Moi, petite fille de l’ère culturel des années 80. J’ai été baignée par l’image idéalisée d’une exception culturelle soutenue par l’Etat.
Un spectacle d’une conteuse au cinéma de ma ville d’enfance. Ça me fait rêver.
Je suis emportée, la scène, ce moment intemporel où la narration imaginaire l’emporte pendant 60 minutes sur l’instant du quotidien. Je passe huit années sur les bancs d’école devant des cahiers. Mes origines sociales me permettent d’accéder à des écoles supérieures, j’ai l’idéal d’une culture souveraine, d’une force humaine, d’une création qui permet la liberté des esprits et de l’expression.
Mais, là, je participe depuis quelques semaines à la mascarade culturelle et consommatrice de la dépense et du plaisir : Le Festival des XXXX où la petite sauterie ponctuée de festivités pour tous les ami.es d’une femme qui tope la tune. À l’école, on nous aborde la production d’un spectacle, d’un événement culturel comme étant chargé d’une responsabilité artistique. On doit mériter ses subventions, gagner la reconnaissance des institutions et toucher le public par la qualité artistique des propositions. Les politiques culturelles des années 80 me bernent ou me leurrent. La culture, c’est du travail. On doit y prendre soin.
Mais, l'exception se fait grignoter, ravager et détruire par des festivals prônant la mort du service public. En ayant l’image d’événement d’élite, les locaux ne sont pas publics, les partenaires s’estampillent sur des écrans LCD où des artistes qui ont déjà un pied dans la tombe ou au tribunal pour avoir « sûrement » agressés des jeunes filles sont mis en avant. En première partie de Véro sans son, c’est Matmut et BMW. Programmation affinée.
Ce festival, me donne des envies de vomir. Les femmes qui le tiennent étaient ces jeunes femmes qui ont dû se battre pour avoir leurs places. Elles deviennent si tristes et si terribles, qu’elles se transforment en monstres, oubliant qu’elles travaillent avec des femmes plus jeunes baignées dans la grande piscine du patriarcat. Toute cette violence reçue depuis des années est vomie telle une bille sur ces trentenaires qui se démènent, faisant passion leur travail.
A l’origine, mon choix de travailler dans la culture était évidemment par passion, mais aussi par engagement politique. Et, là, je me retrouve telle une sardinière à travailler dix jours consécutifs à pleurer quasiment une fois par jour. Pourquoi ? Pour qui ?
Changer un train pour un photographe d’une marque de luxe qui a peur de ne pas se réveiller le lendemain. Il va sûrement forcer un peu sur « le champ ».
Un message « Michel Truc ami de … part plus tard ». Cette information m’est envoyée sur trois canaux de communication différents « pour être sûre que tu aies bien l'info ». Deux heures de travail : changer son train, valider son hébergement, valider le changement auprès de la direction, on nous répond qu’il est connu, on doit tout lui payer, puis valider et envoyer, puis préciser l’heure de son taxi et encore lui réserver une place pour un concert déjà complet, mais pour lui, ça ne pose aucun problème, c’est all access.
Faire attendre un chauffeur, il conduit une voiture d’une marque à trois lettres, partenaire du festival. Il patiente 45 minutes pour qu’une femme croise un politicien entre deux coupettes, elle lui claque la bise. Le conducteur la raccompagne jusqu’à chez elle. Cette grande dame ne peut pas conduire avec Patou son chien. Elle préfère l’avoir à l’arrière à côté d’elle.
J’avais une passion pour « Bel ami » de Maupassant étant enfant, comment est-il possible qu’un homme puisse intégrer un milieu dans lequel il n’a ni le sang, ni les codes ?
Tout simplement parce que ces gens sont bêtes et ignorants du vrai bonheur, du plaisir de rire avec ses collègues, du plaisir d’apprécier les choses simples, du plaisir de dire merci.
Une ode à la gentillesse, une fin de ce mépris de classe épuisant et dégoûtant. Ce festival montre un monde qui a mal, montre un monde où un festival peut être bloqué par sa banque et poursuivre ces activités, car un partenaire peut, quatre jours avant la grande fête, faire un virement de 60 000 euros.
60 000 euros. Tout simplement
Quand on pense qu’avec un autre festival, porté sur la culturelle sourde, je peine. 20 000€ de budget, à peine. Trop émergent, trop rural, pas assez ancré, troisième édition donc déjà dépassée, démodée, ou encore n’est pas un projet innovant ou autre facétie publique pour nous faire croire que l’on peut encore créer et être soutenu.
Ce poste au sein de ce festival d’élite, certes, me paye bien, m’héberge, me fait côtoyer les étoiles. Mais, elles sont si fades. Je n’ai pas de repos. Mes tâches sont bêtes et répétitives.Si je ne cancane pas, on me mange, on me crie dessus, on m’accable d’une ingérence, on m’évite ou l'on me considère tout simplement comme une merde.
Comment l’idéal d’une exception culturelle m’a conduite ici ?
Dans cette chambre d’hôtel de premier prix, alors que je travaille 13 heures par jour, pour que des invités de madame la reine soient hébergés pour une nuit et un séjour de moins de 24 heures dans des chambres luxueuses, qui sentent bon le jasmin et la literie de soie. On ne mérite pas le confort, c'est un privilège. On ne considère pas le travail, mais leur pouvoir. On vomit sur la populace, on leur fait croire que les étoiles brillent. Elles brûlent et sentent la merde.
Un chanteur qui ne part pas à l’heure de son hôtel, cela implique quoi ?
Au bureau, une jeune femme a honte face à ses interlocuteurs.trices de l’hôtel. Elle s’excuse de ces méfaits. Elle est obligée d’expliquer à l’artiste, venant d’arriver que sa chambre n’est pas prête. Il va devoir attendre. L’artiste s’énerve contre elle, « c’est inadmissible ». La jeune femme reste plus tard au bureau, ne voit pas de concerts, ne profite pas des spectacles. Elle écrit des lettres d’excuses pour des monstres se croyant rois ou reines, se pensant seul.es. Ils. Elles oublient que de partir tard ou de fumer dans une chambre, ce n’est pas sans conséquence. Cela crée des ennuis à d’autres, ça l’empêche de profiter, de faire une pause.
Cet artiste, lui, il s’en fout, on ne lui dit pas tout ça. Il continue. La jeune femme, ça l’épuise, il est minuit et au bureau, les larmes montent, elle n’y arrivera pas.
Le lendemain, pendant l’autre concert, cette jeune femme, elle, n’est pas là. Et, quand l’artiste remercie les autres rois et reines qui l’accueillent, la jeune femme est oubliée, elle a juste géré des trucs, elle n’a pas trinqué avec lui. Il ne l’a même pas regardé. Sa chef lui parle mal. Elle a fait une boulette en oubliant d’acheter des chips goûts paprika, elle est incompétente, elle est nulle et elle n’y arrive jamais, car dans le métier, il faut être à 100%.
À 100% de quoi ? Se laisser marcher dessus à 100% ? Accepter que Vinci finance ton salaire alors qu’il détruit ta terre. Accepter que des réalisateurs se croyant le gratin du cinéma français réalisent des films en se réappropriant des luttes écologiques dans un festival qui ne trie pas, laisse traîner ces petites bouteilles plastiques, et fait venir des gens par les airs.
J’ai encore un goût de vomi sur mes lèvres mélangé au champagne de Rothschild, on oublie. Mais c’est dégueulasse.
La culture me lasse. Elle me fait peur, car elle est la vitrine d’un monde qui pleure, triste et fade.
Je n'ai pas envie d’aller voir Véro en concert ce soir. Je vais rester au lit, ce soir, je suis fatiguée.
À quand la révolution (culturelle) ?
A trente ans, maintenant, je choisis de ne plus travailler avec ce monde. Il oublie tant de choses; l’humain, la liberté et l’accessibilité. Cessons de faire exploser le compteur des heures supplémentaires au profit d’une allocation journalière un peu plus importante. N’oublions pas les luttes ouvrières, le code du travail et toutes ces avancées sociales. Restons fières d’être des femmes professionnelles et admirons notre courage face à un secteur si souvent misogyne. Les métiers techniques dans le secteur culturel sont essentiels à la tenue des évènements. Un artiste sans trajet n’est pas présent sur scène. Un dossier de subvention pas complété, c’est un mois de salaire pour l'équipe. Une enceinte pas branchée, c’est le four assuré. Je choisis de défendre mes valeurs, d’imposer le respect et de choisir mes collaborateur.trices. Nous sommes tou.tes au service des projets, pas à la merci de nos supérieur.es. Les étoiles ne me font plus peur. Préférons être grillé.e plutôt que de s’oublier.