Nous sortons du cinéma, où nous a entraînées la réputation comique d’un film sur notre génération de soixante-huitardes… Une minute impitoyable y trahit sur grand écran un groupe de sexagénaires ondulant au rythme torride de "la chenille", bras nus relevés, dans leur dernier dancing avant l'Ehpad…
Nous n’avons pas tant changé… mais...
Au restaurant qui nous tend ses fauteuils, Camille a déroulé pour moi un autre film...« son film » dont je connaissais bien des épisodes, bien sûr, mais que le si long temps passé invitait à compléter. Ainsi, en remontant loin dans sa mémoire, elle me fit découvrir que :
« Toute la fratrie avait pris l’habitude de rentrer de l’école en passant par le village des futurs beaux-parents de Gisèle. Camille venait d’avoir cinq ans. Elle avait passé la journée chez la mère du fiancé, généreuse paysanne qui lui faisait des crêpes et racontait des histoires des bêtes et de forêt. Profitant de la visite des enfants, elle envoyait ce jour-là, à la mère de sa future bru, une belle lapine, « pleine » comme on dit, promesse d’un élevage conséquent...
Camille, Françoise et Gisèle accompagnée de son promis, s’en revenaient donc à pied par la grand route, en poussant leurs vélos pour rallonger le plaisir d’être ensemble. Philippe, neuf ans, goûtant peu aux histoires d’amour et de filles, venait de faire une échappée sur son petit bolide. Le soir tombait doucement. Au bout de la route, on voyait la charrette du Père Louis, avec son âne.. .
Une grosse traction-avant noire dépassa le petit groupe, à vive allure. On entendit un crissement aigu, très fort, un bruit pas naturel, dont on n’a pas l’habitude à la campagne… et Camille vit dans un éclair le vélo de Philippe sauter en l’air… Tout le groupe se mit à courir, sauf Camille à qui on avait refilé le grand sac avec la lapine… comment courir, à cinq ans, en traînant une lapine de plusieurs kilos, qu’il n’était pas question d’abandonner, on lui avait fait confiance …
Grâce à la lapine, Camille ne vit pas ce qui était arrivé, ce 14 mars 1950, sur la route de Saint-Germain… ou du moins, elle ne me l’a pas raconté...Elle essayait bien d’avancer, mais le sac si lourd battait ses petites jambes… Elle ne saurait pas ce qui se passait là-bas, à deux cents mètres. Il faisait sombre maintenant, on ne voyait que les feux de la grosse Citroën arrêtée, et des ombres autour…Camille ne revit jamais Philippe, sinon sur la photo en verre de la tombe quand on allait « voir le petit frère » …
Camille ne comprenait pas comment Philippe pouvait être « au ciel», sur les nuages qu’elle scrutait longtemps, jusqu’à ce qu’ils s’effilochent..., et pourquoi on avait si souvent rendez-vous au petit jardin du cimetière, où il n’y avait que cette photo de son frère, riant dans son pull-over à rayures multicolores, tricoté par Gisèle et leur mère, pendant la guerre, avec des restes d’autres pulls détricotés...
Plus de vélos, plus d’éclats de rire, plus de cache-cache, ni de gros mots … La maison si animée s’endormit dans le silence ; elle fut vendue bientôt...impossible de rester dans cette maison dont les fenêtres s’ouvraient sur le lieu de l’accident, en bas du chemin…
Gisèle, Françoise et Rose, leur mère, préparaient le mariage, que l’on ne repoussa pas. Les voisins disaient que ce mariage sauverait toute la famille...Camille ne participait pas aux préparatifs... Et elle se rendit compte à quel point elle était petite, et seule et sans importance…
Elle chercha les derniers jouets de Philippe, qu’on avait fait disparaître pour éviter qu’ils sautent à la figure de chacun …. Vélo, train électrique, lance-pierres, et même le cheval à bascule, marqué par les chevauchées de toute la tribu, tout fut condamné dans un coin inaccessible du grenier. Camille ne sauva de la tempête que la petite flûte de Pan que Fifi avait bricolée avec des branchettes de sureau qu’il avait soigneusement évidées…
Le déménagement en ville occupa tout le monde et fit espérer une vie différente. Les parents supportaient au contraire de plus en plus mal les enfants. On mit Camille à l’école maternelle, en ce milieu d’année scolaire où elle fut « la nouvelle » mal accueillie par les petits groupes déjà formés. Et son père oubliait d’aller la chercher, le soir, tandis que sa mère s’assommait de tranquillisants…
Madame Cambéret balayait les classes jusqu’à 18 h, et connaissait, comme toute la bourgade, le malheur de cette famille. Elle restait toujours avec Camille, en attendant que Pierre, hébété de chagrin, s’aperçoive qu’il avait encore une enfant qui l’attendait. Alors il quittait enfin son atelier où, avant que l’industrie s’en mêle, il faisait déjà de l’électronique… sa dévorante passion.
Rose fut très bien accueillie dans ce quartier un peu excentré . Dans cette rue Racine, il y avait des gens de tous les âges, et plusieurs familles avec enfants. Alain, huit ans, était le fils du boulanger, Guitou, quatre ans, avait un grand frère qui tenta de faire la conversation avec Françoise, sans grand succès... Mais Ginette, la belle voisine d’en face, avait un petit garçon qui s’appelait… Philippe...Il n’avait que quatre ans à peine, et se présentait comme « Pili», diminutif immédiatement homologué par toute la famille…
Pas de fille à l’horizon, mais l’empreinte laissée par son frère poussait Camille à rechercher l’espièglerie et ce qu’on n’appelait pas encore le machisme (protecteur, à cette époque...), chez ces galopins qui entouraient beaucoup cette petite fille solitaire débarquée dans leur domaine…
Leur domaine, c’était « le chantier », aire de stockage des grumes et bois de construction du marchand de bois et charbons local. Juste en face de la nouvelle maison, à côté de celle de Ginette...Et Camille pouvait jouer dans le chantier, sous la surveillance de cette jeune femme, et de Rose, qui voyait tout de ses fenêtres, au dessus de l’atelier de son mari.
Le chantier ! ...Cache-cache et balançoires improvisées en mettant des planches en travers d’un tronc ou d’une poutre... et, quelques années plus tard, « bois fumant », petites branches sèches que les garçons allumaient d’un geste mâle en puisant dans une grosse boîte d’allumettes ménagères détournée subrepticement.. .
..Jamais aucun accident dans le chantier..où un ou deux camions hors d’usage faisaient des cabanes idéales, ou même un site d’entraînement pour des 24 h du Mans profondément enracinées dans la boue et les herbes folles...
Premier amour de Camille, rêvé à huit ans : Philippe (bien sûr ! ) Lemaire, dont les photos découpées dans Cinémonde, tapissaient le cahier « de cinéma » de Françoise...Mais cette passion fut sans espoir puisque ce Philippe-là était déjà marié, et... avec Juliette Gréco… !
Avant encore, Jeannot l’avait fait rêver, lui qu'au mariage de Gisèle on avait donné comme cavalier à Françoise, onze ans, tandis que Camille s'était trouvée appariée à Robert, plus jeune qu'elle… .N'importe quoi ! ….
Puis, en colonie de vacances, était apparue Marthe, Marthe, blondinette bouclée comme un petit mouton, silencieuse et douce, qui ne quitta pas, ou presque, Camille pendant un mois de châteaux de sable et de cachettes dans les dunes... Mais on n'avait pas retrouvé l'adresse de Marthe dans la valise du retour, et Camille la regretta toute sa vie....
A l'école commença le "harcèlement", sport collectif très ancien... Camille, dont les parents étaient l’un et l’autre émigrés, portait un nom imprononçable à l'école primaire, et que ses ennemies avaient transformé en "Guêpe" ... Elle devint donc "La Guêpe", ce qui faisait les bruyantes réjouissances des récréations, surtout quand, après un ballon reçu en pleine tête, les lunettes de "la Guêpe" se retrouvaient réparées au fil de fer…
Quelques institutrices républicaines rectifièrent la trajectoire douloureuse en trouvant des qualités à l'hyménoptère malmenée. Des notes glorieuses s'accumulaient, ...peut-être un peu gonflées à l'hélium... allez savoir ....?
Et rapidement, les ennemies de la veille devinrent des compagnes aimables et assidues, pourvu que les exercices de grammaire ou de calcul de La Guêpe restassent lisibles, depuis les places de droite, de gauche ou même depuis la table de derrière... Camille laissait faire, se prêtant même au jeu, pour avoir "des amies", sans avoir d'illusions...
Le système, bien au point, fonctionna jusqu'en cinquième... Là, une des "groupies" empruntait carrément le cahier pendant l'intermède de midi au prétexte qu'elle n'avait pas le temps de noter les corrections en classe et craignait des orages en cas de contrôle mensuel. Camille accepta…
Jusqu'au jour où, forcément, Jacqueline, la riche groupie qui changeait de manteau tous les hivers, (quand Camille usait jusqu'à la trame ceux de ses aînées), Jacqueline donc, ne revint pas en classe l'après-midi, laissant Camille sans cahier ni exercices à présenter... Madame Cantarel, professeur de français s'étonna beaucoup, et ne chercha pas à vérifier les explications compliquées de Camille, qui manquait complètement d'imagination dans ce domaine.
La sanction qui s'imposa fut de faire corriger l'exercice "sans filet" par Camille, qui s'en sortit honorablement...Ainsi prit fin le commerce des commentaires de textes ...
Á treize ans, à l'occasion d'un autre été, Frédéric et le petit André réussissaient à amuser Camille. Frédéric était arrivé dans ce camp de vacances avec Marianne, sa sœur aînée, une "grande", qui impressionnait beaucoup Camille. Les adresses ne furent pas perdues, et quelques cartes postales s'échangèrent, entre Frédéric et Camille, Marianne ne s'intéressant pas aux "petits"...
.Une carte retint l'attention scandalisée des censeurs d'une institution très comme il faut, où le garçon, un peu turbulent, avait été placé. Frédéric écrivait à sa complice "chère vieille branche", avec quelques autres qualificatifs semblablement compromettants...
Les parents de Camille s'en amusèrent par la suite, mais pas ceux de Frédéric, alertés par le censeur de l'internat "curatif" … Ces bourgeois modèles jugèrent que "le mal" se faufilait par la Poste dans cet établissement au dessus de tout soupçon…
Il convenait donc de prendre d'urgence les mesures appropriées pour protéger leur enfant du démon. Les parents de Frédéric se précipitèrent alors chez Camille, preuves à l'appui...
Journée mémorable : à la sortie du collège, une longue voiture attendait Camille, avec dedans une belle dame en volumineux manteau de faux vison, très impressionnant. En haut, des cheveux platine au brushing impeccable, et en bas des escarpins blancs, avec les bouts noirs vernis, à la dernière mode. Hollywood tout entier parachuté dans ce petit patelin montagnard…
La dame fonça sur Camille qu'elle obligea à monter dans son palace roulant, après quelques propos agressifs pour faire connaissance...
Les parents de Camille, épouvantés, trouvèrent sur le champ une "solution" lourde assez pour calmer la furie hollywoodienne, qui n'hésitait pas à qualifier leur petite de "fille pervertie"...A l'autre bout du département, une cousine était surveillante dans un collège avec internat.
Le père conclut par téléphone l'entrée derrière les barreaux pour la gamine ahurie... qui y passa six mois à s'étioler et à perdre tous ses acquis en mathématiques, qu'elle aimait tant...Le professeur de là-bas confondant l'autorité avec la cruauté, et ne sachant obtenir le silence qu'à force d'humiliations et de punitions injustifiées…
Dans cette ville inconnue, Camille n’avait personne pour lui permettre des sorties hors de la cour de ce collège, cerné de murs à tessons de bouteilles. La cousine étudiante était bien trop occupée pour y faire face.. Pourtant un jour, dans le seul cinéma du lieu, passa "Jeunes filles en uniformes", avec la nouvelle étoile montante : Romy Schneider.
La cousine offrit donc deux billets de cinéma à l’exilée, qui n'avait plus qu'à choisir la compagnie qui lui plairait pour ce spectacle unique.
Camille n'avait pas encore d'amie au collège, Gaby était collante, Christiane gentille, mais avec d’autres préoccupations... Rolande était en Troisième, silencieuse et solitaire, elle n'avait pas pu aider pour les maths, mais cette faiblesse même avait rapproché les deux pensionnaires... Elles profitèrent donc ensemble du cinéma .…
Profiter est beaucoup dire, car l'histoire de ces jeunes filles dans un internat rigoureux de la Prusse de Bismarck collait trop à la réalité de l'emprisonnement de Rolande et de Camille ; et l'évolution des sentiments entre une jeune femme professeure et l'adolescente interprétée par Romy Schneider, parut un message codé à Rolande qui s'effraya de ce qu'elle prit pour une offre sentimentale... ou plus...
Cette séance de cinéma finit de verrouiller la solitude de Camille, dont les résultats atteignirent des abîmes insoupçonnés... L'année scolaire mouvementée semblait compromise.
De retour au bercail, l'équilibre se rétablit dans un collège de la ville voisine, et une vieille dame pleine d'humour rendit le goût des mathématiques à la rescapée de la bêtise…
Par contre, en grammaire, Camille se heurta à des formules d’analyse qui la déroutèrent complètement. On lui posait des questions dont elle ne connaissait ni les mots ni le sens évidemment...Pourtant elle avait les meilleurs résultats en orthographe et en composition française…
La jeune professeure cessa rapidement de l’interroger, enregistrant seulement les bons résultats de cette égarée de la terminologie grammaticale.
Camille découvrit plus tard, en lisant Cavanna, que dans les petits établissements scolaires ruraux, dits « cours complémentaires », de la Sixième à la Troisième, on parlait de noms, de sujets, de compléments, d’attributs ou d’épithètes, et d’articles, qui s’accordaient avec les noms qu’ils accompagnaient, sans plus de chichis...
Tandis qu’au « Lycée », dans les classes de même niveau, on parlait de déterminants, de groupe verbal et d’autres circonstanciels… etc. Terminologie aristocratique inaccessible aux petits gueux des campagnes.
Camille rêvait des farces de Fifi, des parties de cache-cache, des fraises qu’ils dévoraient toutes vertes, derrière la maison, du chat Glousy, qui aimait tellement Fifi et Camille, qu’il avait fait dix-huit kilomètres « à pattes » bien sûr, pour les retrouver, quand Pierre « s’en était débarrassé » après avoir un jour trouvé ses petites pièces d’électronique répandues partout sous ses établis…
Camille entendait encore la flûte de Pan qu’elle avait vue fabriquer et qu’elle ressortait en cachette quand elle était seule...…
En allant prendre le bus après les cours de son nouveau collège, Camille se trouva nez-à-nez avec André, le « petit » de la colonie de vacances, qui avait pris un paquet de centimètres.... André habitait à deux pas du collège des filles, dans un grand appartement où son père, tailleur, avait son atelier. Accueil chaleureux de la famille, André avait sans doute parlé de cette grande bringue qui aurait pu « lui manger sur la tête ». André allait au Lycée Technique Jules Ferry, ce qui impressionna beaucoup Camille, qui aimait tellement squatter l’atelier de son propre père.
Les questions des parents d’André à Camille, sur sa scolarité, sa famille, etc... leur confirmèrent que cette enfant sans frère en avait eu un pourtant… la mort de Philippe ayant eu un certain retentissement dans l’agglomération, par le drame lui-même, et par le procès qui s’ensuivit.
A cette occasion, Camille avait découvert ce qu’était un Tribunal. Et la voix de sa mère lui était restée dans les oreilles, criant qu’elle ne voulait pas vendre les restes de son fils…. quand l’avocat faisait de son mieux pour obtenir du chauffard à la traction-avant les plus forts Dommages et Intérêts possibles..
André avait des frères, mais pas de sœur… Et Camille cet hiver-là, vint souvent attendre son bus dans l’atelier du tailleur… Elle se sentait bien, Camille, dans cet univers de garçons, où la mère secourable lui « prêtait un petit frère » préfabriqué…
Elle se mit même à y croire, et à parler bientôt aux nouvelles connaissances de son « frère », qui habitait en ville pour être plus près du Lycée Technique… Mais ce conte ne prenait pas vraiment…
Françoise aussi s’était trouvé « un petit frère »… C’était Jean-Louis….dont la mère bavardait parfois avec Rose, rencontrée devant le kiosque à musique, au retour du cimetière, sous les platanes du cours Tracy...
L’apparition hollywoodienne n’avait peut-être pas complètement tort... Camille aimait la compagnie des garçons ...Mais pas comme le prétendait la tigresse, pas comme le craignaient ses propres parents traumatisés par la belle platinée.
Camille découvrit plus tard ce qu’elle appréciait chez les garçons, et qui leur valait son estime...C’était tout simplement qu’ils ne la traitaient pas comme ils faisaient de ces filles trop tôt maquillées, trop élégantes et sans doute trop riches. Camille était « un garçon manqué », et comme personne ne lui disait qu’elle était « une fille réussie », ce qui l’intéressait, c’était qu’on la considère comme l’égale des garçons …
Elle n’avait pas eu de poupée, et n’avait joué qu’avec celles que Françoise avait abandonnées, pour les raccommoder, leur recoller des cheveux, et même, avec un grand élastique, leur rendre bras ou jambes souvent arrachés, et soigneusement conservés par Rose, qui « ne jetait rien », en mère de famille nombreuse économe, qui avait vu la guerre…
Petite, elle avait bien eu un nounours, pour la tendresse ou les sévices, « doudou » avant la mode. Un jour, l’institutrice avait demandé à sa classe de CE2 de raconter un souvenir de Noël… Aimant très fort son ours, Camille avait noirci avec force pâtés toute une page du cahier mensuel ; elle avait même été précise dans sa description en parlant de l’ours « en punch »…
La maîtresse avait barré le mot insolite en le remplaçant dans la marge par « peluche ». Camille s’était sentie incomprise et seule au monde, victime d’une erreur carrément judiciaire ! Elle n’avait pas fait de faute d’orthographe, elle en était sûre ! Elle avait essayé d’expliquer que c’était bien un ours en « Punch », que c’était marqué sur l’étiquette attachée autour du cou de « l’animal » quand elle l’avait reçu... Une marque de jouets portait en effet ce nom, inusité alors, dans cette acception…
Le 1er mai, en Bourbonnais, tout le monde au muguet ! La terre est bonne, dans les forêts de Colbert, et en revenant de la belle de Tronçais, on ramenait toujours des pleines cagettes de muguet, que les enfants allaient vendre le dimanche à la sortie des églises et du cinéma..
Ce jour de 1961, Pierre organisa la sortie en haranguant toute la maisonnée. Il voulait bien perdre du temps sur son planning, mais refusait de voir les filles allonger les préparatifs devant le miroir ou en repassage ...Le ton monta… Camille reçut même une taloche, avec l’ordre d’aller au plus vite à la cave chercher des cageots…
Elle descendit l’escalier raide et sans lumière en pleine révolte… Pourquoi cette claque ? Elle n’avait rien fait de mal ! L’envie de forêt et de muguet s’envola avant d’atteindre la pile de cageots… Camille trébucha et se retrouva sur le tas de charbon en hurlant !… Elle se tordit, pleura, hoqueta, appela à l’aide… et Pierre descendit lui aussi dans la cave à peine éclairée par une ampoule barbouillée de toiles d’araignée et de suie…
« - j’ai mal, j’ai mal, j’ai trop mal... » gémissait la malheureuse sur son tas de charbon…
- tu es tombée ? Tu t’es cassé quelque chose ?
- j’ai mal au ventre…
- tu n’es pas indisposée ? ...demanda Françoise, descendue elle aussi aux nouvelles…
- mais non, c’était l’autre semaine, protesta la victime... C’est là, indiqua-t-elle, en désignant le bas de son ventre, côté droit...
- bon, tu vas pas rester là… dit Pierre, qui regrettait amèrement sa taloche…
Camille tente de se lever, aidée de Françoise, mais pousse alors un cri déchirant….
Pierre attrape sa fille comme un bébé, telle Scarlet O’Hara, vue au cinéma le mois dernier. La montée de l’escalier étroit est un peu hasardeuse, mais la douzaine de marches est bientôt vaincue…
On allonge Camille sur un divan, et on se jette sur l’annuaire téléphonique… ce 1er mai….
L’agglomération fait en tout presque 50 000 habitants, il doit bien y avoir un médecin qui ne soit pas au muguet ! …
Personne… personne…
Pierre appelle les pompiers, qui ont une bonne idée :
- « Il y a le vieux docteur Giraudoux, sur la route de Vichy. Il est retraité depuis longtemps, mais un médecin reste médecin ….
Pierre fonce, et ramène le vieux Giraudoux, qui certes, ne court pas vite, mais semble ravi d’être encore quelqu’un, et pas seulement le neveu de l’autre….Sa sacoche était encore prête à l’emploi, et son stéthoscope en parfait état…
- « tu n’as pas de fièvre on dirait... ça t’arrive souvent, ce genre de chose ?
- comme ça, non, mais ça me tire de ce côté, depuis un moment…
- depuis combien de temps ?
- un mois, ou un peu plus peut-être…
- des tiraillements comment ?
- Euh… comme une courbature…
- à quel moment ?
- quand je me lève ou quand je m’assois, en cours de gym aussi…
-A cet endroit là, je ne vois que l’appendicite… Tant qu’elle n’a pas de fièvre, il n’y a pas vraiment d’urgence, mais il faut lui trouver une place à l’hôpital ou en clinique. Surveillez bien la température, si la fièvre montait, il faudrait opérer « à chaud », et c’est risqué… Pas de cours de gymnastique jusqu’à la fin de la convalescence. Occupez-vous de lui trouver une place pour huit jours d’hospitalisation, sans retard, et tout ira bien…
Camille a séché ses larmes, elle est un peu « sonnée »... Elle songeait à la cousine de Prague, morte au cours de cette opération, pourtant considérée par tout le monde comme très simple…
Pierre ne pense plus à sa taloche, mais imagine le coût de huit jours d’hospitalisation, et de l’opération… Depuis leur installation en ville, le budget familial a fondu, et cet anarchiste ne cotise pas à la Sécurité Sociale….
La télévision s’installe un peu partout, il a travaillé un peu le sujet... très intéressant ...
Fin juin, Camille recevait dans une chambre personnelle, à la Pergola, la clinique la plus chic. Le chirurgien l’avait même félicitée :
- « Il est très joli, ton petit boyau !... »
en déposant le trophée, rose bonbon, sur sa table de nuit, dans un petit flacon de verre…
Si vous ne caftez pas, personne ne saura jamais ce que Camille m’a confié récemment en riant, un soir d’hiver : elle n’a jamais eu l’appendicite, mais seulement une idée fulgurante pour embêter son père, qui devenait violent sans raison, un certain 1er mai 1961… Plus tard, s’intéressant au bouddhisme, elle se demanda si l’impressionnante collection d’erreurs médicales qu’elle avait subies dans sa vie, n’étaient pas, question de karma, le prix du gros mensonge de son adolescence révoltée...
L’année suivante, l’entrée au grand « Collège » (devenu depuis Lycée mixte, classique et moderne), qui avait vu sur ses bancs, entre autres... René Barjavel, Claude Nougaro… etc… sembla enfin concrétiser les espoirs inavoués et même inconscients de Camille ...
Les devoirs de français n’étaient plus jugés sur analyse grammaticale, et les origines diverses des élèves, venus de tout le département, et de bien plus loin encore, présentaient un assortiment d’orthographes variées dont tout le monde s’accommodait : il n’y avait pas de dictée au bac ! Les contraintes du programme en empêchant l’exercice, les professeurs souffraient en soupirant, les élèves soupiraient ...de soulagement…
La classe de seconde « Moderne » fut riche de découvertes. Majorité de garçons dans cette classe.. Ni grossiers ni brutaux, timides même, devant le petit bataillon de filles qui risquaient d’être là pour briller en maths, et auxquelles il allait falloir se mesurer. Des filles tellement « filles », dont certaines portaient même des bas, tandis que les garçons venaient juste de troquer leurs culottes courtes pour des jeans, tout nouveaux sur le marché...
Les professeurs étaient surtout des hommes, déjà attentifs à l’égalité de traitements pour filles et garçons. Il y avait « Mouchodrome », alsacien au nom difficile à prononcer, et à qui son audace à présenter un crâne rasé à la Yul Brynner, avait valu ce sobriquet sur mesure. Inattendu Mouchodrome, qui, débarquant dans ce trou perdu d’Auvergne, s’apercevait que ses élèves ne connaissaient pas plus leur pays que lui-même, et qui, pour tous, s’employa à y remédier… Cours de sciences naturelles appliquées en évasions dans le passé et les souterrains de cette petite bourgade, si prisée de Louis XI… Minéralogie, architecture, histoire du Moyen-Âge, pour finir par la récente histoire la Résistance des Monts d’Auvergne et du Bourbonnais en particulier…
Mais cette Histoire-là, les jeunes la connaissaient, surtout si, comme Camille, ils avaient un de leurs parents au cimetière, où s’alignaient les tombes aux pierres barrées d’un ruban tricolore marqué « Mort pour la France » , datées surtout de 1941, 42,, 43, 44, et même 45… Il y a là-bas tout un « quartier » de maquisards, hommes et femmes (Anne-Marie Menut, Jean Lafaure etc...) que les amateurs de malveillance devraient bien visiter pour cesser enfin d’étiqueter comme « collabo » toutes cette population de Vichy et en particulier de ses environs, qui a pris tant de risques pour sauver tant de gens en danger de mort, juifs ou résistants… On célèbre d’ailleurs régulièrement le rôle du chef d’orchestre Roger Désormière, né à Vichy…, dans la Résistance de la Montagne Bourbonnaise...
Extrait de "La Montagne" du 7 juin 2020 :
Journée Nationale de la Résistance
Daniel LEVIEUX
7 juin 2020
Le 27 mai dernier, le comité de Vichy – Montagne Bourbonnaise a honoré la mémoire de Roger DESORMIERE
Lucien Séchaud et Gérard Labonne (adjoint au maire de Saint-Yorre) ont présidé cette cérémonie avec un dépôt de gerbe au pied de la plaque mentionnant l’engagement de Roger DESORMIERE, et une prise de parole devant le public restreint selon les exigences des règles sanitaires du moment.
Discours prononcé par Gérard LABONNE
"Ce 27 mai, journée nationale de la Résistance, rend hommage à toutes ces femmes et tous ces hommes qui ont combattu l’envahisseur nazi et ses supplétifs.
L’engagement de ces combattants a été l’honneur de la France au moment où les forces réactionnaires de notre pays se faisaient complices de l’envahisseur et de la mise à mort de nos libertés.
Cette résistance que le Conseil National de la Résistance définissait en mars 1944 comme étant- je cite – « née de la volonté ardente des Français de refuser la défaite, la Résistance n’a pas d’autre raison d’être que la lutte quotidienne sans cesse intensifiée. Cette mission de combat ne doit pas prendre fin à la libération. Ce n’est en effet qu’en regroupant toutes ses forces autour des aspirations quasi unanimes de la Nation que la France retrouvera son équilibre moral et social et redonnera au monde l’image de sa grandeur et la preuve de son unité ».
Oui, la résistance a d’abord été un refus de la défaite et de ses conséquences et une entrée volontaire dans le combat. Et il a fallu du courage à ces combattants de l’ombre pour avancer sur le chemin de l’honneur au péril permanent de leur vie ; il en fallu de la volonté à ces pionniers de la liberté pour se faire entendre, éclairer les raisons du combat, dissiper les mensonges, la désinformation.
Roger Desormière, ce Vichyssois qui apprenait la musique au Conservatoire de la Semeuse à Cusset était un des leurs ; chef d’orchestre brillant, compositeur qui a côtoyé les plus grands musiciens de son époque était aussi un fervent communiste, ami de Thorez, Aragon et Picasso. Alors que le PCF était dissous depuis septembre 1939, il entra dans la Résistance et devint membre fondateur du Front National des Artistes pendant l’occupation ; il est de ces Vichyssois qui fit honneur à sa ville, à son pays, à son parti, à coté d’autres figures locales engagées dans le même combat, sur place, contre l’occupant, comme Jacques Guillaumin, directeur de l’école Paul Bert qui, arrêté en octobre 40, fut une des premières victimes de Pétain. Pour leurs actes et leurs engagements au service de la liberté, ces hommes mériteraient la reconnaissance de la ville et du territoire. Le devoir de mémoire ne peut être sélectif.
Il y a eu un grand nombre de gestes héroïques dans ce bassin thermal de Vichy, parfois anodins ; les historiens, les associations d’anciens combattants en font état dans de nombreuses publications ; ce qui montre le danger de considérer Vichy uniquement comme le siège du gouvernement de Pétain, le bassin thermal a été aussi un territoire de résistance ; ainsi, 80 députés ont refusé, en juillet 40, de voter, dans cet opéra de Vichy, les pleins pouvoirs à Pétain. Ces hommes courageux ont sauvé l’honneur des partis radicaux et socialistes qui avaient soutenu le Front Populaire et qui, majoritairement ont cru en Pétain.
Toute cette période de combats, de sacrifices, conduits par des femmes et des hommes de tous horizons et de croyances différentes, a contribué à la création, en 1943, en pleine guerre, du Conseil National de la Résistance réunissant huit mouvements de Résistance, six partis politiques et deux centrales syndicales. Concrétisant leur vision de la résistance, ils ont rêvé de construire les jours heureux, ils ont imaginé la France de demain et cet incroyable défi, ils l’ont réalisé.
Deux ans après, dans une France en ruine, un gouvernement réunissant des ministres gaullistes, de la SFIO et du PCF, reconstruisent le pays en faisant le choix de mettre en œuvre des avancées sociales, économiques et politiques majeures, complétant les conquêtes, quelques années plus tôt, du Front populaire : les femmes votent pour la première fois le 29 août 1945, la Sécurité sociale est inventée et mise en place, tout comme notre système de retraite par répartition, le gouvernement nationalise les Houillères, Renault, les banques de dépôt et la Banque de France, l’électricité et le rail. Le droit à l’éducation et à la culture pour tous est instauré.
Aujourd’hui, ces résultats sonnent à la porte de la sortie de crise sanitaire que nous traversons ; le CNR fait résonner l’espoir qu’une autre vie est possible après une crise.
À l’heure où touts le monde s’interroge sur les moyens de reconstruire le pays, l’action du CNR et son bilan montrent que l’on peut changer de modèle économique, renforcer les solidarités nationales, préserver la planète, agir pour la paix et le désarmement et mettre l’argent au service de l’humain. C’est l’enseignement majeur que le Conseil National de la Résistance nous apporte en cette année 2020.
A nous de l’entendre et de le traduire en actes." Daniel Levieux
Mais le plaisir de médire est puissant...D’ailleurs, les nombreux hôtels de la région (construits pour accueillir les malades du foie, les diabétiques, les arthritiques..., et avant même que Napoléon III ne jette son dévolu sur la ville), ces hôtels semblaient confirmer la rumeur…" Une telle richesse, étalée pour ceux qui ne travaillaient pas, ne pouvait être que la marque de la corruption, de la collaboration donc"… répètent encore ceux qui font semblant de savoir…
Que l’hôtellerie vichyssoise, seule assez importante pour loger tout un « gouvernement » , ait subi cette installation comme une véritable malédiction, depuis l’occupation et pour toute l’Histoire, cela n’arrête pas vraiment la diffamation …
Et Gisèle et Françoise parlaient souvent de « la pension » où elles avaient passé la guerre, sans doute cachées par Mademoiselle Mercier, directrice du Cours complémentaire » et Madame Flouzat qui en gérait l’internat et le Centre d’Apprentissage féminin annexé. Là, on a dû faire passer Françoise pour la fille ou nièce des époux Flouzat car elle n’avait alors que cinq ans tout au plus… pas du tout l’âge de mettre des enfants dans un pensionnat de l’Education Nationale. C’est sans doute ce qui valut à Mademoiselle Mercier la reconnaissance éternelle de Rose, qui lui envoya toutes ses filles les unes après les autres, même quand il n’y avait plus le danger de l’envahisseur nazi…
Il circule encore, dans cette famille, une histoire que Camille m’a apprise récemment : l’histoire des cartes d’alimentation…
Rachel, la mère de Pierre, faisait des tournées de séjours « alimentaires » entre ses six enfants, dès après le mariage de son petit dernier. Chaque « visite » ne durait jamais plus de quelques mois, la mémé ressemblant trait pour trait, et surtout mots pour mots, à ce personnage de mama sépharade immortalisé par Marthe Villalonga aux côtés de Guy Bedos.
Rachel ayant cinq garçons et une fille, ça lui faisait beaucoup de belles-filles à détester, et elle s’y employait avec application.
Le tour de Pierre et de Rose arriva en 1943...Rachel était diabétique. Rose, ne voulant pas retourner le fer dans la plaie de la vieille gourmande, utilisa sans rien dire les cartes de rationnement de « Pain et Sucre » de sa belle-mère pour faire des gâteaux aux enfants, seule création culinaire qui laissât à sa tribu des souvenirs émus...Le système fut vite éventé, et Rachel, furieuse, décida d’aller porter plainte à la police. Et à dix km de la police pétainiste de Vichy, elle fut accueillie par le brigadier Lefiat qui l’écouta patiemment, la calma, et la rassura comme il put :
« Madame, je m’en occupe personnellement ! Retournez chez votre fils et n’en parlez à personne, sinon, cette affaire me sera retirée et je ne pourrai plus rien pour vous ! Ça va prendre un peu de temps, mais on va y arriver, faites-moi confiance ! On se connaît, ne vous faites pas de soucis ! ».
Quelques semaines plus tard, Pierre, alerté par Lefiat, et épuisé de devoir défendre sa mère et sa femme, l’une contre l’autre, fit les bagages de Rachel qu’il conduisit chez sa sœur, près de Montauban...A la fin des années 50, elle mourut paisiblement de vieillesse, sans avoir jamais imaginé à quel danger toute la famille avait échappé grâce au brigadier Lefiat.
Dans le célèbre Collège devenu Lycée, il y avait aussi Sansorgné, professeur d’histoire et géographie...l’air un peu nounours, qui accueillait les élèves dans une salle glaciale, avec une étincelle rigolarde dans l’œil. Il réussissait à faire rire aux larmes et en silence les trente cinq potaches qui n’auraient manqué pour rien au monde les performances pédagogiques de « Sanssor »…pince-sans-rire inégalable...
Car il ne récoltait jamais de chahut, Sanssor… La belle réputation de cet établissement interdisait à ses acteurs la moindre entorse aux bonnes manières scolaires. Ceux qui comprenaient ses astuces souvent scabreuses faisaient semblant de n’avoir rien entendu ni compris, et continuaient, cachés derrière le dos du voisin de devant, à hoqueter de rire silencieusement...
Le très sérieux programme de géographie traitait des techniques architecturales, des matériaux utilisés, de tout ce qui, finalement, caractérise nos belles provinces, et rend chacune reconnaissable à ses toits et clochers, au patchwork de ses cultures étirées sur ses collines …etc...
Sanssor avait donc mis au point un plan fixe de son cours, adaptable pour chaque leçon. Excellent moyen mnémotechnique pour rendre toute « question de cours » inoubliable, qu’il s’agisse de ruralité, d’urbanisme, ou d’implantations industrielles… Et sans doute les potaches de ces années 60, devenus vieux, font-ils encore les joies des réunions d’anciens en rappelant les interrogations orales de Sanssor :
« Vo-yons voir…. Vi-doooot ! venez donc nous décrire l’Habitat Rural en Limousin ! »
- Chais pas M’sieur, c’est loin... et j’le connais pas…
-C’est bien ce que je vous reproche ! Vous me copierez la leçon…
- Voyons donc…Mademoiselle Rimbert... vous souvenez-vous de l’Habit-at Urbain dans le sillon rhodanien ?
(1) il n’est peut-être pas inutile de traduire le questionnement de Sanssor : il interrogeait perfidement sur « la bite à Rural et la bite à Urbain », personnages plus ou moins fictifs de sa pédagogie !
Ceux qui avaient résisté au sacrifice de Vidot s’étouffèrent carrément devant la mine épouvantée de la jeune fille, (la plus distinguée et surtout la plus timide de cette section), qui se demandait pourquoi elle déclenchait pareille réaction avant d’avoir pu articuler un seul mot. Et la malheureuse, muette, était renvoyée à sa place, accompagnée de la moue désolée de Sanssor...
Il y eut aussi, hélas, Toto-le-matheux, le sadique qui ressuscita avec délectation, les cauchemars de Camille et de tant de brouillés avec les mathématiques modernes…
En Terminale, le rêve de Philosophie s’écroula… Le cours tant attendu se limitait à une lecture, à haute voix par les élèves, du manuel anté-diluvien « Cuvillier », ce qui permettait au professeur de digérer paisiblement « Le Monde » du jour précédent… Pratique quasi magique, car quand un lecteur ou une lectrice écorchait un mot, ou sautait une ligne, le professeur l’alpaguait cruellement. Comment faisait-il pour suivre à la fois le manuel et les articles de Beuve-Méry ? Il devait savoir ce fichu Cuvillier par cœur…
Mais magie ou pas, les élèves étaient trop déçus, et se vengeaient comme ils pouvaient… Le sport le plus pratiqué dans ce but était le lancer de parachutes. Dispositif créé à base de mouchoir léger et d’un chewing-gum assez gros et bien gluant, réunissant les quatre coins du mouchoir. Quelques spécialistes se chargeaient du lancement des projectiles qui restaient alors fixés au plafond par le chewing-gum, laissant pendre le reste du mouchoir comme un petit sac plein de mystère... Le fond de la classe se prêtait naturellement le mieux à l’opération d’applafondissage du presque-drone, si le regard du professeur était assez captivé par « Le Monde »… Ainsi, le plafond du fond exhibait les succès des cours de philosophie…
Il y avait aussi la course des « petits papiers » : Le Canard Enchaîné de l’époque, en pleine guerre d’Algérie, avait beaucoup plus de succès que le Cuvillier ! Mais pas dans la forme intégrale bien sûr. Les potaches découpaient ou recopiaient (pour les plus respectueux du Volatile..) les phrases perfides et salées de l’Album de la Comtesse, et les faisaient circuler dans la classe, pour ne pas perdre complètement leur temps… Fatalement, un jour, le prof saisit au vol une de ces contrepèteries ambulantes…
Que croyez-vous qu’il arriva ? Impossible au professeur et philosophe respecté de se venger administrativement du potache... Ni colle ni zéro possibles… Alors, attrapant une craie, le professeur traduisit en toutes lettres le message canardesque, au tableau et en gros !… Puis, forfait accompli, il plia cérémonieusement « Le Monde », et se lança, « rien dans les mains, rien dans les poches... » dans un commentaire brillantissime de la page du jour, qui célébrait Spinoza.… Ce fut le début de cours de philosophie dignes de ce nom...Mais il était bien tard…
Avant l’Album de la Comtesse, la salle 9 et ses cours de philo servaient aussi de dortoir, derrière les épaules les plus larges des voisins complices. Ce pouvait devenir aussi une salle d’étude, avec les solutions des problèmes de maths du jour, ou autre pensum en retard. Ainsi Camille profita de la réunion de tous ces fins lettrés pour mendier du secours indispensable aux versions latines qu’elle tenait à maîtriser. Il faut dire qu'elle s’était initiée au latin, en téméraire incomprise, cette-année là seulement, rêvant de continuer ensuite en Faculté...Pour ça, elle potassait « le Cayrou de 4ème », valeur absolue en la matière. Elle tomba sur un os dont elle fit circuler la copie sur un petit papier, en direction des privilégiés qui avaient eu l’honneur de latiniser depuis leur plus jeune âge…
« tocle » kezaco ????
Personne ne savait… On lui demanda le contexte...
- Ben, c’est une histoire de méga-bagarre, ça canarde dans tous les coins, il y a Thémis qui se désole on dirait...
-Thémis ? Qu’est-ce qu’elle fait là, Thémis ?
- c’est justement ce que je voudrais savoir !
-...et c’est où, ce carnage ?
- À Salamine...
Et la sage Agnès s’arrache de sa page de Cuvillier pour porter enfin secours :
- « Salamine ? La bataille de Salamine ?... C’est pas Thémis, c’est … Thémistocle !!! le général des armées grecques qui met la pâtée aux Perses !
- !!!..Ah ?…….. Ben, c’est le typo qu’a foiré !...Thémis, c’est en bout de ligne, et à la ligne suivante, j’ai cru que « tocle » c’était le verbe, ou adverbe ou..chais pas... moi… En voilà des manières, on ne coupe pas les noms propres, il me semble, surtout ceux des héros !… »..
À la rentrée était apparue, dans le rang des « philosophes », une blonde jeune fille, grande et très élégante, que personne ne connaissait, mais dont le visage n’était pas tout à fait inconnu pour Camille… Mais comment mettre un nom dessus… ? Pour l’accueillir dans cet établissement qu’elle connaissait bien depuis trois ans, Camille s’approcha de la belle … qui se détourna... prestement…
Sans doute le duffle-coat râpé avait-il épouvanté la bourgeoise ? Ou le cartable décousu ? Ou…
Pendant l’appel, Camille fut attentive aux patronymes pour essayer de s’y retrouver… et… ne fut pas tout à fait déçue, mais … presque ...effrayée de sa découverte :
« Marianne X... ? »
« présente ! » répondit la belle...qui n’adressa jamais la parole à Camille…
Mais le temps ne parut pas long, car quelques mois plus tard, Marianne disparut. On la crut malade. Mais au trimestre suivant, elle ne revint pas. Elle ne passa pas son bac, ayant dû faire, en ce printemps 1964 « un voyage d’agrément que n’a pas fait sa maman », comme le chantait Anne Sylvestre... Voyage en Suisse ou en Angleterre sans doute...
Camille ne se réjouit pas de ce bruit de voyage, ni de ce baccalauréat perdu, après déjà des années de retard, mais elle aurait bien voulu voir la tête de la belle dame qui avait autrefois traité la petite Camille de 13 ans, de « fille pervertie »
... à suivre...
La Rentrée !
Il était arrivé au lycée un nouveau avec un nom à rallonges, (comme un trombone, aurait dit Boris Vian)... Il disait « vous » aux filles et s’installa d’autorité à côté de Camille dont le nom maghrébin en deux parties lui faisait sans doute imaginer une ascendance exotico-aristocratique digne d’intérêt… ?
Erreur, Vicomte…
La mère de Camille faisait des ménages…
Et Camille donnait, en cachette des autorités, des leçons de français et d’anglais, pour qu’à leur table, dans le pâté-de-maisons-bidonville qu’elles avaient rejoint, après le divorce, on mange tous les jours…
Ses parents, autrefois si unis, n’avaient pas résisté à la disparition du fils unique. Ils avaient déjà perdu leur premier enfant, un petit garçon foudroyé par une méningite, que l’on crut « attrapée » chez sa nourrice, tandis que Rose était secrétaire d’une petite entreprise...
Rose, alors resta ensuite « à la maison » pour élever les filles qui arrivèrent peu à peu, puis Philippe, puis Camille.
Pendant l’Occupation, Pierre, installé comme électricien, s’était aussi spécialisé dans la production discrète de postes à galène, de postes émetteurs et aussi de récepteurs, pour les maquis auvergnats. Il délirait de bonheur devant ce fils, et, penché sur son berceau, ou en le tenant à bout de bras au dessus de lui , sans doute pour lui donner le sens de la perspective, il lui parlait de radio ...et de révolution...
L’accident de Philippe démolit le couple et ses rêves ; Rose se torturait de questions en silence. Pierre ne se pardonnait pas sa passion de l’électronique qui lui avait laissé aller les enfants en vélo à la ville, tandis qu’il s’échinait douze ou quinze heures par jour sur tous les postes de radio du canton, et... quelques appareils médicaux qu’il mettait au point avec des employés aussi enthousiastes que leur « patron »… Et le patron, « descendu en ville » s’en alla chercher du travail chez les autres, tout comme ses employés …
« Le vicomte » avait un certain succès de société dans cette classe de très sérieux candidats au bac . Lui qui semblait moyennement motivé par la fin de l’année, racontait des contes lusitaniens, et osait plaisanter la jeune prof d’anglais...
Le Vicomte souvent à ses côtés, Camille renonçait à s’attaquer aux mathématiques modernes de Toto. Elle s’habituait à compter sur les matières littéraires pour sauver son année. Le Vicomte la raccompagnait souvent au bidonville. Camille le présenta donc à « Mère-courage ».
Peu à peu, on découvrit que le Vicomte n’était pas tout à fait le riche globe-trotter qu’on imaginait. Mère-Courage épuisée dut être hospitalisée., puis admise en maison de repos après une opération délicate, laissant seules Camille et Elisabeth, sa petite sœur de 11 ans...
Avant cela, on « fêta, » par anticipation, Noël à l’hôpital, dans la grande salle commune, où apparaissait de temps en temps un grand paravent autour d’un lit…
Au lit de Rose se trouvèrent réunis avec Camille et la petite Elisabeth, le Vicomte et Gisèle qui nourrissait la famille des produits de sa ferme. Avec des leçons de français à cinq Francs, Camille ne pouvait pas offrir grand’chose ...Elle avait vu une montre dont elle rêvait pour sa mère, en remplacement tardif de celle qu’elle avait fait tomber dans la fontaine, autrefois… Mais elle n’arrivait pas à réunir la somme affichée dans la vitrine du bijoutier de la Grand’rue… Le Vicomte fit le complément, que Camille, ébahie, n’eut pas le courage de refuser .…
Avant de partir se refaire une santé au Pays Basque, Rose devait prendre quelques décisions, organiser son absence.. questions... angoisses... et insomnies...
Le Vicomte se rapprochait beaucoup de Mère Courage. Il arriva que Camille, en allant à l’hôpital, y retrouve le Vicomte qui avait manqué les cours. Rose, touchée, le baptisa son « Premier Ministre », tant il était attentif et de bons conseils, dans la mesure où il rassurait cette femme qui redoutait terriblement d’« abandonner » sa nichée. Le Vicomte la persuada que ses petites ne seraient pas seules…
Elles ne furent pas seules.
Le vicomte, devenu, depuis le cadeau à Mère Courage, tout simplement Alexandre, s’en trouvait fort bien…
Alexandre donc, se débrouilla pour faire inviter chez ses parents, au repas de Noël, Camille et Elisabeth.
Panique au bidonville… Aucun cadeau possible, pas même de fleurs, on est en hiver...Et comment s’habiller pour cette fête sacrée… quand chaque jour Camille, en posant son duffle-coat en classe, demandait discrètement au vicomte si le pantalon, hérité de Françoise, ne l’avait pas encore trahie...
On trouva au fond des armoires un chemisier et une jupe pour chacune, et un gilet, pour lutter contre le froid auvergnat, qui est parfois terrible… On avait vu -28° certain hiver, quand la petite Elisabeth geignait sur le chemin de l’école « J’veux voir le bitume ! » … dans ces rues devenues patinoires avec plusieurs centimètres de neige et de glace...Le fer à repasser, chauffé sur la cuisinière à bois, et la peur de voir ce fer, en lourd acier tout noir, sinistrer ces corsages...Et la jupe plissée d’Elisabeth... ça devrait pas exister, les jupes plissées… et les boutons, à recoudre sur les gilets et… et…
Arrivée au bel appartement où, avant d’aborder la grande table couverte d’argenterie et de cristaux, on traversait le côté salon, meublé de bergères et de cabriolets…Pas de bibliothèque, mais des petits guéridons marquetés, portant des bibelots rares et précieux...
Beaucoup de monde, dans ce grand salon où Camille était déjà venue pour préparer une dissertation qui n’inspirait pas son complice…
Trop de monde inconnu… Les parents semblaient bienveillants, mais les dames emperlousées inquiétaient fort les gamines…Un grand type à nœud papillon, et à qui il ne manquait qu’un lorgnon, demanda joyeusement au maître de maison :
- On dirait que tout s’arrange, mon cher ? Félicitations !
- Oh ! Pensez-vous ! J’ai seulement vendu la commode Boulle !!!….
Après quelques questions qui semblèrent à Camille une préparation à l’oral du bac, on prit place autour de la table. Madame Mère eut le bon goût de ne pas séparer les deux sœurs, et le repas dura, dura...Quasiment sans faute jusqu’au dessert…
Alors arriva sur la table une coupe de fruits pyramidale...Tous les fruits, des exotiques bien sûr, que sagement Camille ne choisit pas… et des raisins, des fraises, des pêches…. Va pour la pêche...Et Camille attrape une volumineuse pêche, rose et rouge, fessue à souhait… qu’elle mord avec entrain….
- "Non, mon p’tit ! Avec votre fourchette, et votre couteau, s’il vous plaît…. " ordonna la comtesse à voix haute, et d’un air pincé assassin…
Il fallut improviser, personne bien sûr ne vint à son secours en choisissant une autre pêche...Pas de modèle à l’horizon… et Elisabeth, comment elle fait ? Elle a choisi quoi, Elisabeth ? Pire peut-être que la pêche perfide ? Bientôt Camille ne pense plus à Elisabeth, elle fait du golf avec sa pêche, qui menace de quitter son assiette sans façons…
Soudain, elle l’embroche d’un coup de fourchette, et là, enfin, tient la bête en respect...immobile ! Ce n’est... qu’un début… continuons le ...combat !…
A coups de couteau, Camille se venge sur les rondeurs insolentes du fruit défendu ! Le gros noyau ne va pas sortir tout seul... eh ! bien tant pis, la moitié de la pêche ira à la poubelle … La blessure infligée aux fesses veloutées calme Camille, qui réussit à prélever petit à petit quelques bouchées, lentement, en se redressant, et même en jetant autour d’elle un regard quasi victorieux…
Madame Mère espérait mieux… enfin... pire… Mais c’est égal, la gamine ne risquera pas de s’insinuer plus avant dans la sainte famille, c’est tout ce qui compte n’est-ce-pas, chère amie ?
En quittant cet enfer, Camille avait grande envie de dire, pour prendre comme il convient, congé de cet aréopage… :
« Merci infiniment, Madame la Comtesse, vous m’avez appris quelque chose d’important ! Ce n’est pas ce qu’on me demandera au bac, mais le bac, moi, je l’aurai !... »
Un peu plus tard, Alexandre fit faire à Camille une balade dans la voiture de son père, un soir de printemps, pour admirer le panorama depuis les hautes collines qui encadrent cette bourgade. Sur le plateau, alors que Camille s’extasiait en reconnaissant ça et là, au gré des lumières des immeubles connus, les endroits qu’elle n’avait jamais vus que dans la journée, le vicomte sembla autrement préoccupé :
- "C’est à ce moment-là, d’habitude, qu’on saute sur la nana ! " déclara-t-il, persuadé, comme toujours, d’être drôle...
Camille, ahurie, se colla contre la portière et la réponse fut automatique :
" À condition que « nana » il y ait !!!... "
Non mais, qu’est-ce qui lui prend ? se demanda-t-elle, stupéfaite et attristée, en imaginant l’ombre du « petit frère » se détacher d’Alexandre, à qui elle allait pourtant si bien...
Le terme « nana » ne faisait pas partie de leur registre habituel, et Camille en fut blessée. La « nana » n'était-elle pas un objet… et consommable... ?
On changea prestement de sujet, et on redescendit vite fait au bidonville..
Et Alexandre redevint vicomte...rôle qui lui sied à merveille...
Camille se demanda alors si les « traits d’esprit » quasiment permanents du Vicomte n’étaient pas finalement des marques de mépris, une façon d’afficher une supériorité au détriment de cette spectatrice pauvre, mais trop indulgente pour s’offenser d’être traitée, finalement, en « souffre-douleur »…
Car si le Vicomte faisait beaucoup rire, c’était toujours aux dépends des autres, jamais en se remettant en question lui-même...Il lui manquait sans doute l’humour tout simple, que l’on partage sans blesser personne… Il lui manquait la grâce, l’élégance, la modestie, complètement étrangères au suprémacisme de classe ..
Car « le coup de la pêche » ne semblait pas suffisant…
Le vicomte raccompagnait encore parfois Camille au bidonville, et une fois, en chemin, il demanda à la jeune fille de poster pour lui une enveloppe affranchie qu’il lui tendait… ou plus précisément un piège qu’il lui tendait...L’enveloppe n’était pas cachetée. Camille s’en étonna, et lui rendit l’objet en lui faisant remarquer « son oubli »…
- "je n’ai pas oublié, c’est pour ne pas vous offenser, en vous chargeant d’un pli dont je vous aurais caché le contenu… A vous de fermer l’enveloppe ! C’est ça, l’Educâaation ! "….
La colère empêcha Camille de répondre comme il aurait fallu, mais si les mots se bousculaient dans sa tête, elle savait vraiment maintenant quoi penser, et comment se protéger d’humiliations prochaines…
« -Petit crétin … et prendre ses amis pour ses domestiques, c’est ça aussi, l’Education ? «
Lui qui, pour retourner chez lui, passait… devant la Poste….
La vie était trop dure pour ruminer cette sottise… Camille se découvrait de plus en plus seule...question d’habitude… Elle ne prit plus le temps de flâner avec le vicomte pour rentrer au bidonville. Le bac approchait, et son emploi du temps devenait ahurissant !...
Au lycée, Alexandre passa bientôt toutes les récréations à faire rire une petite blonde jolie comme un cœur… Il semblait avoir trouvé chez cette élève de section littéraire, une interlocutrice de son rang…
Les habitudes étant parfois difficiles à abandonner, Il continua de venir présenter ses hommages à Mère Courage. À une de ces occasions, il raconta, pour l’amuser, une soirée qu’il avait organisée chez lui, sans inviter Camille, avec des amis de lycée, et d’ailleurs… Récit glorieux de « la disparition » d’un de ses livres préférés (Pilote de guerre), qu’Alexandre estima avoir été volé...et qui se termina bien sûr en polar : « Personne ne sortira d’ici avant que ce livre ait été retrouvé ! »…
Mère Courage fut épouvantée...
Aux vacances suivantes, Françoise annonça qu’elle partait en vacances en Espagne, profitant, avec Alexandre, de l’appartement disponible d’un ami.…
Camille s’éloigna du bidonville maternel pour reprendre son souffle. La solitude dans la foule du campus universitaire la démoralisa. Elle voulait une licence de Latin et de Grec, ou rien … Ce fut rien, avec éclat !….. Elle n’essaya pas la formule Lettres Modernes, se souvenant avec chagrin d’un si brillant professeur de français, souffrant dans sa classe de « Modernes » qui se moquait de Rabelais comme de Rousseau… en ignorant Ovide et Épictète... Elle ne pouvait oublier ce jour où, d’épuisement et de tristesse, il avait laissé tomber cette phrase blessée : « Je ne vous demande qu’un peu de comédie, nous sommes tous des comédiens »…
.Non, tout sauf ça… L’enseignement, bien sûr, pour TRANSMETTRE ce qui est important, pour aider peut-être...Quitte à recommencer, n’importe quoi, Espagnol ou Chinois, pour ne pas connaître ça...pour ne pas faire partie des « comédiens »...
Un été parisien lui offrit un passage dans une grande entreprise de publicité où elle entra comme standardiste et découvrit les techniques de l’affiche.
Des grands placards de trois mètres sur quatre aux enseignes lumineuses, on la mit au parfum des secrets de la communication visuelle capitaliste. Pour pallier l’absence d’un dessinateur parti quelques semaines à Palavas, elle gribouilla sur demande un croquis rapide qui fut, à sa grande surprise, assez apprécié pour être transformé en panneau lumineux pour apéritif, ce qui lui permit de passer une année universitaire sans soucis matériels...
Cet été fut riche de rencontres et de découvertes assorties…
Le club des Cinq de la rue des Ecouffes, joli patchwork multicolore et confessionnel, « famille recomposée » avant la mode, faite de « p’tits-frères-p’tites sœurs », semblant copiée sur la famille de Joséphine Baker, avec les enfants « d’Agar et de Sarah » ,(Agar, on s’en souvient, servante de Sarah, la vieille épouse d’Abraham, dans la Bible)
Le monde ouvert sur les autres et la modernité... Découverte de la règle à calcul et des premiers ordinateurs, des caves du Collège de France, avec pour guide un informaticien frais émoulu du MIT, expliquant pourquoi les armoires informatiques dépositaires du génie national étaient ainsi stockées au frais… .
Alors, plutôt que de voir des cahiers de maths escamotés lors de son passage entre les rangs, Camille préféra s’intéresser à l’enseignement technique. Là, les matières professionnelles, à forts coefficients aux examens, semblaient assurer une pratique pédagogique sereine.
Ce fut donc Économie et Gestion, ingérées en accéléré, à un rythme étouffant, mais avec l’attrait de la nouveauté… Et au bout, en attendant de réussir le concours de titularisation, une et même deux classes « à elle », avec des horaires dans sa spécialité, propres à décourager l’absentéisme … ou tout sabotage.
Mais l’impression d’être toujours « en recyclage » fut très lourde à supporter, créant pour Camille une sensation permanente d’insuffisance…
C’est à ce moment-là que j’ai perdu de vue Camille...
Sa seule solution pour être opérationnelle était un travail épuisant et personnellement jamais satisfaisant…Jamais de certitude apaisée avant d’entrer en classe… Et là, seulement, devant les sourires accueillants, la bouffée d’oxygène salvatrice...
Mais pourquoi donc faire autant d’efforts ? Pour qui ? Pour ces élèves, gentils bien sûr, gourmands d’apprendre, respectueux, mais qu’on perdra en fin d’année.. (même si on les retrouve souvent en ville, avec de grands éclats de rire, de joie pure, des bavardages à n’en plus finir etc...)
Quelques brèves liaisons « pour faire comme tout le monde » confirmèrent à Camille la certitude d’un avenir solitaire… les « soixante-huitards » n’étant pas encore féministes...
Petit à petit, une idée s’imposa : et si elle faisait un enfant toute seule ? Perspective obscure de travail décuplé, mais ...avec une raison profonde, une certitude d’avenir de tendresse et de liberté vraie…, une vraie vie qu’elle se ferait, qu’elle leur ferait…
Une année de réflexion… et...
Bébé attendu pour l’automne suivant.
Nomination dans un grand lycée du nord.
Elle est sereine, Camille, son bébé bouge bien, elle lui parle beaucoup... Elle a suivi la préparation à la naissance. Sa grossesse ne se voit pas encore, dans cette robe-manteau qu’elle s’est faite avec enthousiasme. L’encolure sobre laisse à peine deviner le haut des clavicules. Le proviseur, Sylvestre Bonnard, rosette à la boutonnière, l’invite pourtant à adopter une tenue plus « convenable »…
Le grand homme ne sait pas encore qu’elle est presque prête à accoucher. Au bord du fou-rire, Camille se maîtrise jusqu’à la fin de cet entretien d’accueil, puis, comme si elle allait oublier, précise en partant qu’elle va avoir un bébé ...Le décoré bredouille et explose... et la contraint, au nom de la bonne gestion de son établissement, à accepter la transformation de son poste de professeur auxiliaire en celui de surveillante d’externat, au salaire réduit de plus de 40 %…
En une seconde, Camille s’aperçoit qu’elle n’a pas d’autre poste en vue, car il fallait répondre aux autres propositions, nombreuses, plus tôt… Elle avait choisi le Nord, parce que c’est près de Paris, mais qu’on doit pouvoir s’y loger décemment, et que le « club des cinq » relativement proche, semble une sécurité …
Bon, l’avenir immédiat est maigre, mais assuré, un salaire mince, mais jusqu’à la fin du congé de maternité...
Le bébé ne naîtra pas dans l’abondance, a décidé Sylvestre Bonnard pour punir cette insolente mère célibataire !
Mais ce bébé est attendu dans la joie, ils passeront le congé dans le petit logement de l’été dernier où elle a préparé la layette...… Et dès ce retour au Chambon-Feugerolles, on fera un nouveau dossier pour l’académie de Lyon. Des profs de sciences éco, on en a besoin… Pas de panique…
Donc, Camille a signé le contrat infâme.
Pour faire des économies pour le bébé, elle n’avait pas souscrit d’adhésion syndicale...
Le congé de maternité pas encore terminé, un remplacement fut proposé pour janvier, dans un collège technique un peu éloigné. Classes sympathiques, élèves éveillés. Et gardienne affectueuse trouvée par l’assistante sociale..
En avril, entrée dans le grand lycée technique de Saint-Étienne. Camille remplace en cette fin d’année scolaire Nicole, autre jeune mère, qui a suivi la même formation et projette de préparer le concours de titularisation. Et fin juin, le proviseur réclame à Camille et à Nicole leurs vœux d’emploi du temps pour la rentrée suivante !...
Nicole et son fils Emmanuel, avec Camille et sa fille Cécile feront équipe pendant cinq ans.
Sororité bien organisée et efficace : toutes les deux réussirent le concours qui les amènera à Paris, dans cette École Normale Nationale d’Apprentissage qui en fera des P. E. T. T. certifiées professeurs d’Enseignement Technique Théorique en C. E. T..
Le Club des Cinq dénicha une chambre de bonne où alternativement dormaient sur les tomettes rouges, la mère ou la fille, après avoir gonflé laborieusement le matelas pneumatique qui disparaissait dans la journée sous un coussin du petit divan.
Six étages qui semblaient un jeu à gravir, et les toits de Paris à contempler par le vasistas, La Bastille et le métro, l’immense Hôtel de Ville, et tout près, la Place des Vosges et son bassin où Cécile lançait des navires de papiers colorés… et... Le Louvre ! ...Si !…Si !...
Et le bel été de rêves et de découvertes de Paris assécha sans inquiétude les économies stéphanoises...
À la rentrée, il fallut rendre la chambre, et Camille accepta un logement de fonction à Viry-Châtillon. Les stages de l’Ecole Normale, dans divers établissements parisiens, étaient tous éloignés de la cité de Viry… et commença la vie éreintante des banlieusards… de cinq heures du matin à sept heures du soir...
Mais au moins la « fonction publique » promettait la sécurité ! Camille avait eu faim, et Cécile aussi, certains mauvais jours…. Ça au moins, c’était fini…
En s’enregistrant à l’intendance de l’École Normale, Camille avait eu la confirmation que son salaire allait doubler, compte-tenu de son ancienneté d’auxiliaire…
A n’y pas croire ! ...On allait pouvoir s’offrir voyages, cinéma, théâtre et pire encore !… Des petites robes coquettes et des jeans marrants pour Cécile si jolie !...
Le mois de septembre étant déjà un peu écorné avant la rentrée, les stagiaires n’attendaient pas de salaire intégral au 1er octobre… qui passa sans aucun virement à personne…
Les quelques centaines de stagiaires ENNA de toutes les spécialités patientèrent, rassuré-es par leur collectivité soudée… Octobre s’étira...Toutes celles et ceux qui avaient goûté l’auxiliariat se souvenaient n’avoir été payé-es qu’avec plusieurs mois de retard, à leur première nomination.. On commença à s’inquiéter… On avait pourtant le statut de fonctionnaire officiellement… Rien à voir avec la maltraitance économique supportée par les auxiliaires...
Des réclamations timides furent formulées, auxquelles on répondit par l’argument imparable de problèmes informatiques, qui seraient réglés incessamment...
Panique à bord... Comment payer les loyers parisiens ? Les transports inévitables pour rejoindre ENNA et collèges d’application ? La cantine de l’ENNA patienta, fort opportunément, mais pas celle de Cécile ! … Nicole, mariée à un garçon généreux, s’en chargea. Et Camille recommanda à Cécile de bien manger à la cantine, puisque le frigo était vide à la maison...Pour les loyers, il fallut faire la queue devant l’intendance pour obtenir une attestation de salaire différé… sine die. On avait travaillé comme des brutes pour décrocher le Graal, on avait gagné… et on était réduit-es à l’état de mendiants…
Mendiants chargés de famille souvent…
début décembre, Camille alla prévenir le professeur d’ENNA (Docteur en Droit) responsable de sa section, qu’elle allait s’installer devant le Rectorat parisien, avec un écriteau expliquant qu’elle était lauréate du PETT, enseignante depuis six ans sans interruption, et mère de famille isolée, et que pour nourrir sa gamine, n’ayant pas droit au chômage, étant fonctionnaire, elle s’en remettait à la charité publique puisque l’État, qui lui devait 3 mois de salaire, ainsi qu’à plus de deux cents stagiaires pareillement traités, n’assumait pas ses devoirs.
La semaine suivante, tous les stagiaires étaient payés, retards compris.
Ces mois d’angoisse avaient aiguisé des réflexes de survie …
Cécile et Camille allaient parfois regarder le soir la vitrine éclairée d’un magasin qui offrait aux rêveurs un grand aquarium aux poissons exotiques et aux herbes dansantes... A côté était installée une ONG caritative. Camille avait remarqué les grands bacs-poubelles de cette association... toujours débordants, en cette période d’avant-Noël… La conception des HLM ne permet pas de stocker beaucoup de choses superflues… Et les vacances prochaines entraînaient chez tout le monde rangements et éliminations diverses… Les bacs-poubelles des immeubles d’habitation fleurissaient d’épluchures et de déchets alimentaires, mais pas la poubelle de l’ONG, d’où émergeaient des cartons, ouverts parfois, et ...pleins… ! Jouets, chaussures, vêtements, livres … etc.
Tentée, et choquée … Camille revint un soir avec un grand sac. Pêche miraculeuse en ces temps de disette ! A vous faire croire au Père Noël !…
Beaucoup plus tard, elle s’interrogea, en me demandant mon avis : est-ce que ces containers étaient bien des poubelles, et pas des bacs de collecte pour les dons ?… J’avoue que ça ne nous a pas beaucoup empêchées de dormir...
Cette année-là Le Canard Enchaîné, aidé de Libération, qui venait d’arriver dans les kiosques, alertèrent Camille du projet de Centrale nucléaire à Nogent- sur-Seine… donc en amont de Paris et de ses dix millions d’habitants…
Et ce furent des soirées et des week-ends d’une autre « vie parisienne » la vie militante…
Réunions régulières à la Villa Montsouris, rencontres avec ceux de « La Gueule Ouverte », le merveilleux canard écolo des origines, et toutes les têtes d'affiche du multiforme Mouvement écologiste, dont on retrouve, aujourd’hui encore, les aîné-es et les plus passionné-es, à « Global Chance »… et dans la plupart des grandes associations écologiques (les vraies, pas celles qui croient au nucléaire propre...!)
Alors Cécile, déjà coqueluche de l’École Normale, devint aussi la mascotte des écolos parisiens !...et, du haut de ses six ans, en passant à quatre pattes sous les tables pour se présenter au milieu du grand rond démocratique de l’assemblée, Cécile candidatait au poste de secrétaire de séance... avant d’aller commencer sa nuit sur la montagne de manteaux des participants.…)
En cette année 1976 eut lieu la grande grève à l’usine de La Hague, dans le Cotentin, où sont traités les déchets radioactifs de toute l’Europe, et où les travailleurs sont exposés continuellement aux pires radiations. Le père de Camille venait de mourir, aveugle, à soixante-cinq ans, avec le souvenir des appareils médicaux qu’il avait fabriqués autrefois, au son du compteur Geiger qui amusait tant Camille enfant, avec ses bip bip spontanés…
Les radiations, on avait appris ce que c’était, ou du moins on n’en cachait plus les dangers…Si les travailleurs de la Hague faisaient grève, ce n’était pas pour des salaires plus élevés, c’était pour des mesures de sécurité sérieuses, que le projet de privatisation de l’usine mettait en péril… Le taux de cancers dans la péninsule du Cotentin a toujours été alarmant depuis l’installation de l’usine... Les travailleurs de la Hague étant bien sûr les premiers servis…
Pour pouvoir traiter les déchets à la Hague, on fait refroidir les barres de combustible usagées dans de grandes piscines de décantation. Elles doivent y rester 3 mois. Toutes les centrales fonctionnaient au rythme de ces décantations.
Et une idée germa dans les cervelles militantes des amoureux de la planète et de notre douce France, pas encore tapissée des 57 réacteurs nucléaires d’aujourd’hui. Mais il y en avait déjà trop. Et le pays était déjà hyper-exposé à tous les dangers du nucléaire, étant le plus nucléarisé au monde et le seul retraitant en Europe....
On vit paraître dans les petites annonces de Libération à peu près ceci :
« au lieu de vous cancériser à coup sûr et de clopes, envoyez donc aux travailleurs de la Hague le prix de vos cigarettes : ça leur permettra de tenir la grève et de mettre le gouvernement en échec : si on fait tenir la grève 3 mois, on arrête l’Europe nucléaire qui ne pourra plus faire retraiter ses déchets, et donc ne pourra plus en produire !!! Même si vous êtes accros à la clope, ça vaut le coup de faire un effort ! Vous sauvez votre santé, la France et l’Europe en même temps !
On avait bien sûr ajouté les références de quelques documents techniques simples, et l’adresse du syndicat organisateur de la grève pour les dons…
Personne parmi les joyeux fadas de cette opération n’oubliera l’ambiance extraordinaire qui régnait à l’époque… Certains ont donné un salaire entier... Les manifs se succédaient, et Cécile mis au point une technique de collecte particulièrement efficace : remonter la manif à l’envers, en regardant les gens dans les yeux, en tendant bien haut sa tirelire ornée du logo radioactif à trois pattes, et en entravant un peu la marche, ce qui attirait l’attention de toute la rangée de marcheurs ! Camille qui craignait de perdre la gamine dans la foule ne la laissa pas faire, bien sûr, mais le système fit école et rapporta plein de sous aux travailleurs de la Hague !
Immense élan en France et en Europe même, qui expliquait le grand danger au travail, la peur du chômage, la solidarité, l’écologie… C’était juste après le temps des LIP… On avait une foi à renverser les montagnes... On a diffusé dans toute la France des centaines de fois le film "Condamnés à réussir" de François Jacquemain, qui raconte La Hague et son travail de fous...
La grève a tenu . Mais le Commissariat à l’Énergie Atomique, pendant ce temps, procédait aux mutations des travailleurs les plus actifs de la contestation, et l’unité s’effrita. De nouvelles embauches changèrent les relations de travail. Des responsables du mouvement furent promus, loin de la Hague... les travaux les plus pénibles ou les plus exposés aux radiations furent confiés à des intérimaires non formés, et mobiles, vaquant d’une Centrale nucléaire à l’autre, afin d’éviter leur intégration dans la lutte...
Le combat continue, sous d'autres formes, mais les écologistes n'ont pas honte d'avoir aidé les travailleurs du nucléaire... C'était bien sûr une goutte d'eau dans l'océan, mais c'était le combat de la solidarité, la lutte pour la sécurité contre l'aveuglement productiviste et capitaliste... Aujourd'hui tout le monde se dit écologiste, mais la cupidité consumériste a brouillé les cartes...