Des cartons, encore quelques cartons, on n'en finit jamais, deux ou trois cartons dont le contenu a été amassé, à la va-vite, dans des sacs de supermarché – alors que je n'ai plus de sacs de sacs, nulle part – et qui vont essayer de me tirer quelques larmes, je le sais, depuis tous ces cartons transportés, du temps où tout ce que je possédais tenait dans ma petite voiture commerciale, je le sais qu'ils vont tenter de me faire pleurer, ceux-là plus que tous les autres, mais je n'ai plus de larmes non plus et, si presque tout entrerait toujours dans ma voiture, ça n'a plus beaucoup de sens, puisque je ne sais plus où aller. C'est que la maison a été vendue. La maison de famille. Celle dans laquelle mes parents, mes sœurs et moi avons vécu la plus grande partie de nos vies. La demeure de nos jeunesses. Je croyais que ça allait être la Cerisaie ; j'avais peur que nous nous déchirions ; je ne savais pas au juste dans quel camp me situer, celui de la grandeur passée ou l'autre, le moderne, le sonnant et trébuchant ; ça s'est passé en douceur. Les femmes ont tout géré. Ça a commencé par un petit mot dans la boîte aux lettres. Des gens du village, des jeunes, qui cherchaient un meilleur refuge pour leur petite famille. Et, en quelques mois, l'affaire été conclue, actée. C'est le jardin qui me manquera le plus. Un très grand et très beau jardin, fleuri, boisé, planté, auquel on accède par une allée monumentale formée d'une rangée de peupliers, d'un côté, et de pommiers, au bord d'un talus « remarquable », de l'autre ; et que surmonte la vaste terrasse en bois – le tout soigneusement pensé, tondu, semé, entretenu, durant plus de quarante ans par mon père et ma mère. Un travail titanesque. J'y ai passé quelques-unes des plus belles heures de mon existence. Quelques-autres très sombres. Et je me souviens encore avoir travaillé, enfant, dans le champ qui n'était alors qu'un champ, en chantant avec ma mère, à genoux – tout est dans « l'Ail des Ours. » Comme si ce jardin avait le secret de la lumière et, quand je suis revenu vivre là, malgré moi, après toutes ces années, nous nous posions presque tous les soirs, au coucher du soleil, muni d'un verre de vin, sur des chaises en plastique, avec ma mère, pour profiter du « rayon du soir », qui outrepassait la frondaison, et qui était, presque tous les soirs, au rendez-vous. Mais tout ça est déjà lointain – le champ comme les jeux, les cris de joie comme les pleurs, les chants comme le silence. Des cartons, donc. Le contenu de deux ou trois cartons. C'est ce qu'il me reste de plus précieux. Avec la toujours bonne entente familiale. Je vais encore essayer de profiter de la seconde, au printemps, avant la cession définitive, et le changement de propriétaires, puisque le printemps s'annonce radieux, et je garde les affaires qui ont échappé aux différents tris, aux multiples ménages, aux désirs d'autodafé, dans ces cartons, dans le placard de ma chambre, pour plus tard. Mais, je n'ai pas pu m'empêcher d'y jeter un œil. Déjà. Et je suis tombé sur le long compte-rendu d'un livre, lu il y trente ans, à l'occasion d'un oral de méthodologie, à une époque où j'incarnais ce personnage aussi brillant que mystérieux, aussi séduisant que taciturne, aussi libre que timide. Ce livre, qui m'avait beaucoup marqué, je l'ai racheté récemment – comme d'autres avant – pour le relire. C'est « Idiots de Village » de Margarita Xanthakou, sous-titré « Conversations ethnopsychiatriques en Péloponnèse » - une série de portraits et de dialogues avec de véritables idiots de villages, dressés par l'auteure dans la Grèce de son enfance, entre 1975 et 1980 – et paru aux Presses Universitaires du Mirail, dans la collection « Chemins Cliniques. » Que de chemin parcouru. Ainsi va la vie. J'attends beaucoup de ces cartons. Mais le printemps et le jardin d'abord. Puisque c'est bientôt fini.
Pourquoi lire des livres de jeunes lorsque l'on peut relire des chefs d'oeuvre de jeunesse ?
Ici, avec le printemps, la vie a repris le dessus. Entre les cars d'écoliers et de collégiens, en visite au Musée du Loup ; les clients curieux qui viennent goûter à la cuisine du nouveau Bistrot ; les villageois qui sortent de la léthargie hivernale ; et les enfants et leurs pétards : ça en fait du monde. Comment dire ? En une phrase. Dehors, la colère gronde, les hommes et les chiens se lâchent ; les hormones, probablement.
Avant, pour rire ou plus sérieusement, lorsque l'on allait à la rencontre d'un écrivain, dans une librairie, pour quêter une dédicace, on avait coutume de dire : « c'est pour ma mère. » Aujourd'hui, lorsque l'on écrit et qu'on publie un livre en auto-édition, on dit aussi : « C'est pour maman... »
La meilleur façon de vivre une vie romanesque, c'est toujours de lire des romans.
Un lit électrique. Deux tapis. Un fauteuil. Quelques verres, des tasses. Un miroir. Trois ou quatre cartons. Et voilà.
Santangelo