Le signe du singe
En Afrique et en Asie, les singes sont les antiques alliés des humains. Traits d’union entre le monde animal et celui des enfants, des femmes et des hommes, ils relient par leurs sauts et leurs escalades la terre et le ciel. Ils instruisent à la ruse, à la lutte, à la technique, parfois à la sagesse. Ils combattent les démons aux côtés des héros (Hanumân) ou sont les compagnons de marche des bouddhistes (Sun Wukong). Parmi les bêtes qui parlent à l’imaginaire, le visage glabre du singe, son regard, ses gestes, ses mains, sont plus familiers. Des mains fermes d’athlètes. Dans certaines grandes cités comme Bénarès, ils sont toujours perchés sur les murs et les toits ou dans les jardins des temples où ils dévorent les fruits laissés en offrandes. Le degré de civilisation se mesure à la capacité de vivre avec les animaux sauvages ; l’altérité va bien au-delà du cosmopolitisme. Dans les cultures issues du monothéisme, c’est tout autre chose. L’animal, comme le reste de la terre, est un don de dieu, un produit de la parole, un jardin, une réserve de viande. L’Homme est la Créature à qui tout est du pour autant qu’il obéisse aveuglément à son Créateur. A partir de là, il est difficile de se projeter dans un univers qui ne gravite pas autour du nombril ou de l’estomac humain. La culture s’invente ici à travers la domestication des corps, des instincts. L’occident aménage une nature sur mesure subordonnée à ses représentations idéologiques et économiques. Loin de leurs milieux d’origine et dans une civilisation qui impose sa suprématie militaire, technique et économique à l’ensemble du monde vivant, les simiiformes sont des objets de curiosité, d’études, d’amusement. Des produits exotiques. Des miroirs déformant. Au XVIIIème siècle se développe le genre pictural satyrique des Singeries. Anticipant les théories de Darwin, des artistes pointent le lien de parenté honteux qui nous attache au singe plutôt qu’à la côte d’Adam. L’univers de La planète des Singes de Pierre Boulle est en germe dans les dessins de Christophe Huet. A mesure qu’ils sont enrôlés dans le langage scientifique sous les noms d’Orang-outan, de Pithèque, de Gibbon, de Babouin, de Mandrill, d'Ouandérou, de Lowando, de Guenon, de Macaque, de Patas, de Malbrouck, de Bonnet-chinois, de Mangabey, de Mone, de Callitriche, de Moustac, de Talapoin et de Douc, ils remplacent les humains dans leurs costumes, dans leurs fêtes, dans leurs activités quotidiennes. Puisés dans les Histoires naturelles de Buffon, les singes de l’ancien ou du nouveau monde poussent des brouettes, puisent de l’eau, cuisent le pain, jouent du violon, font des courbettes. Dans le lot, la figure du singe-peintre, qu’on retrouve aussi chez Chardin, est une trouvaille. Les simiens sont remarqués pour leurs talents mimétiques. Comme l’artiste, ils sont capables d’imiter le comportement humain et de s’en amuser. Une rencontre se produit. Etre peintre ou acteur, c’est singer le monde extérieur. Rester profondément « autre » en se jouant des apparences. Les modes, les règles, les usages, l’Histoires, les histoires, sont de simples trames sur lesquels broder ou danser. L’enjeu est ailleurs. A travers les apparences, c’est autre chose qui passe. Un tremblement. Une vibration. Une touche. Une coulure. Une couleur. Un geste. Une expérience. Un cri. Un grognement. Une matière. Un signe vivant. Le signe non verbal d’un rassemblement entre les êtres artificiellement nommés et séparés. Les nomenclatures d’espèces et la théorie de l’évolution ont intégré les hommes à la famille des grands singes depuis plus d’un siècle. Mais l’humanité a beaucoup de difficulté à se vivre en tant que singe. Il faudrait pour cela s’accorder avec un milieu vivant totalement délaissé et saccagé par l’addiction mondialisée à des formes de productions orientées par la seule logique du profit. Même si la grande majorité des humains n’en ramasse que des miettes ou le plus souvent rien du tout. Appauvrie dans l’ensemble, elle n’est paradoxalement pas prête à renoncer à l’exploitation. L’art ne peut stopper physiquement les massacres. Mais une grande partie des choses se joue sur le plan de la représentation. Il est parfois possible de fêler cet égo surdimensionné qui fantasme l’humain comme « maître et possesseur de la nature ». Entrebâiller les portes du zoo humain et entendre le singe sous son vernis d’homme : « J’ai besoin d’arbres, de fruits hors champ que je peux prendre sans payer, de temps, d’eau potable, d’espace sans route et sans frontière, de jeu. Vous prenez trop de place, les hommes ! Fermez un peu vos gueules. Arrêtez de planter des drapeaux sur le moindre bout de territoire. Apprenez à vous faire plus petits, à vous glisser sous les feuillages, à trouer les grillages. Subvenez vous-mêmes à vos besoins. Servez-vous de vos crocs, de vos griffes, de vos yeux, du flair et de l’ouïe que vous avez reçus gratuitement en naissant. Foutez la paix au loups et aux sangliers. Laissez passer les colonies de fourmis et les vers de terre. Laissez pousser l’herbe sur les parkings. Vivez sans pétrole et sans uranium. Arrêtez de vous gaver et d’accumuler, de vous laisser bluffer par le moindre gadget technologique. Auto-organisez vous. Reprenez votre autonomie. Marchez sur vos pattes, la tête sous le ciel – vous avez l’air de quoi, là, à rouler dans des boîtes de conserves et à baver derrière vos écrans ? Et surtout ne vous prenez pas autant au sérieux ! ».
Cyril Jarton
Texte du communiqué de presse, SIMIFORME, exposition collective, Marseille, 28/08-08/10/2020
Informations pratiques: http://sarahventuri.org