En l'an 2000, j'avais tout juste 7 ans. C’était le début du mois d’octobre.
On passait en boucle la vidéo de l'assassinat d'un enfant, 5 ans mon ainé, Mohamed Al-Durrah, fusillé à Gaza, alors qu'il s'abritait sous le coude de son père. A l’école, on ne parlait que de cela , pendant des semaines… avec mes camarades en tabliers bleus et roses.
Ce qui m'est resté… ce que j'en ferai ensuite… du cri d’un témoin oculaire : “Mat el walad mat”… c'est cette histoire que je vais vous raconter là, en revoyant en octobre 2023, les photos d’un homme recroquevillé sur des linceuls blancs, Jamal Al Durrah.
Une semaine après l’offensive isrélienne sur Gaza, le père palestinien, ayant perdu son fils Mohamed, 23 ans plutôt, perd ainsi deux frères, une belle-sœur et une nièce dans une frappe israélienne sur l'enclave, avant de perdre un autre fils Ahmed Al Durrah, en janvier 2024, dans le camp de réfugié d’Al bureij à Gaza. L’image du père, ayant survécu à deux reprises à ses fils, provoque l’émois dans le Sud global… Pour cause, une vidéo datant de l’an 2000, où le monde a pu être témoin du meurtre de son fils de 12 ans, au carrefour de Netzarim à Gaza, le second jour de l’Intifada.
Le 29 septembre 2000, la Cisjordanie était en feu. Talal Abu Rahma, journaliste pour France 2 depuis 1988, a été enjoint par son collègue, Charles Enderlin, de retourner dans l’enclave, depuis Jérusalem, en prévention d’éventuels accrochages.
Le lendemain, à sept heures du matin, le journaliste se trouvait à l’intersection de Netzarim et de la route de Saladin, où les affrontements entre les palestiniens et les soldats israéliens ont eu lieu.
« Je suis resté là jusqu'à 13 heures », raconte Abu Rahma dans une interview donnée à Al Jazira en 2020. « Il y avait du gaz lacrymogène, des tirs de balles en caoutchouc, des jets de pierres ». Ajoute-il
Talal Abu Ahmed tournait une interview lorsque les tirs ont retenti. Il pose alors son trépied sur l’épaule et court se réfugier derrière un van stationné à proximité. D’autres se joignent à lui, notamment des enfants. Dans la panique générale, le reporter craint le pire, en voyant les ambulances défiler pour emmener les blessés sous les balles réelles. Un enfant attire son attention sur ce qui se passe de l’autre côté de la rue. “Ils tirent sur eux” lui crie-il… Abu Rahma se retourne et découvre la scène : Jamal Al Durrah essayant de s’abriter derrière un baril. Sous son bras, se réfugie son fils, Mohamed, 12 ans. Le père et le fils étaient tous les deux déjà blessés, lorsque Talal Abu Ahmed reprend sa caméra et recommence à filmer. Le calvaire avait duré 45 minutes dont 27 minutes filmées par le correspondant de France 2, dont seulement 60 secondes diffusées avec la voix d’Enderlin le soir même. Une vidéo qui fait le tour du monde et qui arrive jusqu’à nous, à 3600 kilomètres du carnage. Le reste, je ne l’ai appris qu’après… bien après.
Mohamed et Jamal avaient été transportés à l’hopital Al Shifah où le père a été opéré au niveau de la main droite et de la jambe. Alité, il donne un témoignage filmé à l’Associated Press où il raconte les derniers moments de la vie de Mohamed Al-Durrah. Le lendemain, Abu Rahma se rend au chevet du survivant, pour prendre quelques photos. Touché par douze balles, son médecin l’informe que son état est grave. Jamal Al Durrah est accompagné ensuite par l’ambassadeur de Jordanie vers un hôpital militaire à Amman où il a subi d’autres opérations.
Rapporté par la BBC dans un article datant du 3 octobre 2000, Le chef des opérations de l'armée israélienne, Giora Eiland, avait déclaré qu'une enquête interne montrait que "les coups de feu avaient apparemment été tirés par des soldats israéliens depuis l'avant-poste de Netzarim. Il s'agit d'un incident grave, un événement dont nous sommes tous désolés", aurait-t-il déclaré à la radio israélienne. Le chef d'état-major adjoint de l'armée, le général Moshe Yaalon, avait alors qualifié la mort du garçon de « déchirante ». Les autorités israéliennes s’étaient rétractées ensuite pour ouvrir les portes aux spéculations complotistes.
Dans une autre intervention datant du 7 octobre 2000, Le journaliste de France 2, Charles Enderlin rappelle que le chef d’Etat major israélien a confirmé l’origine des tirs : la position israélienne. “Et tant que nous n'aurons pas accès à la position israelienne, nous ne pouvons pas dire si les soldats israéliens voyaient, au moment des faits, l’enfant et son père”. Raconte Enderlin sur France 2.
L’authenticité de la vidéo de France 2 fut contestée… et la mort de l’enfant aussi. Pour les partisans de la théorie du complot, la mort de l’enfant palestinien serait fictive. A la tête des circonspects, on retrouve Philippe Karsenty, directeur de Média-Rating, une entreprise de média-monitoring. Il avait accusé France 2 d’avoir filmé et diffusé une mise en scène. En 2004, la direction d’Antenne 2 porte plainte contre Karsenty pour diffamation, ouvrant la porte à un long procès, ayant pris fin en juin 2013, lorsque la cour d’appel de Paris réexamine le dossier une deuxième fois après son renvoie de la cour de cassation, et condamne Karsenty à 7000 euro d’amende. Suite à cette décision de justice, Karsenty persiste : “Malgré les 15 balles reçues, pas une goutte de sang ne coulait sur leurs vêtements, sur leurs corps, sur le mur contre lequel ils étaient appuyés”. Le mur en question avait été détruit par l’armée israélienne, empêchant la possibilité d’une enquête technique sur le terrain.
Les blessures de Jamal Al-Durrah, visibles lors de l’interview d’Associated Press, ont été à leur tour remises en cause, notamment par un médecin israélien à l’hopital Hashomer Yehuda David affirmant l’avoir traité 6 ans avant les faits, pour des blessures infligées par des Palestiniens. Assis devant un écran et visionnant les cicatrices du père, il affirme qu’elles ne peuvent être des blessures par balle.
Quelques années plus tard, David revient à la charge dans une interview donnée à Actualité Juive. Il y affirme que la paralysie de la main droite de Jamal Al Durrah présentée comme la conséquence de la fusillade du 30 septembre 2000, date plutôt de 1994. Elle serait due à un rixe entre Al Durrah et d’autres palestiniens ayant eu lieu en 1992. Des propos qui lui ont valu une condamnation pour diffamation en 2011 par un tribunal français. Le jour du verdict, Yahuda David continue sa croisade contre Al Durrah : “Moi de mon côté, en Israel j’ai accompli ma mission. C’est celle d’enlever des cœurs israéliens que des soldats israéliens aient pu faire celà à un enfant et à son père qui l’abritait”. assure-t-il. “C'est-à-dire, tuer délibérément et tirer délibérément pendant 45 minutes sur un enfant et son père, ça ne s’est jamais vu. Depuis 30 ans que je suis dans l’armée, c’est totalement invraisemblable. Un tel ordre ne peut être donné par un officier et ne peut être exécuté par un soldat israélien, c’est impossible.”
L’ambulancier ayant raconté avoir ramassé les entrailles de l’enfant pour le raccompagner à l’hôpital, aurait menti. Les médecins à Gaza auraient donc menti, les médecins en Jordanie auraient menti, Talal Abu Rahma aurait menti, les images de la caméra auraient été falsifiées… et un médecin derrière l’écran d’un autre hôpital, faisant parti de l’armée israélienne, admet publiquement qu’il était chargé d’une mission : rassurer l’opinion publique israélienne sur les agissements de leurs forces de sécurité… Lui, Yehuda David, qui n’était à aucun moment en contact avec les deux victimes, avait prétendu connaître toute la vérité.
Le jugement de la chambre correctionnelle du tribunal de première instance avait été infirmé au niveau de la cour d’Appel sur la base de la bonne foi du médecin israélien. A aucun moment, la cour d’appel de Paris ne confirme la véracité des dires de David.
Après le verdict, Dr Rafi Walden, directeur adjoint de l'hôpital Tel Hashomer et co-président de l’organisation “Médecins pour les droits de l'homme en Israel” publie un article sur le journal Haaretz pour revenir sur le dossier médical de Jamal Al Durrah, qu’il avait lui-même examiné à l’époque : “après l’incident de 2000, Jamal al-Dura a été soigné à Gaza et transporté le lendemain à l’hôpital King Hussein d’Amman.” écrit le directeur adjoint. “ L'intégralité de son dossier médical m'a été transmise ; il fait 50 pages et contient des photos des blessures et des radiographies. Le Dr David a affirmé qu'il était incontestable que les blessures étaient identiques à celles soignées huit ans auparavant.” Poursuit-il, « le fait est que la documentation médicale établie à Amman montre des blessures complètement différentes : il y a une blessure par balle au poignet droit, un os de l'avant-bras brisé, de multiples fragments de blessures dans une paume, des blessures par balle à la cuisse droite, un bassin fracturé, une sortie blessure aux fesses, une déchirure du nerf principal de la cuisse droite, des déchirures des principales artères et veines de l'aine et deux blessures par balle dans la jambe gauche. Je suis dans le regret de constater que les déclarations de mon collègue, formulées comme s’il “n’y avait pas l’ombre d’un doute », ne sont pas fondées.” »
Selon le magazine +972 , Dr Walden n’a pas été entendu par la commission d’enquête israélienne qui préparait, en 2012, un rapport sur l’affaire Al Durrah. La commission avait plutôt consulté Nahum Shahaf, physicien et ingénieur israélien, sans le citer dans le rapport final. Ce physicien avait dirigé l’enquête militaire relative à la vidéo de France 2. Il avait alors allégué que la tâche de sang sur le haut de Mohamed était un torchon rouge pour simuler un saignement. Sa personne a été, à plusieurs reprises contestée, notamment parce qu’il est identifié comme un partisan des théories du complot. La plus notable est celle relative à l’assassinat de Yitzhak Rabbin où il avait mis en doute la tâche de sang sur la scène de crime, qui ne parviendrait pas du ministre abattu.
Nahum Shahaf n’était pas le seul participant à la campagne visant à mettre en doute l'authenticité de la vidéo de France 2. Un professeur d’université de Boston, Richard Landes, faisait partie du groupe. Dans un article publié sur Cambridge University Press, la chercheuse Rebecca L.Stein revient sur l’intervention de ce dernier. En mai 2011, la chercheuse retrouve Richard Landes dans le département de l’armée israélienne spécialisé dans les réseaux sociaux, à Jerusalem. Entouré de Soldats, le professeur leur apprend les techniques de “répudiation” contre, ce qu’il appelait, “les guerriers cognitifs. Notamment les ONG et les photojournalistes qui, selon ses dires, “mettent en scène les meurtres de personnes, tuées de sang froid, puis en accusent l’armée israélienne.” Pour Landes, “les médias occidentaux sont manipulés pour raconter la version qui arrange les Palestiniens. ils ne l'admettent jamais, mais ils sont intimidés.”
Une année auparavant, le journaliste franco-israélien Charles Enderlin, réserviste de l’armée israélienne et vivant à Jérusalem depuis une trentaine d’année, fait la promotion de son livre “Un enfant est mort”, sur le plateau de l’émission “L’invité” sur TV5 Monde datant du 5 mai 2010. Il raconte qu’il avait fait l’objet d’une campagne de calomnie, qui avait duré une décennie. Certains l’avaient accusé d’avoir fabriqué ces images et d’avoir affirmé faussement que les balles ayant atteint Mohamed Al-Durrah étaient israéliennes.
Pour ses détracteurs, Mohamed Al Durrah aurait survécu à ses blessures. En 2010, Sur TV5 Monde, Charles Enderlin explique : “Jamal Al Durrah avait même proposé aux autorités israéliennes d’exhumer le corps et d’opérer une autopsie”. Encore en 2022, on continue à remettre en cause la mort de Mohamed Al Durrah et la vidéo de France 2. Cette fois, c’est sur la chaine Youtube de Radio J, dans une vidéo titréé “L’affaire Mohamed Al-Dura, le retour d’un antisémitisme planétaire” qu’on retrouve la chronique de Michel Zerbib. Ce dernier cite l’ancien rédacteur en chef du journal Le Monde, Luc Rosenzweig, l’un des trois journalistes ayant pu visionner la totalité des 27 minutes filmées par Abu Rahma. Ce dernier aurait dit : “l’image finale coupée par Charle Enderlin, montrait l’enfant supposé mort, levant la jambe, tournant la tête, en direction de la caméra.” nourrissant ainsi la théorie de la survie de Mohamed Al Durrah. Ce dernier est enterré, l’après midi même sans autopsie, au cimetière du camp de Bureij, dans la bande de Gaza. Suite aux flux d’accusation remettant en cause la mort de l’enfant, France 2 s’est engagé publiquement à faire intervenir Mohamed Al Durrah en direct, si les partisans de la thèse de sa survie pourraient prouver qu’il était toujours vivant et qu’il vivait à Gaza. Un quart de siècle plus tard, ces détracteurs n’ont pas encore apporté cette preuve.
Charles Enderlin rapporte qu’une association d’avocats Shurat Hadin dans les colonies avait saisi la cour suprême israélienne pour lui faire retirer sa carte de presse et pendant une année et demi, il avait reçu des menaces de mort l’ayant poussé à s’adresser à une société de gardiennage pour assurer sa sécurité.
Bien après la publication de son livre et la décision de la cour d’appel de Paris condamnant Karensky pour diffamation, la vidéo de Charles Enderlin continue à être contestée, notamment en mai 2013, lorsqu’une commission d’enquête israélienne affirme que la vidéo brute non éditée d’Abu Rahma et d’Enderlin montre l’enfant bougeant son bras, alors qu’il était censé être mort… La commission israélienne Kupperwasser a contesté, par ailleurs, les blessures en relevant la faible quantité de sang sur la scène du crime, puis a remis en question la provenance des tirs.
Suite à la publication du rapport, le journaliste politique Barak Ravid écrit sur le quotidien Haaretz : “Le rapport d'enquête sur l'affaire Mohammed al-Dura est probablement l'un des documents les moins pertinents rédigés par le gouvernement israélien ces dernières années. Le document ne contient aucune nouvelle preuve susceptible d’avoir un impact significatif sur la version retenue des faits. Même la nouvelle interprétation donnée à certains éléments précédemment révélés semble sans fondement.”
Ravid a considéré que le rapport participait à une campagne de vengeance lancée par Israël contre un seul journaliste français, Charles Enderlin. Selon lui, la commission avait même insidieusement relevé que les images d’Enderlin aurait nourrit la montée de l’antisémitisme et incité les auteurs de l’attentat contre l’école de Toulouse, à tuer des enfants juifs. Dans un autre article, le journalist d’Haaretz explique que la commission avait même insinué qu’il est possible que Mohamed Al Durrah n’ait pas existé. D’autres réserves ont été formulées à l’égard de ce rapport de la commission Kupperwasser. Notamment le potentiel conflit d’intérêt relatif à la présidence de la commission , dirigée par Yossi Kuperwasser, qui travaillait dans l’ONG israélienne Shurat HaDin. Cette même organisation avait demandé, quelques années plutôt, à la Cour suprême de révoquer la carte de presse du journaliste Charles Enderlin.
Ce qui semblait être une certitude, depuis le 30 septembre 2000, dans une partie du monde, a été remis en doute moultes fois en occident, malgré l'intégrité attestée de Talal Abu Rahma et Charles Enderlin par leurs confrères, les décisions de justice, les témoignages, les dossiers médicaux, le rapport de la commission d’enquête israélienne, a exonéré les forces de sécurité, a mis en doute les blessures du père et du fils, a insinué que Mohamed Al Durrah n’était pas mort et qu’il n’avait peut être jamais existé. Cette dernière affirmation avait été reprise dans le titre d’un article sur le journal The Time of Israel : “The boy who wasn’t really killed” / “Le garçon qui n’a pas réellement été tué”.
Interviewé par The Gardian après la publication du rapport d’enquête, Jamal Al Durrah a déclaré : “Israël dit que mon fils n'est pas mort. Pouvez-vous imaginer ce que cela représente pour un père qui a perdu son enfant ? Ils ont tous les outils technologiques du monde. Il n'est pas mort ? Alors amenez-le-moi", exige-t-il, debout sur la tombe de son fils.
En semant le doute sur des faits avérés, notamment l’existence-même et la disparition d’un enfant, les auteurs du meurtre ne sont jamais traduits devant les tribunaux, et l’armée israélienne continue à commettre des actes repréhensibles, qu’elle documente, désormais, et diffuse depuis le 7 octobre 2023, dans l’impunité totale.
Cette méthode de remise en cause systématique, de rétractation après affirmation et de négation, a été utilisée à plusieurs reprises, après l’affaire Al Durrah, par les médias, les essayistes, les gouvernements israéliens successifs, les influenceurs et les enquêteurs.