre d’un chaos), mais par la suite il advient que plusieurs parviennent à un niveau comparable en vertu; : ils ne peuvent plus dès lors accepter la domination d'un seul, et cherchent quelque manière de partager le pouvoir, quelque chose de commun, et ainsi instituent une première forme de "république".
Et peut-être est-ce aussi la situation quand le moment est à redéfinir la vertu. Se fait alors sentir le besoin de redessiner le régime, en fonction de ce qui est valorisé, et de la répartition de cette vertu dans la population. Mais, pour rester au schéma historique d'Aristote, c'était la valeur militaire, le noyau de la vertu (voir au début du livre VII où une vertu en fait toute militaire est qualifiée de « politique »), et cette aristocratie, plutôt déjà oligarchique, mais pour laquelle la valeur tient plus à la force qu’à la richesse, est plus proche de la féodalité que de la démocratie. Mais c'était malgré tout une première esquisse grossière de république, puisque le pouvoir y est déconcentré, que cela est relatif à la situation de départ, qui était monarchique, avec un pouvoir de type ouvert (même si cette ouverture est fort restreinte, quelque chose comme un Conseil des Grands.)
Ainsi on voit apparaître ce terme de république dans un sens large, quoique pas tout-à-fait générique : il englobe tout ce qui se démarque du pouvoir d'un seul, en commençant par l'aristocratie. Tout ce qui ressemble plus à la Cité elle-même (polis-politeia), quand le pouvoir sur elle-même en émane, ne s'est pas constitué en pouvoir surplombant et séparé.
Mais ces aristocrates, une fois bien établis, devinrent, selon le cours ordinaire des choses, plus médiocres, eux-mêmes ou leurs descendants, se mirent à profiter des affaires communes pour eux-mêmes, et voilà l'aristocratie (ou première forme de république) dégradée en oligarchie. C’est la richesse qui compte alors avant tout. Et de là, car l’oligarchie est par nature instable, les richesses se concentrant en des mains de moins en moins nombreuses, on arrive à la tyrannie. Puis de la tyrannie à la démocratie. La grande taille des cités les pousse du côté de la démocratie.
La fin du chapitre parcourt quelques difficultés propres au régime monarchique : la question de la succession, celle de la garde.
(chapitre 16)
Cas de la monarchie "absolue" pambasileia
Retour à la critique du pouvoir d'un seul sur ses semblables. Pour des semblables, il n'y a pas de raison pour que les uns dirigent et les autres soient dirigés (voir l'approche de la démocratie dans VI, sauf qu'en VI se montre une tendance "moderne" au retrait : non pas le partage du pouvoir, mais l’indifférence à celui-ci (tant qu’il ne passe pas certaines bornes), au profit de ses propres affaires.) Et donc il convient qu'il y ait des rotations aux positions de pouvoir. Et ceci, c'est déjà de la loi. Une certaine mise en ordre, c'est de la loi.
Le roi devra être garant, gardien des lois.
Demander à la loi de diriger, c'est demander au dieu, à l'intelligence, de diriger, tandis que l'homme apporte avec lui ce qu'il a de déraisonnable. La convoitise, par exemple, et la colère, qui fausse les meilleurs eux-mêmes (On verra en IV11 que tout écart important à une position normale, moyenne, dans une société, amplifie le côté passionnel.) La loi, elle, est comme une intelligence sans désirs. De l'intelligence, épurée de ce qu'elle traîne avec elle de passionnel quand elle est incarnée, individuée ; reste un impersonnel, désintéressé, "il faut".
La loi fixe, ou du moins encadre les moeurs, et par là les variétés de pathos qui peuvent se produire et influer sur les conduites. Mais elle ne peut se substituer à l’intelligence pratique, qui s’appuie sur la prise en compte concrète des situations singulières. Elle fournit un cadre à l'exercice cette intelligence-là.